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Le travail

 

Le travail serait-il une de ces réalités de l’expérience humaine auxquelles on se met à réfléchir lorsqu’elles deviennent problématiques, qu’elles se transforment ou qu’elles viennent à manquer ?

 Un état des lieux ambivalent

Depuis quelques années, le travail fait l’objet d’une multitude de publications, de sorte que nul n’a besoin d’être prophète pour comprendre qu’il est au centre de tensions importantes, aujourd’hui, dans la société française. En revanche, ce n’est pas (encore) un sujet de publication fréquent dans le champ théologique, ce qui peut amener à s’interroger sur cette absence. D’un côté, c’est normal : l’acte théologique, tel que nous le comprenons ici, vise à opérer la relecture et l’interprétation de l’expérience humaine. Il est donc naturel qu’il vienne après coup, dans un second temps – à moins que l’on soit habité de la nostalgie d’un temps où la pensée théologique et ecclésiale dictait au monde ses normes et ses valeurs, que chacun était appelé à appliquer, faisant du même coup l’économie de la réflexion théologique personnelle, justement.

Il arrive que l’on se tourne vers le théologien dans un élan de ce type : « Dites-nous ce qu’il faut croire ». Si la demande fait apparaître une inquiétude à recevoir comme légitime, l’avis attendu doit-il prendre la forme d’une réponse normative ? On pourrait le penser à la lecture d’un titre tel que celui-ci : « Crise de sens dans le travail : la réponse des Réformateurs » (Michaël Gonin, dans Hokhma 113, 2018).

D’un autre côté, à l’exception de quelques articles, dont celui que je viens de citer, l’absence relative de reprise théologique des débats sur le travail pourrait indiquer une difficulté à sortir des schémas de pensée classiques et à intégrer les questions économiques et sociales actuelles, mais aussi, c’est à craindre, une déconnexion de la pensée théologique, qui peine à être aux prises avec les questions posées à la société dans son ensemble. Toutefois, l’empressement avec lequel on se précipite sur les questions environnementales, a contrario, suggère que ce diagnostic est erroné. La publication, dirigée par Frédéric Rognon, d’un petit outil de réflexion (Mon travail et moi : parlons-en !, Lyon, Olivétan, 2019), indique que l’on commence à s’emparer de la question. L’Église protestante unie de France a d’ailleurs largement diffusé cet opuscule.

Certes, il existe des raisons objectives à la lenteur de réaction et au faible taux de publication sur une question spécifique : les théologiens protestants francophones sont peu nombreux et, de plus, ne bénéficient pas de conditions de travail analogues à celles de chercheurs du CNRS, par exemple. Je prie le lecteur de ne pas prendre cette remarque pour une complainte, elle ne fait que signaler la part modeste de la théologie, en regard d’un champ couvert par de nombreux chercheurs dans diverses disciplines.

Réalité humaine complexe, le travail est un objet d’étude abordé sous une variété de points de vue et de démarches. Nous allons en évoquer quelques-unes, en signalant des publications récentes, de manière à donner un aperçu des débats.

L’évolution de la technologie, l’essor de la numérisation et l’avènement de l’intelligence artificielle ont pour effet que la part que le travail des êtres humains prend dans la production de biens de consommation se réduit. Certaines prévisions – très discutées par ailleurs – annoncent une diminution drastique de l’emploi industriel. On n’hésite plus à parler de nouvelle révolution (industrielle, numérique), qui, pour certains, marque la fin du travail : l’homme de demain sera une personne sans emploi.

Tel est, par exemple, le propos de Raphaël Liogier dans son livre Sans emploi. Condition de l’homme postindustriel (Paris, Les liens qui libèrent, 2016). Reprenant à son compte cette prévision, il propose de s’en réjouir et de s’orienter vers d’autres finalités. Paru au début de la campagne présidentielle de 2017, l’ouvrage prend notamment position pour un revenu universel, qu’il intitule revenu d’existence. On se souvient que cette proposition avait été avancée par certains candidats à l’élection.

