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Que veut dire « être sauvé » aujourd’hui

 

Soyez sans crainte, car voici, je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur ; et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. »

Ce message de l’ange aux bergers selon Luc 2,10-12 – que nous aurons l’occasion de réentendre dans les semaines qui viennent – contient en son centre un concept clef : celui de « Sauveur », sôter en grec. Ce titre donné à l’enfant Jésus est tout de suite mis en lien avec d’autres titres, « Christ » et « Seigneur », qui soulignent qu’en ce Sauveur, l’attente messianique du peuple se réalise, si bien que cette nouvelle de l’ange est « bonne », constitue « une grande joie ». Il est important aussi que cette naissance ait lieu dans « la ville de David », car le Messie doit descendre du roi David.

Mais ces titres de gloire contrastent avec la condition de celui auquel ils sont attribués : « un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire ». Ainsi, le paradoxe caractérise ce Sauveur dès sa naissance, et jusque dans sa mort comme « Messie crucifié » (1 Co 1,23). Malgré le chant des anges, ce Sauveur n’ouvre pas une ère de gloire lumineuse, mais s’inscrit dans la faiblesse et la finitude des humains.

Le message de l’ange est donc un message bien particulier de salut (sôteria en grec). S’inspirant des racines grecques, la théologie parle de la sotériologie pour caractériser la conception chrétienne du salut. C’est ce qui constituera le thème de cet article : comment faut-il aujourd’hui exprimer cette dimension sotériologique du message chrétien ? C’est qu’elle ne va plus de soi, entre ceux qui la conçoivent de manière très stricte et rigide, et ceux qui ne la trouvent plus guère actuelle et s’en passeraient volontiers…

Il y a pourtant de bonnes raisons de s’atteler à une clarification. La notion de salut joue un rôle essentiel dans la tradition chrétienne et il serait donc problématique de vouloir s’en débarrasser trop vite. D’autant plus que, dans ce que les sociologues de la religion appellent « le supermarché du religieux », les offres de salut abondent : nombreux sont les mouvements religieux ou spirituels qui prétendent en détenir la clef ultime. Il serait donc étrange que la foi chrétienne n’ait rien de cohérent et de réfléchi à dire à ce sujet.

Quelques malentendus, pour commencer…

Certaines connotations spontanées peuvent nous induire en erreur, parce qu’elles prêtent un peu à confusion. En entendant « sauver » et « sauveur », on associera peut-être « avoir la vie sauve, sauver la vie », ce qui crée un lien avec le sauvetage et les sauveteurs, intervenant lorsque des personnes sont en péril de mort. Avec « salut », on associera peut-être d’abord le fait de « saluer », et donc le salut en tant que salutation. Même si ces connotations sont en décalage, elles constituent tout de même, indirectement, des points d’ancrage possibles. Les sauveteurs sont des sauveurs, et notre petit-fils ne cesse de parler des « héros sauveurs », soucieux de les aider à « sauver le monde »… Et si nous nous saluons en disant « salut », on se souviendra qu’ailleurs, on dit salam ou shalom. « La paix soit avec vous » nous rappelle ainsi que « salut » contient une vaste perspective de paix et d’harmonie, que nous souhaitons à celui que nous « saluons ».

Une deuxième source de malentendus est suscitée par le fait de fixer certaines représentations dont la tâche serait d’exprimer une fois pour toutes la signification du salut. Ainsi, pour certains cercles, le principe fondamental reste celui de l’expiation, selon He 9,22 : « sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon », et en déroger, c’est renier l’Évangile (ainsi, la mort sacrificielle du Christ constitue un des fundamentals inconditionnels du fondamentalisme américain). De telles fixations terminologiques comportent le danger d’imposer aux croyants d’aujourd’hui des représentations qui ne sont compréhensibles que dans le contexte antique, et ils devront les accepter sans en saisir le sens.

