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Antisémitisme et Sola Scriptura Les liaisons dangereuses de Luther

 

N’ayons pas peur des mots : Martin Luther développa une pensée à propos du judaïsme qui reprend dans ses grandes lignes le discours antisémite prémoderne tel qu’il s’était développé à son époque. Sa seule excuse pourrait consister à ne pas avoir su faire preuve d’originalité dans ce domaine, puisque l’on retrouve les traits principaux de sa vision du judaïsme chez son grand adversaire, l’humaniste Érasme de Rotterdam, dont on fait pourtant volontiers, mais sans doute à tort, l’un des pères de la tolérance moderne. L’affaire semble donc entendue : Luther fut le fils de son temps. Mais est-ce bien tout ? Je ne le crois pas. Il me semble en effet que le problème ne réside pas tant dans le fait que Luther ait défendu des points de vue antisémites, courants à son époque, que dans les liens fort étroits que cet antisémitisme prémoderne entretient avec sa théologie.

 L’antisémitisme de Luther et son histoire

Le débat fait désormais rage en Allemagne, alors même que l’Église protestante allemande (EKD) pensait avoir suffisamment déminé le terrain. De plus en plus de voix s’élèvent en effet pour dénoncer le « culte » dont Luther fait l’objet parmi les protestants allemands alors que les propos qu’il tint à la fin de sa vie au sujet du judaïsme devraient engager à plus de retenue. Un collectif s’est ainsi constitué pour que la Truie juive (une sculpture du XIVe siècle située sur l’un des murs de l’église de Wittenberg [voir l’illustration, ci-dessus]) soit déposée et offerte à un musée-mémorial de l’Holocauste. En mai et en juin de cette année, des manifestations ont même eu lieu six mercredis de suite devant l’église de la ville de Luther pour réclamer la disparition de la truie. Faut-il faire disparaître la truie juive de l’église de Wittenberg, alors qu’une plaque en explique déjà le sens et le déplore ? Historiquement parlant, la démarche est discutable. Ce qui est sans conteste plus gênant, c’est que Luther lui-même s’est volontiers référé à ce monument dans ses écrits contre les juifs. Il écrit ainsi, en 1543 : « Ici à Wittenberg, on peut voir, sur notre église, une truie sculptée dans la pierre. Dessous, se trouvent des porcelets et des juifs qui la tètent. Derrière, se tient un rabbin qui soulève la patte droite de la truie, tire sa queue avec sa main gauche, se penche et contemple avec zèle le Talmud sous la croupe de l’animal, comme s’il y lisait quelque chose d’extraordinaire. Ce qui signale certainement l’endroit où se trouve leur Shem Hamphoras [le nom de Dieu]. »

Pour comprendre la difficulté de la polémique autour de l’antisémitisme de Luther et en désamorcer les aspects les plus contestables, il est important de faire un détour par l’histoire de sa réception. Le problème posé par les textes anti-juifs de Luther est en effet plutôt récent : il date en gros de la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire du moment où l’antisémitisme occidental s’est mué en une théorie raciale et où ses défenseurs ont commencé à inclure des textes de Luther dans leurs anthologies. Mais il faut immédiatement préciser que cet antisémitisme n’est alors pas répandu de manière systématique parmi les protestants allemands. En effet, plusieurs théologiens de cette époque se réunissent dans l’Association pour la lutte contre l’antisémitisme, fondée par le pasteur libéral Friedrich Otto Gräbner (1848-1922), au sein de laquelle on trouve par exemple l’exégète Martin Rade ou l’historien Théodore Mommsen. De même, le Luther « allemand », c’est-à-dire le Luther héros de la nation allemande, ne joue pas à cette époque un rôle aussi déterminant que ce ne sera le cas sous le régime nazi. Ce n’est en effet que relativement « tard », soit à partir du jubilé de 1817 et surtout de celui de 1883, que Luther est inscrit parmi les héros de la nation et de la race germaniques. En 1883 encore, plusieurs auteurs juifs prennent la plume pour saluer en lui un héros de la liberté de conscience et lui attribuer un rôle important dans leur lente reconnaissance au sein de l’Allemagne moderne. Cette image bienveillante de Luther au sein du judaïsme allemand est, elle aussi, le fruit d’une longue histoire, puisque parmi les piétistes luthériens et les représentants des Lumières allemandes, nombreux avaient été ceux qui, pour défendre la reconnaissance du judaïsme, s’étaient fondés sur les écrits du jeune Luther, plutôt ouvert au judaïsme, afin de favoriser l’idée d’une tolérance civile des juifs.