On aura noté une allusion au titre de Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, qui n’est pas le fruit du hasard. La philosophe y opère la distinction entre travail et ouvre, qui est reprise par de nombreux auteurs contemporains, dans le sens où, comme chez Liogier, la quête de sens et de valeur de l’activité humaine ne passe plus prioritairement par l’emploi, par le travail, activité souvent perçue comme répétitive et abrutissante – à l’image du film Les temps modernes de Charlie Chaplin –, mais par diverses formes d’action, de créativité et de contribution au bien commun, c’est-à-dire, dans les termes de Arendt, l’œuvre.

Cette approche se combine parfois avec une vision négative du travail. Liogier souligne du reste l’étymologie latine du terme français, tripalium, qui évoque la torture… Le travail serait une forme de malédiction, génératrice de souffrance, dont on gagnerait à se libérer. D’autres auteurs adoptent une telle vision et la communiquent au travers de titres choc, tels David Graeber, Bullshit Jobs (Paris, Les liens qui libèrent, 2019 ; anglais 2018) ou même James Livingston, Fuck Work ! Pour une vie sans travail (Paris, Flammarion, 2018 ; anglais 2016). Je me permets de signaler, toutefois, que la vulgarité de ce dernier titre est le fait (assumé) du traducteur et de l’éditeur français. Le titre original en anglais pourrait être traduit ainsi : En finir avec le travail. Pourquoi le plein emploi est une mauvaise idée.

On peut sans doute relire cette vision négative comme une expression contemporaine du thème traditionnel de l’aliénation. Dans la perspective marxiste, le travail est le lieu d’un rapport de force qui conduit à l’aliénation de l’être humain représenté par les classes laborieuses. La distinction entre travail et œuvre peut être vue comme une tentative de résoudre cette tension. Mais on pourra se demander s’il s’agit d’abandonner le travail pour restaurer la capacité d’être à l’œuvre, ce qu’envisagent les auteurs ci-dessus, ou de retrouver un sens du travail, l’œuvre qui le sous-tend. À l’origine, la critique de Marx formule l’idée que l’aliénation réside précisément dans le fait que le prolétaire n’a plus accès au résultat de son travail, qu’il en cède le bénéfice économique mais aussi symbolique, qu’il est dessaisi de sa valeur.

Dans une perspective opposée, d’autres auteurs estiment que les grandes mutations économiques et sociales voient naître de nouvelles formes d’activité, de nouveaux métiers, et que les perspectives d’emploi sont au contraire favorables – à condition de modifier ce qui doit l’être, en particulier, dans le contexte français, le dispositif législatif qui encadre le travail, la formation et le chômage. Ainsi, Nicolas Bouzou, dans Le travail est l’avenir de l’homme (Paris, éditions de l’Observatoire, 2017), prend le contre-pied du point de vue négatif et voit dans le travail un lieu d’émancipation et de réalisation, au service de la construction du monde. Il en appelle à une transformation profonde du cadre légal, principal responsable, dans sa ligne clairement libérale, du chômage endémique que connaît la France.

Dans une autre direction, Thomas Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer (Paris, Seuil, 2018), engage à résister aux déconstructions néolibérales et à la tendance à l’ubérisation, tout en développant résolument de nouvelles manières d’envisager les relations de travail. À son grand regret, cet économiste de gauche doit admettre que c’est dans le monde de l’entreprise elle-même et dans le domaine du management qu’émergent les idées et les pratiques les plus novatrices de collaboration, de respect des personnes (le care) et de participation à la construction commune.

Le travail est l’objet de profondes mutations. Elles sont de plusieurs ordres, et suscitent des lectures contrastées. Il ne suffit plus de dire que le contrat social subit les effets de la mondialisation et qu’il est la cible privilégiée des assauts répétés de la doctrine économique néolibérale, même si, pour un certain nombre d’observateurs, c’est effectivement le cas.

