La Genèse nous livre, suite à la dispersion de l’humanité naissante après Babel, ce qu’on a pu appeler la « table des nations », à savoir un inventaire des peuples et des États connus jadis. Le tableau est plutôt méditerranéen. La future France n’y figure pas : elle pourra se consoler par l’absence de la future Allemagne. La Genèse dessine son atlas d’une façon patriarcale, donc par filiation. Et là, se dégage pour l’Europe à venir une troisième voie entre Sem et Cham : celle du moins connu et pourtant crucial Japhet. Oui, l’Europe – ou au moins son côté Sud – est « japhétique ». Comme nous concevons cette Europe d’une façon plutôt continentale, nous nous demandons si cette appellation scripturaire lui convient bien.
Les exégètes nous apprennent que l’expression « les îles des nations » est un sémitisme, une tournure propre à l’hébreu. Cela implique que les continentaux deviendraient, par Bible interposée, des insulaires, alors qu’Eretz Israël (la « terre d’Israël »), en bon fils de Sem, demeure par définition terre ferme, et même terre promise.
Comme toujours, la représentation géographique n’est aucunement neutre. Il n’est donc pas impossible que par « les îles des nations », l’hébreu veuille requinquer les Hébreux, en leur montrant que le « Goliath japhétique » n’est qu’un assemblage de pièces détachées incongrues, un ramassis de particularismes nationaux. Soit ! Mais il se peut aussi bien que la Bible, peut-être d’une façon non intentionnelle, nous suggère quelque chose de peu banal avec deux millénaires et quelques d’avance sur ce nouveau continent, devenu entre-temps vieux, qui est le nôtre.
Les férus de politique européenne ont souvent à la bouche, ces derniers temps, des mots tels que « libanisation » ou « balkanisation » pour décrire les avatars récents d’une Union désunie qui héberge les prétendus européens, lesquels s’accommodent plus d’une domiciliation de convenance que d’une identité à partager. L’Union européenne ne se présente-t-elle pas désormais, suite à un crescendo impressionnant de dissonances, comme une terre franche qui assure à ses habitants qu’on ne leur cherchera pas des poux dans la tête, pour peu qu’ils règlent judicieusement leurs quotas ? Face à ses conflits fleurissants, l’Europe se fait archipel plus que continent, Commonwealth plus que défi. Sauver les meubles est une noble mission, certes, mais on peut avoir le sentiment que ces nouveaux équilibres nous éloignent irréductiblement les uns des autres et que la valeur sûre résiduelle encore jouable sur l’échiquier continental soit la résignation, le fatalisme, ou les deux.
Des pays géographiquement proches, et à vrai dire collés, par exemple la France et l’Italie, se retrouvent soudain très soucieux de leurs propres eaux territoriales, comme s’ils s’étaient transformés en chiens de faïence, îles à la dérive, séparées par une étendue d’eau beaucoup moins invitante que la Mer Rouge pour une traversée à pied sec. Oui, à Vienne, à Rome, à Varsovie, à Bratislava et ailleurs, tout le monde ou presque semble vouloir épouser la configuration que la Genèse nous prête. Déjà Winston Churchill définissait la France comme un pays « terriblement insulaire », en témoignant du fait que l’insularité relève plutôt des mentalités que d’une position géographique. Il désignait vraisemblablement par là ce qu’on appelle « l’exception française ».
Mais nous n’en sommes plus là et de nouveaux insulaires font pâlir les anciens. Jean le Voyant, qui rédigea l’Apocalypse sur l’île de Patmos, en vieillard exilé et solitaire, doit se sentir moins seul. Il se peut ainsi que les naufragés de la Méditerranée soient moins le peuple des radeaux qui la traversent à leurs risques et périls, que les peuples, les pays et les nations continentaux, soudainement éclatés comme fils, ô combien non fraternels de Japhet.
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