C’est donc surtout avec le nazisme que Luther est considéré comme un véritable précurseur de l’antisémitisme contemporain. Certes, dès la première moitié du XIXe siècle, des personnalités comme le pasteur Ludwig Fischer, de Leipzig, avaient utilisé les écrits anti-juifs de Luther pour mettre en évidence la dimension inhumaine d’une « ethnie » représentant à leurs yeux le « revers » de l’humanité. De telles figures ne constituaient pas, cependant, une majorité au sein du protestantisme allemand et ce pour une raison fort simple : les écrits anti-juifs de Luther n’étaient alors pas accessibles à un public très large. Ce n’est qu’à partir des années 1830 que ces textes se trouvent de nouveau sur le marché du livre, d’abord avec l’édition d’Erlangen des œuvres complètes du Réformateur puis avec celle de Weimar, à partir de 1883 – le volume contenant les « écrits juifs » ne paraît cependant qu’en 1919, donc après la défaite allemande de 1918. Nulle surprise, donc, que Luther fasse son apparition à partir de 1887 dans le Catéchisme antisémite de Theodor Fritsch qui connaîtra jusqu’en 1944 quarante-quatre éditions et sera diffusé à quelque 300 000 exemplaires. On sait qu’Hitler considérait Fritsch comme un de ses précurseurs et il n’est donc pas à exclure que, d’un certain point de vue, les écrits anti-juifs de Luther aient été « un facteur qui rendit possible et même favorisa la Shoah, un moment de cette paralysie mentale de tout courage civil au sein de la population luthérienne », ainsi que le relève l’historien Thomas Kaufmann.

On comprend donc qu’après-guerre, la question de l’antisémitisme de Luther soit devenue un point central des études à propos du Réformateur. Mais il faut souligner que, de ce point de vue, aucun consensus ne fut jamais vraiment atteint, les débats demeurant très nourris jusqu’à nos jours. Certains soulignent ainsi la dimension « anti-judaïque » de la pensée de Luther, n’admettant de reconnaître que la composante religieuse de son opposition au judaïsme, alors que d’autres refusent catégoriquement la distinction entre anti-judaïsme et antisémitisme au profit de la thèse d’un antisémitisme intégral de Luther voire, pour certains, d’un antisémitisme congénital à la confession protestante et au christianisme. C’est ce qui fait que certains historiens n’hésitent pas à voir dans le vote majoritaire des Länder protestants en faveur des nazis en janvier 1933 une conséquence directe de l’enseignement de Luther.

Contre de pareilles amplifications de l’histoire, il faut imposer une complète historicisation des termes. Au XVIe siècle, l’antisémitisme en tant que théorie raciale n’existe pas. Mais il existe bien, en revanche, un antisémitisme prémoderne reposant sur l’idée d’une corruption du sang des juifs se manifestant dans leur prétendue avarice et leur soi-disant mauvaise foi. C’est dans cet antisémitisme-là que les propos de Luther plongent leurs racines : il n’est donc jamais question chez lui d’une « race juive » corrompue et opposée à une « race indo-européenne » pure, mais il est bien fait mention, en revanche, du sang juif et de ses tares. Il est par conséquent trop facile de ne parler que d’une simple opposition religieuse au judaïsme mais il est également exagéré de voir en Luther un antisémite patenté au sens où nous pouvons utiliser le terme à propos des théoriciens nazis.

Un exemple particulièrement parlant de cette empreinte antisémite prémoderne dans le discours de Luther réside dans sa vision des juifs convertis et baptisés. Luther n’hésite pas à affirmer, en effet, que la nature néfaste des juifs ne peut être changée par leur conversion et le sacrement du baptême : « On voit ici combien une telle corruption est cousue dans leur cœur et combien elle y est installée fortement, de sorte qu’ils sont difficiles à convertir […] Leur corruption est si profonde, qu’elle est devenue comme leur nature et ils ne peuvent plus désormais faire autrement. » C’est pourquoi le Réformateur entend prévenir ses interlocuteurs contre la mauvaise foi de « ce genre d’hommes » : « Si j’en viens à baptiser un juif pieux, je le conduirai rapidement sur le pont de l’Elbe [près de Wittenberg], je lui suspendrai une pierre au cou et le jetterai dans l’Elbe ; car ces plaisantins se moquent de nous et de notre religion. »