Alain Supiot, dans sa leçon de clôture au Collège de France, Le Travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXè siècle (Paris, Collège de France, 2019), résume ainsi l’enjeu de la situation : « Ce n’est ni en défaisant l’État social ni en s’efforçant de le restaurer comme un monument historique que l’on trouvera une issue à la crise sociale et écologique. C’est en repensant son architecture à la lumière du monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit. Et, aujourd’hui comme hier, la clé de voûte sera le statut accordé au travail. »

Dans un premier temps, j’ai repris des perspectives globales, que des approches économiques, juridiques ou sociologiques peuvent décrire. Il convient également d’adopter un point de vue individuel, en mettant l’accent sur la relation personnelle que l’on peut avoir avec la question du travail, sur l’expérience – ou plutôt la variété des expériences – que l’on peut en faire.

La génération des babyboomers, qui arrive progressivement à la retraite, a commencé son parcours de formation et d’entrée dans le monde professionnel avec la conviction qu’il y aurait toujours du travail. Enfant des Trente Glorieuses, elle vivait dans un monde de croissance – oubliant qu’en même temps une bonne partie de l’humanité s’efforçait de survivre dans une extrême pauvreté. Cette même génération a ensuite connu le chômage. Les générations ultérieures ont un abord différent : trouver un travail ne va pas de soi, et la perspective d’une croissance illimitée est largement remise en cause. Nous vivons désormais dans un monde fini, limité, ce qui vaut également pour l’expérience que l’on fait de l’accès au travail. Entrer dans le monde du travail est un défi difficile pour beaucoup de jeunes gens, particulièrement en France. La possibilité du chômage reste ouverte pour une grande majorité des personnes, et nombreux sont ceux qui ont connu le chômage dans leur trajectoire.

Un autre aspect de la réalité vécue est que l’on n’envisage plus d’acquérir un métier pour le pratiquer sa vie durant. D’une part, cela correspond à la trajectoire effective de nombreuses personnes : elles ont exercé plusieurs métiers et en exerceront encore d’autres qui, pour certains, n’existent pas encore. D’autre part, il faut aussi reconnaître qu’une situation fixée n’apparaît plus nécessairement comme désirable. Beaucoup conçoivent la vie, notamment professionnelle, comme un parcours marqué par des changements et des évolutions, que l’on accueille de manière positive, même si ces modifications peuvent, parfois, occasionner des passages douloureux.

De même, on voit apparaître des profils de personnes qui ne souhaitent pas consacrer toute leur énergie à un emploi, mais qui aimeraient développer une variété d’activités, les unes rémunératrices, les autres moins. Se lier à un employeur unique devient alors un pis-aller, une situation temporaire.

D’une manière générale, il faut parler d’une expérience ambivalente du travail. Il demeure une part nécessaire : travailler n’est pas un choix, mais reste, pour une large majorité de personnes, une obligation pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches. Mais il est aussi le lieu où s’expriment des aspirations profondes, tout en étant également marqué par des souffrances.

Les enquêtes européennes sur les valeurs – qui sont, il est vrai, à recevoir avec prudence – indiquent que l’on privilégie désormais des valeurs d’accomplissement de soi, comme la créativité, le bien-être, l’autonomie, y compris dans le monde professionnel. C’est d’ailleurs un des aspects traités par Graeber, déjà cité, quand il parle de boulots de merde (bullshit jobs) : la perte de sens, l’absence de valeur peut amener des personnes à remettre en cause une position, parfois fort lucrative, et à entamer une reconversion. Certains vantent un retour à l’artisanat, au travail manuel, d’autres se tournent vers des professions qui valorisent le service, les relations humaines.

Dans cette perspective, le pastorat est un bon indicateur : majoritairement, les personnes qui s’orientent vers l’activité ecclésiale ont déjà une expérience professionnelle professionnelle et, pour certains, sont en recherche de plus de sens. On se réjouit, en Église, d’accueillir de nouveaux pasteurs déjà riches d’un parcours varié. En revanche, je m’interroge sur la manière dont on évalue le mouvement inverse. Est-il encore approprié de considérer sur le mode de l’échec et dans le registre de la perte uniquement, le désir manifesté par certains de se réorienter vers un nouveau métier après avoir été pasteur ? Ne vaudrait-il pas mieux se doter de dispositifs facilitant la transition et le retour éventuel, voire un temps de travail partagé entre plusieurs activités ?