Par ailleurs, lorsque nous parlons d’être sauvé, la question se pose d’emblée : sauvé de quoi ? Pour le dire autrement : si le salut est une libération, il faut aussi savoir de quelle aliénation celle-ci nous libère. En règle générale, la réponse est donnée par la notion du péché. Mais cela suscite une nouvelle série de malentendus. Que faut-il entendre par là ? S’agit-il d’un péché héréditaire, issu de la désobéissance d’Adam et Ève et plongeant l’humanité dans une « infection », comme pouvait le dire Calvin ? Ou s’agit-il d’un faux-pas, d’un manquement moral, transgressant les dix commandements ? Ou s’agit-il simplement du « péché mignon » affiché sur la devanture de maintes confiseries ?

Et si nous sommes sauvés, l’autre question est de savoir en vue de quoi. Sommes-nous délivrés de la mort, si bien que le salut vaut d’abord pour la vie dans l’au-delà ? Mais ne risque-t-on pas alors de tomber sous le coup de la critique de la religion dévoilant la fausse illusion d’un bonheur futur visant à compenser la misère d’ici-bas ? Et si le salut vaut pour l’ici-bas, comment exprimera-t-on sa dimension radicalement nouvelle ?

Pour la foi chrétienne, un élément essentiel est que le salut ne vient pas de l’être humain lui-même, que celui-ci a besoin de le recevoir. Autrement dit : le salut ne s’instaure que par un Sauveur, celui qui est annoncé par l’ange aux bergers. Mais comment faut-il le concevoir, ce Sauveur ? Est-il l’enfant dans la mangeoire ? Ou l’agneau de Dieu saigné sur la croix ? Ou le Christ en gloire, le pantocrator, maître de l’univers ? Ou encore le maître de morale, nous enseignant l’obéissance à la loi ?

On le voit, les enjeux sont difficiles. Conformément au principe scripturaire des Réformateurs, il paraît judicieux de retourner un moment aux sources, non pas dans l’espoir d’y trouver des solutions toutes faites, mais pour y apprendre les rudiments d’une démarche sotériologique.

Jeux de langage sotériologiques dans le Nouveau Testament

Par ses connotations avec l’hébreu shalom, la notion grecque de sôteria reçoit une signification très globale : il s’agit d’un état de bonheur et d’harmonie pour tous les êtres humains dans leur cadre de vie communautaire, social et naturel. Il ne s’agit pas d’un salut limité à un secteur restreint, que ce soit celui de la vie après la mort, ou encore celui de l’âme, à l’exclusion du corps. Le salut touche à l’entier de la réalité humaine, et vise précisément à une intégration des différents aspects dans ce qui constitue l’être humain dans son être même. C’est cela qui est en jeu lorsque Jésus-Christ est proclamé comme Sauveur.

Comme l’a bien montré Rudolf Bultmann dans Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques (cf. le dossier dans Évangile et liberté, N° 307 de mars 2017), la situation à la fin de l’Antiquité est relativement comparable à la nôtre : dans un monde devenu étranger, une multitude de doctrines du salut rivalisent entre elles. Dans ce contexte, les premiers chrétiens doivent donc se demander – comme nous – comment il faut parler de l’événement de Jésus-Christ, comment il faut proclamer ce dernier comme Sauveur ?

Les textes du Nouveau Testament l’illustrent bien : ces premiers chrétiens vont se mettre à l’écoute de leurs contemporains et utiliser ce qu’on pourrait appeler des « jeux de langage » plus ou moins répandus dans le monde ambiant et qui leur permettent de formuler à leur manière le salut fondé en Jésus-Christ. Ils n’effectuent pas de fixation sur un seul langage, mais en utilisent plusieurs, qui s’entrecroisent parfois, comme c’est le cas chez l’apôtre Paul. Donnons ici quelques exemples, librement inspirés par les réflexions sotériologiques dans les textes néotestamentaires, inscrits dans des contextes divers.

Il semble bien que la notion de sôter, même si elle a des racines dans l’Ancien Testament, soit surtout reprise des religions à mystère grecques et des mouvements gnostiques : on y raconte comment une divinité vient partager la condition humaine pour apprendre aux êtres humains à détacher leur être véritable de ce monde d’ici-bas, pour regagner leur patrie céleste, leur véritable destination. Le sôter chrétien, lui, ne se détourne pas de la même manière de ce monde d’ici-bas, mais appelle plutôt les croyants à y vivre pleinement leur mission.