L’évolution de Luther

Au sein des débats entre historiens, l’un des arguments récurrents des « défenseurs » de Luther consiste à mettre en évidence ses écrits en faveur des juifs, rédigés au début de son activité réformatrice, et en particulier son traité de 1523, Que Jésus-Christ est né juif. Ce motif n’est pas récent, puisque c’est le texte qui fut constamment mis en avant par les piétistes luthériens et certains tenants des Lumières allemandes pour plaider en faveur de la tolérance des juifs en Allemagne. Il est vrai que Luther y plaide en faveur d’un dialogue bienveillant avec les juifs et y appelle les autorités politiques à la clémence. Ce n’est donc qu’à la fin de sa vie que le Réformateur se lança dans une polémique anti-juive d’une rare virulence, exigeant par exemple des princes de l’empire qu’ils chassent les juifs, détruisent leurs synagogues et interdisent aux rabbins d’enseigner. D’où l’un des problèmes les plus épineux pour les historiens de la question : comment interpréter l’évolution de Luther ?

Plusieurs hypothèses ont été formulées. Certains ont mis en évidence des motifs de nature personnelle : Luther, aigri par l’échec de la diffusion de la Réforme et marqué par la mort de sa fille Magdalena en 1542, se serait en quelque sorte « défoulé » en jetant toutes ses forces dans une bataille cathartique contre le judaïsme. Plus sérieusement, certains historiens ont préféré mettre en évidence la déception de Luther devant le peu de conversions des juifs à la Réforme ou bien encore certains motifs économiques – comme par exemple le rejet de l’usure pratiquée par les juifs, soi-disant à l’origine d’une paupérisation galopante en Allemagne. Aucune de ces explications ne permet toutefois de comprendre le recours par Luther au thème récurrent du « sang juif corrompu » dans les écrits de la fin de sa vie.

Un extrait de son écrit Des juifs et de leurs mensonges, paru en 1543, semble toutefois jeter quelque lumière sur la question de l’évolution de Luther. On y lit en effet : « Trois Juifs érudits sont venus me voir dans l’espoir de trouver un nouveau Juif en ma personne, parce que nous avons commencé à lire l’hébreu ici, à Wittenberg, et ils ont déclaré que les choses allaient s’améliorer puisque nous, les chrétiens, nous commencions à lire leurs livres. J’ai entamé une discussion avec eux, alors ils se sont mis à faire à leur façon, à me servir des gloses. Comme je les forçais à revenir au texte, ils se sont mis à passer outre celui-ci et ils ont déclaré qu’ils étaient tenus de croire leurs rabbins comme nous devons croire le pape ou les docteurs etc. Je me suis montré miséricordieux envers eux, je leur ai donné une recommandation à l’attention des autorités de surveillance, afin qu’ils les laissent circuler librement. Mais voilà que plus tard, j’apprends qu’ils ont appelé notre Christ « tola », autrement dit, un brigand pendu. »

Cet épisode, sur lequel Luther revient souvent en le décrivant de manière parfois quelque peu différente, semble avoir été déterminant pour son évolution. Plusieurs éléments sont en effet à souligner dans cet extrait. Tout d’abord, son insistance sur la mauvaise foi des juifs et l’impossibilité de dialoguer véritablement avec eux : le Réformateur en tirera la conclusion qu’il n’est pas possible de se comporter de manière tolérante à leur égard puisque, dans ce cas, ils n’hésiteront pas à se répandre en invectives à l’endroit du Christ. C’est ce qui explique la conclusion qu’il en tire : « Voilà pour quelle raison je ne veux plus rien avoir à faire avec le moindre juif. » Cette explication est d’autant plus convaincante que, durant les années 1530, Luther lut un traité d’Antonius Margaritha, un juif converti, qui insistait sur la mauvaise foi des juifs et l’importance de ne jamais chercher à les convertir par un dialogue irénique, au risque d’exciter leur haine envers les chrétiens. On peut donc raisonnablement penser que Luther fut en quelque sorte convaincu du fait que ses propositions de dialogue de 1523 seraient non seulement inutiles mais qu’elles pouvaient aussi s’avérer contre-productives.