Il est un autre pan important de la question qui doit encore être évoqué, c’est celui de la souffrance au travail. Celle-ci peut être structurelle : certaines activités ont un impact durable sur la santé et sur l’intégrité des personnes et de leur environnement relationnel. On voit bien que la reconnaissance de la pénibilité est un enjeu majeur des tensions générées par le projet de réforme des retraites.

Le cadre et les relations de travail sont aussi le lieu de tensions, d’agressions et d’abus de toutes sortes. Elles peuvent être le fait d’individus, mais aussi du management, comme l’a montré la récente sanction judiciaire de la direction de l’opérateur historique de téléphonie. Pour certains, la fonction des ressources humaines d’une entreprise est d’organiser l’exploitation maximale des personnes, sans souci d’exigence éthique, alors que cette dernière est un sujet de recherche et d’enseignement en plein développement dans les écoles économiques et managériales.

Les excès du management sont dénoncés au sein même des milieux intervenant en entreprise, comme le font par exemple Nicolas Bouzou et Julia De Funès, La comédie (in) humaine. Comment les entreprises font fuir les meilleurs (Paris, éditions de l’Observatoire, 2018). Ces auteurs dénoncent des pratiques, en particulier de la part de consultants en entreprise – dont ils font par ailleurs eux-mêmes partie – qui non seulement se font au détriment des personnes, mais se révèlent en plus être dommageables pour l’entreprise elle-même, dans la mesure où un management inadéquat a pour effet d’inciter ceux qui sont les plus mobiles, et souvent les plus performants, à changer d’employeur.

La réalité indéniable est que bon nombre de contemporains expriment une souffrance en lien avec leur travail. Harcèlement, épuisement, perte de sens, absence de respect recouvrent des phénomènes qui peuvent avoir un impact considérable sur la santé, l’équilibre personnel et les relations familiales et sociales. En creux, peut-être cela révèle-t-il, paradoxalement, les fortes attentes dont on investit le champ professionnel, en termes d’épanouissement et de reconnaissance. Le sentiment de précarité, de vulnérabilité, d’emprisonnement est d’autant plus intolérable.

Par cette remarque, je n’entends pas minimiser le phénomène. Le monde du travail est traversé de situations de violence inacceptables, qui doivent être dénoncées et combattues comme telles, en recevant d’abord, inconditionnellement, le témoignage de ceux qui les subissent.

Quelle reprise théologique peut-on proposer de la problématique du travail ? Je le ferai en trois temps. J’évoquerai, d’abord, quelques aspects bibliques, à partir du récit de la Création de Genèse 2 et 3. Je reviendrai, ensuite, sur l’apport des réformateurs du XVIè siècle. Enfin, je proposerai un point de vue sur quelques enjeux contemporains.

  Approches bibliques

Le second récit de la création de l’être humain, en Genèse 2, exprime clairement que le travail fait partie du projet divin et de la condition humaine : Dieu place sa créature dans le jardin, pour qu’il cultive la terre et la garde (Gn 2, 15). Ce verset est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions dans le contexte environnemental qui s’impose désormais à tous. On redécouvre que l’être humain n’est pas propriétaire, mais intendant du monde créé. Il me semble utile de signaler que dans la perspective de ces textes fondateurs anciens, il en va bien d’une capacité à travailler, transformer et habiter la terre. On peut remarquer, avec certains interprètes juifs notamment, que la suite des récits des origines raconte le développement de l’humanité, la découverte de techniques et la construction de villes. Certes, les anciens n’étaient pas en situation de mesurer l’effet de destruction qui accompagne un développement illimité.

De ce premier aspect, je garde l’idée qu’il n’est pas judicieux de cultiver une image essentiellement négative du travail. L’activité, la créativité et la capacité de transformation font partie de l’expérience humaine devant Dieu. Le travail n’est pas à considérer comme un mal nécessaire dont l’être humain serait appelé à se libérer.