Nous avons déjà cité plus haut le principe fondamental du langage de l’expiation : « sans effusion de sang, pas de pardon ». Ce langage s’inspire de la pratique sacrificielle juive et entreprend de l’appliquer à la figure de Jésus-Christ. Le sang est principe de vie, et en le faisant couler par-dessus l’arche de l’alliance, on rétablit la relation vivante entre le peuple et son Dieu, qui avait été perturbée par la révolte et la désobéissance. En chargeant le bouc des péchés du peuple pour l’envoyer ensuite mourir dans le désert, on « ôte les péchés du monde » et on fait revivre le peuple, en le libérant de ce poids. Ce sont de telles représentations qui conduisent à considérer Jésus-Christ comme l’agneau immolé, expiant les fautes des humains, afin d’offrir le pardon de Dieu. Son sacrifice est tel que l’épître aux Hébreux peut même dire qu’il dépasse tous les sacrifices et qu’il est donc le dernier, rendant superflu tout nouveau sacrifice.

Un autre langage communément utilisé est celui du rachat. On parlera alors de Jésus-Christ comme du rédempteur, et de son œuvre comme d’un acte de rédemption (cette terminologie vient du latin redimere, « racheter »). Certes, cette notion a elle aussi des antécédents vétérotestamentaires, mais elle est également associée à la possibilité, dans la société antique, de racheter par une somme d’argent la liberté d’un esclave. C’est pourquoi ce langage rédempteur implique l’interprétation du péché comme d’un esclavage subi par l’être humain et dont il espère être libéré. Par le rachat, l’esclave du péché devient esclave de la justice (cf. Ro 6,17 secondes), cette transformation étant source d’une vie nouvelle.

Par le péché et son enfermement, une ombre de mort se répand sur la vie des humains. C’est la raison pour laquelle un autre langage sotériologique est celui de la victoire sur la mort. Ainsi, au terme du chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, Paul peut s’écrier : « Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? » Une manière privilégiée d’exprimer cette victoire sur la mort est d’utiliser la symbolique du baptême : « Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous menions aussi une vie nouvelle. » (Ro 6,4)

Dans son épître aux Romains, l’apôtre Paul entreprend d’exprimer la signification sotériologique de la foi chrétienne avec le thème de la justice. S’adressant à des destinataires de provenance juive, il s’inspire de la figure d’Abraham : Abraham crut en Dieu, et cela lui fut compté comme justice aux yeux de Dieu, dit le livre de la Genèse. Cela vaut aussi pour les croyants, descendants d’Abraham, souligne Paul : ils ne doivent pas se justifier devant Dieu par leurs œuvres, se glorifiant de ce qu’ils réalisent par leurs propres forces. Cette justice propre a été réduite à néant dans la parole de la croix, et c’est donc en se reconnaissant comme impies et en implorant la seule grâce de Dieu qu’ils obtiennent leur justice, justice passive et non active, comme le faisait remarquer Luther au XVIe siècle. Cela conduit Paul à donner cette belle définition de l’être humain : il est cet être « justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi » (Ro 3,28).

Considérons encore un dernier langage, celui de la réconciliation, développé par l’apôtre Paul dans 2 Co 5, dans le contexte d’une communauté corinthienne en proie à des conflits, à des affrontements. Certes, nous pourrions dire que tous les langages évoqués visent à une réconciliation. Mais cela vaut sous des angles divers : ainsi, l’expiation semble viser à apaiser la colère et la punition de Dieu à l’encontre des pécheurs, ce qui pourrait signifier que c’est d’abord Dieu qui doit être réconcilié avec ses créatures. Dans 2 Co 5,18s, Paul inverse la perspective, Dieu étant maintenant celui qui réconcilie, et non celui qui est réconcilié : « Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ […]. Car de toute façon, c’était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même. » Paul procède à une universalisation : non seulement la communauté de Corinthe a besoin d’être réconciliée avec elle-même et avec Dieu, mais aussi le monde tout entier.