 Théologie, exégèse et histoire

Un autre élément significatif de ce texte réside dans la similitude que pose Luther entre les juifs et les « papistes » : ces deux groupes, dont on voit bien qu’ils sont très construits sous sa plume, entendent en effet « gloser » à propos de l’Écriture plutôt que de « revenir au texte », ce qui les conduit à suivre respectivement l’avis des « rabbins » et du « pape ». Or, une telle orientation de leur discours ne peut signifier qu’une chose à ses yeux : renier le Christ. On se rend donc compte que ce qui oppose Luther aux juifs tels qu’il les perçoit, c’est d’abord un conflit d’interprétation du texte biblique et plus particulièrement de l’Ancien Testament. Ce point est extrêmement important. En 1523, dans son Que Jésus-Christ est né juif, comme en 1543, dans son Des juifs et de leurs mensonges, Luther développe en effet un long commentaire exégétique des mêmes passages de l’Ancien Testament pour montrer à ses interlocuteurs que Jésus-Christ est bien le Messie annoncé par les prophètes. Ce qui change entre les deux textes, c’est sa vision de la capacité des juifs à admettre ses démonstrations. Fait significatif, en 1543 Luther n’adresse d’ailleurs plus ses démonstrations aux juifs, mais aux seuls chrétiens afin de les fortifier contre les théories exégétiques de « ces chiens de rabbins ».

C’est donc bien dans une question herméneutique, c’est-à-dire liée à l’interprétation de la Bible, que réside le nœud théologique du problème. Pour Luther, le principe réformateur du « Sola Scriptura » repose en effet sur un autre principe : celui de la clarté de l’Écriture. C’est parce que l’Écriture est « claire comme le soleil », ainsi qu’il l’écrit volontiers, qu’elle peut faire autorité. Il n’hésite pas à le rappeler, justement dans son texte de 1523, à propos du texte de Gn 49,10 (« Le sceptre ne s’éloignera pas de Juda… jusqu’à ce que vienne le Schilo auquel les peuples se rallieront ») : « C’est pourquoi il n’y a aucun doute : c’est l’Esprit qui, par Moïse, nous dépeint en ces mots cet homme dans un royaume spirituel et nous décrit comment les choses se passent dans ce royaume et comment il est gouverné. » En 1543, c’est la même idée qui revient, toujours à propos de Gn 49 : « Mets-toi ce raisonnement et cette pensée en tête et va voir le texte, hébreu et chaldéen, tu verras si ton cœur et les lettres ne te diront pas : Par le bon Dieu, c’est la vérité, c’est le sens des paroles du Patriarche. […] Car cette parole : “Le sceptre ne quittera pas Juda” est d’une clarté aussi limpide que celle-ci : “Dieu créa le ciel et la terre.” »

Il n’est pas à exclure non plus que, sur la question de la clarté de l’Écriture, le Luther de 1543 ait été encore moins ouvert que celui de 1523 dans la mesure où il consacrait depuis près de dix ans son enseignement à l’université de Wittenberg à la Genèse. Ceci lui avait sans doute permis tout à la fois d’affûter ses arguments et de se convaincre un peu plus de leur pertinence. Seules les conséquences que Luther entend en tirer à propos du judaïsme semblent donc avoir changé : en 1543, il est persuadé que les juifs ne veulent pas entendre ses arguments. Reste, pour lui, à expliquer cette fermeture du peuple juif à ses idées. Il le fait en développant sa propre histoire du thème de l’endurcissement d’Israël. Selon lui, si cet endurcissement remonte à l’Ancien Testament, un changement d’importance a toutefois lieu avec l’apparition de Jésus dans l’histoire. Attendant un messie séculier, donc politique et militaire, les juifs n’ont pas pu reconnaître en Jésus de Nazareth le messie annoncé par les prophètes. Mais, comme ils savaient en eux-mêmes qu’il était bel et bien ce messie, ils ont tout entrepris afin de le faire échouer, d’où sa crucifixion mais aussi leur engagement derrière Shimon Bar Kokhba lors de la révolte juive du IIe siècle contre les Romains. Car, Luther en est persuadé, la révolte de Bar Kokhba n’était pas tant dirigée contre l’occupant romain que contre les chrétiens, qu’il s’agissait d’exterminer.