En revanche, le récit de Genèse 3 souligne que l’expérience humaine de cette vocation est ambivalente. Après l’épisode du fruit défendu, l’homme, la femme et le serpent sont destinataires de paroles qui portent précisément sur le travail et les relations qu’il génère. Faut-il parler de malédictions ? Ce serait faire bien peu de cas de la suite : Ève est immédiatement appelée mère des vivants (v. 20), les humains bénéficient de la sollicitude divine (v. 21) et se voient confirmés dans leur travail (v. 24). Mais les paroles divines mettent en lumière le caractère ambivalent de l’expérience du travail. L’accent ne porte pas sur le travail proprement dit, mais sur le décalage, l’écart constaté et vécu entre l’effort à fournir et le résultat, marqué par les épines et les ronces, par la sueur d’un labeur ingrat (v. 17-19).

L’engendrement, à travers la figure féminine, est marqué par la difficulté et la souffrance. De plus, les relations entre hommes et femmes sont faites d’attirance et de domination (v. 16). Il me semble que l’on peut, dans notre contexte, élargir cet aspect aux relations humaines dans le travail : expériences de proximité et de conflit, de coopération et de domination.

Enfin, la parole adressée au serpent souligne une hostilité réciproque entre l’animal et l’être humain (entre le serpent et la femme, v. 15). Le lieu même du travail humain, la terre dont la créature est issue (aussi bien l’homme que le serpent) est porteuse d’une menace de destruction réciproque. On pourrait dire que l’ensemble de ce récit configure une tension entre un désir d’harmonie et des expériences de rupture entre la créature et son Dieu, dans les relations entre les personnes, au sein de leur environnement et dans leur activité.

De ce second aspect, je garde l’idée que les textes nous invitent à porter un regard lucide sur l’expérience du travail. S’il est au cœur de la vocation humaine, il est aussi l’occasion de faire l’expérience de l’échec, de l’ingratitude, du conflit et de la souffrance. Entre une vision purement négative et une image idéalisée, la réalité ambivalente constitue l’expérience commune de l’être humain au travail.

Faut-il, dès lors, accepter la longue tradition théologique et ecclésiale invitant à accueillir la part de souffrance comme une juste punition de la faute, l’attitude du croyant étant faite d’obéissance et de soumission ? On préférera à cela une autre ligne d’interprétation, inspirée des prophètes et de la figure du Christ, qui accepte la souffrance humaine, mais la combat également sans relâche, au nom d’une exigence de justice et d’amour.

On rappellera, mais sans développer cet aspect, que les auteurs vétérotestamentaires établissent une limite ferme au travail humain : le septième jour, le travail s’arrête (sabbat). Dans les évangiles, le Christ atteste à de multiples reprises que cette règle est à comprendre comme une protection de l’intégrité humaine.

  La lecture réformatrice

Les Réformateurs du XVIè siècle s’inscrivent dans un mouvement qui voit la vie religieuse sortir des monastères. On pourrait résumer l’évolution par un double mouvement : abolition d’un domaine sacré, dans un sens, par la contestation de la distinction entre le clergé et le peuple, entre état religieux et état laïc, mais spiritualisation et sanctification de toute la vie humaine et en particulier du travail, dans l’autre sens.

Luther joue sur la racine du mot Beruf, métier, qui contient la notion d’appel (Ruf). Il souligne ainsi que l’exercice d’une profession profane est un lieu spirituel, que c’est dans l’activité humaine ordinaire, au service de la société et du bien commun, que chacun est appelé à accomplir sa vocation chrétienne. Je ne développe pas ici ce point, qui est, il me semble, bien connu. En revanche, je reviendrai sur la notion de vocation, qui reste importante mais doit être modulée.

Calvin, pour sa part, insiste sur le fait que comme toute la vie ordinaire, le travail est un lieu par excellence de sanctification, de vie chrétienne, c’est-à-dire, dans la perspective du réformateur, la recherche constamment renouvelée, jamais aboutie, de conformer sa vie aux exigences de justice et d’amour, par laquelle le croyant manifeste concrètement la confiance placée en Dieu. Caroline Bauer, qui a consacré sa recherche doctorale à la question du travail chez Calvin, indique bien que le travail n’a pas sa finalité en lui-même, mais qu’il est au service de l’échange fraternel, dans lequel on ne saurait dissocier le matériel du spirituel. Le travail est donc marqué par une éthique de responsabilité (voir sa contribution au forum « mon travail et moi », sur http://montravailetmoi.org. Ce forum est à l’origine de l’opuscule piloté par F. Rognon, déjà cité).