Au terme de ce petit parcours, une conclusion s’impose : quelle richesse, quelle imagination dans la tâche de dire le message de salut ! Dans différents contextes de communication, ce sont différentes interprétations qui sont déployées, portées par le souci d’atteindre les destinataires dans ce qu’ils vivent, dans ce qui les habite. Qu’en est-il advenu dans la tradition ? Le travail sotériologique de la tradition, au fil des siècles

Le travail sotériologique de la tradition, au fil des siècles

L’histoire de la théologie chrétienne s’étend sur de nombreux siècles et dans différentes cultures, et elle prend ainsi, à chaque fois, des contours variés. Ainsi, la réflexion théologique a marqué les différentes époques, mais elle en a aussi subi les influences, néfastes ou positives. Sous l’angle du thème qui nous intéresse, le travail des théologiens (et plus récemment des théologiennes !) a donc été très diversifié. Il n’est possible que d’en esquisser quelques traits, sans aucune prétention à l’exclusivité.

Un des éléments les plus marquants de cette histoire a été, au XIe siècle, une fixation sur le motif de l’expiation qui restera dominante à travers de nombreux siècles. Nous la devons à Anselme, archevêque de Cantorbéry, dans son ouvrage Pourquoi Dieu s’est fait homme. Sous l’influence des rapports médiévaux de vassalité, il conçoit la relation entre Dieu et les humains comme une relation d’honneur : le péché des vassaux humains a blessé l’honneur du suzerain Dieu, qui exige réparation, une réparation que les humains, pris dans leur péché, ne sont pas en mesure d’accomplir. Dieu doit donc lui-même devenir homme, en son Fils, pour obtenir réparation, en mourant par substitution pour les hommes, expiant ainsi leur péché.

Ce modèle anselmien, extrêmement déterminant pour toute la tradition, a suscité, bien des siècles plus tard, une vive critique de la part du philosophe allemand Nietzsche. Il l’adresse à Paul, mais il aurait été probablement plus adéquat de l’adresser à Anselme.

Se démarquant de ce modèle dominant issu du Moyen Âge, on a cherché au fil des siècles des solutions alternatives. Ainsi, même si les Réformateurs n’ont pas pleinement abandonné le motif de l’expiation, ils ont pourtant redécouvert en profondeur l’épître aux Romains et ont ainsi pu renouer avec le langage sotériologique de la justification par la foi. Mais il est aussi intéressant d’observer qu’au moment d’écrire son petit traité De la liberté du chrétien, Luther s’inspire de la mystique médiévale, présentant le salut en Jésus-Christ comme un « joyeux échange » s’effectuant entre le Christ époux et l’âme épouse : l’époux prend sur lui tout le mal qui pèse à son épouse, tandis que celle-ci reçoit de lui tous les biens qui la rendent bienheureuse.

Dans les temps modernes, la distance avec le modèle de la satisfaction expiatoire va encore se creuser. On s’intéresse de plus près à l’enseignement et à la vie de l’homme Jésus. Ainsi, pour les Lumières, Jésus devient essentiellement un maître et un modèle de morale, enseignant aux humains la bonne voie de l’honnêteté intellectuelle et de la rectitude éthique, tandis que le romantisme du XIXe siècle trouvera en lui un génie du sentiment religieux, élevant l’âme humaine à la communion intime avec l’univers.

La théologie dialectique, qui marque un tournant radical dans la première moitié du XXe siècle, renoue avec la Réforme, tout en s’inspirant, partiellement du moins, de la philosophie de l’existence (Kierkegaard), pour souligner le salut comme une expérience existentielle qui vient bouleverser et réorienter la manière dont l’être humain comprend et assume sa vie quotidienne.

La seconde moitié du XXe siècle est, elle, plus fortement placée sous le signe des théologies politiques et des théologies de la libération, inspirées de près ou de loin par ce qu’on pourrait appeler avec l’École de Francfort « le marxisme à visage humain ». Le langage sotériologique est celui de la lutte contre les oppressions (qu’elles soient de classe, de « race » ou de « genre »), la libération visant à donner aux opprimés un nouvel avenir, fait de dignité et de respect.