 De quelques enjeux contemporains

Pour reprendre aujourd’hui les notions réformatrices que je viens d’évoquer, il me paraît nécessaire de les réinterpréter dans un contexte contemporain. La vocation ne s’exprime plus forcément de manière statique, dans le fait de trouver le métier auquel on est appelé. Elle gagne à être comprise comme un processus dynamique, en relation avec une compréhension évolutive de l’être humain : nous nous voyons nous-mêmes comme des personnes en évolution, en développement, en croissance dit-on parfois. On peut relier l’idée de vocation à la quête d’une activité qui ait du sens, ou à la quête d’un sens dans son activité. Parler de vocation, c’est donc entrer dans un processus d’interprétation de son expérience et de sa trajectoire professionnelle. C’est aussi permettre un regard à la fois critique et amical sur sa propre activité et sur ce qui la motive : comment ma vocation évolue-t-elle, et comment puis-je me comprendre dans mon activité en m’appuyant sur une notion qui invite à un décentrement, devant une instance tierce, un Coram Deo, un « devant Dieu » qui interroge à la fois ma propre posture et celle de l’organisation au sein de laquelle je suis à l’œuvre ?

La notion de vocation est également à élargir pour pouvoir intégrer d’autres aspects que le seul travail rémunéré, sans pour autant dévaloriser l’activité professionnelle. Comme le soulignent beaucoup d’auteurs, la contribution au bien commun passe par de nombreuses voies, notamment par le bénévolat, mais aussi par les responsabilités assumées à l’égard des proches et dans la vie sociale ordinaire. Toutefois, j’estime inapproprié d’opposer rémunération et reconnaissance.

L’accueil inconditionnel accordé à chacun, selon la conviction centrale de la foi chrétienne, n’abolit pas le besoin de reconnaissance sociale. Au contraire, la grâce première reçue de Dieu engage à lutter pour la reconnaissance de chaque personne, dans les diverses formes de contributions au bien commun, qu’elles soient rémunérées ou bénévoles, organisées ou informelles, durables ou ponctuelles.

Au plan mondial, la tradition réformée contemporaine met un accent particulier à réinterpréter la catégorie de la sanctification en termes d’exigence de justice politique, économique, sociale et, désormais, environnementale. Le travail, comme l’activité humaine en général, est à la fois le lieu où l’on fait constamment l’expérience de l’incomplétude, de la fragilité et de la faillibilité humaines, et le cadre donné pour une recherche permanente de plus de justice, de respect et de reconnaissance. Accepter la faiblesse humaine ne saurait se traduire par la soumission à des ordres injustes. La vocation prend ici la forme d’un appel constamment renouvelé à plus de qualité, mais aussi à plus de justice et de reconnaissance. En France, le mouvement du christianisme social, né il y a un siècle environ, portait déjà les prémisses de cette orientation.

Enfin, il me paraît essentiel d’intégrer dans une réflexion sur le travail les notions de vulnérabilité et d’interdépendance. La vie professionnelle est précédée et suivie de longues périodes où l’on ne travaille pas et durant lesquelles, de la prime enfance à la grande vieillesse, en passant par les études et la retraite, on dépend, parfois de manière déterminante, de l’action d’autrui. La première et la dernière expérience que je fais du travail, c’est celui dont je suis le bénéficiaire. De plus, pour beaucoup, la vie active elle-même est ponctuée de périodes de fragilité, de transition, de vulnérabilité. L’ensemble de la vie humaine ne saurait être soumis aux seuls critères de performance, mais la qualité de vie des uns et des autres dépend aussi de la qualité du travail de certains et de l’esprit dans lequel tous sont à l’œuvre.

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot   » « Le travail, c’est la santé. Ne rien faire, c’est la conserver »

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À propos Nicolas Cochand

est ministre de l’Église Protestante Unie de France. Docteur en théologie, il enseigne la théologie pratique à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris).

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