Et comment faire aujourd’hui ?

Que nous faut-il constater sur la base de notre périple dans le « dédale » sotériologique ? Même si une longue tradition a tenté d’unifier et de fixer le langage sotériologique, ce qui frappe, c’est d’abord la grande variété des jeux de langage susceptibles d’exprimer le message salvateur, souvent même par résistance à des schémas unificateurs. Il n’est pas possible de faire de cette multiplicité une synthèse qui permettrait de considérer que tel langage précis est celui qui résume à lui seul tout ce qu’il y a à dire. Heureusement, d’ailleurs, car une telle « réduction » serait aussi un énorme appauvrissement.

Si nous voulons faire notre travail sotériologique aujourd’hui, il faudra donc prendre en compte les données de la situation concrète et choisir un certain accent plutôt que d’autres, assumer un choix de langage, ancien ou nouveau, estimé plus adéquat. On peut ainsi estimer que les langages de l’expiation ou du rachat s’avèrent plus difficiles dans un contexte qui ne connaît plus la pratique du sacrifice ou celle de l’esclavage.

Mais on ne sera jamais à l’abri d’un risque interprétatif. La tâche s’inscrit ainsi dans une tension irréductible entre l’exigence d’être le plus possible fidèle au message tel qu’il s’est élaboré chez les premiers chrétiens, et celle de parler de manière pertinente et interpellatrice dans le contexte actuel. C’est ce que j’aimerais tenter de faire dans ce dernier paragraphe, tout en étant conscient des limites imposées à un tel exercice.

Il serait envisageable de se risquer à un jeu de langage nouveau, comme certains ont tenté de le faire : Jésus-Christ le Thérapeute, par exemple, ou Jésus-Christ le Libérateur, ou encore, comme dans une comédie musicale il y a quelques décennies, Jésus-Christ « superstar ». Il m’est arrivé de le faire à partir de figures artistiques, comme par exemple la fille qui danse et chante à midi dans la chanson Sur la place de Jacques Brel, tandis que les humains ferment leurs coeurs déjà trop vieux à cette flamme qui vient les interpeller. J’aimerais ici tenter l’exercice inverse, celui de reprendre un des langages traditionnels pour en explorer le potentiel interpellateur. Je choisis pour ce faire le jeu de langage de la réconciliation, parce qu’il me semble être le plus relationnel dans sa constitution même. En effet, qui dit réconciliation, dit relation : une relation conflictuelle appelée à s’apaiser. Il y a dans le mot « réconciliation » la racine concilio, et donc aussi concilium, qui, comme le grec synodos, marque le fait de cheminer ensemble. C’est ce qu’on souligne en Église en utilisant, aujourd’hui encore, ces termes pour désigner les grandes assemblées ecclésiales.

Ainsi donc, la réconciliation veut rétablir un cheminement perdu, cheminement avec soi-même, avec les autres, avec Dieu et avec le monde. Et quoi de plus adéquat pour dire le salut en Jésus-Christ, lui qui, dans son ministère, n’a jamais cessé d’arpenter les chemins de Galilée, appelant ses disciples à le suivre, à cheminer avec lui, y compris lorsqu’il s’agira de monter à Jérusalem pour une confrontation ultime avec cette piété qui bloque la vie dans le carcan de 613 commandements, de règles de pureté excluant sans pitié ceux qu’elles déclarent impurs et donc intouchables.

N’est-ce pas là précisément l’aliénation du péché, de ployer sous des commandements et des règles qui font que l’être humain se trouve enfermé dans un conflit incessant entre ce qu’il devrait faire et ce qu’il ne parvient jamais à faire, en vue d’être conforme à ce que la loi attend de lui ? Comme si ce faire qui lui échappe constamment était ce qui lui permettait d’être ! Cette tension, cette discordance avec soi-même est exprimée par l’apôtre Paul dans Romains 7 : « Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. » (v. 15) Il m’est donc impossible de cheminer en paix avec moi-même, puisque je suis toujours en conflit avec moi-même.

Cette discordance touche aussi à mes relations avec autrui : elles non plus ne sont pas apaisées, parce qu’elles deviennent un lieu de rivalité et de confrontation, de course incessante à la reconnaissance mutuelle, faite de multiples démarches contradictoires, tantôt d’affirmation de soi et tantôt de soumission, tantôt d’approche et tantôt de repli.

Il en va de même pour la manière dont les humains se comportent à l’égard du monde qui les entoure : animés par une logique de conquête et de possession, se souciant de leur seul profit, ils usent et abusent de ce qui leur a été confié, exploitent et épuisent les ressources, s’étonnant de voir soudain le monde devenir menaçant, incontrôlable, comme le montre à satiété la crise écologique que nous sommes en train de vivre. Comment réapprendre à cheminer avec le monde ?

Et cette discordance qui se répand partout est ultimement discordance avec Dieu, car il a disposé toutes choses pour le bien, il s’est donné l’être humain comme un partenaire, dans un rapport confiant entre Créateur et créature. Mais comme le disait Luther dans la Dispute contre la théologie scolastique : « L’homme ne peut vouloir naturellement que Dieu soit Dieu ; il veut être lui-même Dieu, et que Dieu ne soit pas Dieu. » Que signifie dans un tel contexte la réconciliation en Jésus-Christ ? Par sa vie et son enseignement, il a ouvert un nouvel espace de rencontre permettant aux humains de cheminer ensemble dans une confiance renouvelée. Cette dynamique s’appelait « règne des cieux » ou « règne de Dieu », un salut sous la forme d’un shalom de Dieu. Cette dynamique est demeurée même lorsqu’il a fallu prendre le chemin de la passion et, à la croix de Golgotha, lieu impur par excellence, vivre la confiance en Dieu jusque dans l’abandon ultime, en s’abandonnant à ce Dieu qui abandonne, en criant à lui : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » En mourant ainsi la pire des morts, il a vaincu cette mort paralysante, si bien qu’en elle, où tout s’était arrêté, de nouveaux chemins s’ouvrent soudain. C’est le message de Pâques, conçu comme un message de réconciliation au sens précis de ce terme : en Marc 16, le jeune homme du tombeau vide dit aux femmes que le crucifié n’est plus là où on l’avait déposé. « Il vous précède en Galilée. »

Ce crucifié, on ne l’arrête pas. Il a repris son cheminement de plus belle. Plus en détail, la petite phrase du jeune homme pourrait signifier : « Rappelez-vous, sur les chemins de Galilée, il avait instauré un temps nouveau : des aveugles recouvrent la vue, des boiteux marchent, des sourds entendent à nouveau. Des êtres possédés par des esprits quittent les cimetières pour vivre à nouveau parmi les humains. Une parole est semée et elle germe partout, comme les épis de blé, même dans les ronces. Et avec quelques pains et quelques poissons, on nourrit des milliers de personnes en plein désert. Et les règles trop strictes qui nous étouffent sont renversées : le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Les impurs ne sont plus exclus, on se met ensemble à table, fêtant la communion avec les publicains et les prostituées. C’est tout ça, la réconciliation : cette dynamique de renouveau qui vient habiter vos vies, cette espérance qui vous porte, vous met en route ! Alors, allez-y, repartez sur les chemins de Galilée, car c’est là qu’il vous précède, et vous pouvez le suivre, vous pouvez croître, comme la graine de moutarde en un grand arbre, vous pouvez lever comme la pâte pétrie par la femme, vous pouvez découvrir des trésors en labourant vos vies ! »

À lire l’article de Abigaïl Bassac   » Le salut est dans la foi de Jésus-Christ « 

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À propos Pierre Bühler

Après une thèse de doctorat sous la direction de Gerhard Ebeling, Pierre Bühler a été professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel puis à l’Université de Zurich. Spécialiste de Luther, Kierkegaard et Ricœur, il a travaillé sur l’herméneutique, les rapports entre foi et raison ainsi qu’entre littérature et théologie.

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