L’échec du soulèvement de Bar Kokhba eut pour conséquence un nouveau degré d’endurcissement qui toucha cette fois le rapport des juifs aux Écritures elles-mêmes : « C’est pour cela qu’à cette même époque ils ont commencé à se rebeller contre les Écritures (parce que les Romains les avaient réduits à l’impuissance) et à interpréter celles-ci dans un sens étranger, contraire à leur contenu, ils ont laissé tomber leurs ancêtres et leurs prophètes ainsi que leur propre raison à cause de laquelle ils avaient perdu tant de centaines de milliers d’hommes, le pays et la ville, et qu’ils avaient sombré dans la misère, et au cours des quatorze cents années qui ont suivi, ils n’ont rien fait d’autre que, lorsqu’ils découvraient un verset qui, chez les chrétiens, était interprété comme une référence à notre Messie, de le prendre pour eux, de le maltraiter, de le déchirer, de le crucifier, de le martyriser, de l’affubler d’un faux nez et d’un masque, agissant ainsi de la même façon que leurs ancêtres ont agi avec notre Seigneur le Christ le vendredi saint, et cela pour faire passer Dieu pour un menteur et eux-mêmes pour les détenteurs de la vérité. »

C’est alors qu’entrent en scène ces « corbeaux », « ces ânes grossiers et incultes » que sont les rabbins et qui n’ont eu pour seul objectif, dès lors, que de contaminer « sciemment » et de manière constante les jeunes Juifs jusqu’à l’époque de Luther. C’est donc logiquement que le Réformateur fait intervenir le thème antisémite de la corruption du sang juif qu’il formule à la lumière du Psaume 109,18 : « ce poison [l’enseignement des rabbins] leur est passé dans le sang et dans la chair, dans la moelle et dans les os, et […] c’est devenu intégralement leur nature et leur vie. » D’où la conclusion qu’en tire Luther à propos de la capacité des juifs à se convertir : « de même qu’ils ne peuvent modifier leur chair et leur sang, leur moelle et leurs os, de même ne peuvent-ils pas modifier leur fierté et leur jalousie, ils doivent rester ainsi et se perdre, à moins que Dieu n’accomplisse un miracle particulièrement grand. »

On le voit : face au refus des juifs d’accepter sa lecture de l’Ancien Testament, Luther en est venu à chercher une explication qu’il situe dans l’histoire juive et qui le conduit à formuler une théorie de la « nature » juive, intégrant ainsi une dimension proto-raciste à sa lecture de l’endurcissement d’Israël. Le problème est donc bien lié de près à la compréhension de l’Ancien Testament de Luther. On le vérifie d’ailleurs à propos de la fameuse Truie juive de Wittenberg ; dans un autre de ses écrits contre les juifs, de la même année, Luther déclare en effet à l’intention des juifs : « La seule Bible que vous devriez lire, c’est celle qui se trouve sous la queue de la truie, et bouffer et boire les lettres qui en tombent d’elles-mêmes, voilà une Bible qui conviendrait à de tels prophètes, qui remuent comme des porcs et déchirent comme des porcs la parole de la Majesté divine, que l’on devrait écouter avec honneur, tremblement et joie. »

 Et maintenant ?

Dans un numéro d’Évangile et liberté paru il y a un an (octobre 2016), j’ai défendu l’idée que la pensée de Luther avait profondément influencé nos conceptions théologiques modernes et qu’elle pouvait encore nous parler. J’en suis toujours convaincu. Mais ce que nous venons de voir à propos de sa lecture de l’histoire de l’endurcissement d’Israël doit nous inviter à ajouter à cette affirmation une seconde considération, tout aussi importante : Luther n’est en mesure de nous parler que si nous sommes capables de l’historiciser, c’est-à-dire de le tenir à distance du point de vue historique mais aussi théologique. Il ne s’agit pas seulement de se contenter de dire qu’il fut un fils de son siècle en cherchant à gommer aussi discrètement que possible ce qui, de sa pensée, ne nous convient plus ou nous dérange. Il faut au contraire le percevoir d’abord comme un auteur et un théologien aussi éloigné de nous que le sont Augustin ou Thomas d’Aquin. Mais il faut aussi chercher à comprendre le fonctionnement profond de sa théologie pour tenter de saisir ce qui, dans un cas comme celui que nous venons d’évoquer, peut poser problème.

Disons-le clairement : dans le cas de sa polémique anti-juive, ce n’est rien moins que le principe réformateur du « Sola Scriptura » et son corollaire, celui de la clarté de l’Écriture, qui sont en cause. C’est ce qui autorise les propos antisémites de Luther et qui, plus largement, fonde son intolérance à l’égard des musulmans, des catholiques mais aussi des zwingliens ou des anabaptistes. Luther, en effet, en était persuadé : la Bible était pour lui et pour ses idées. N’avait-il pas déclaré, en 1518 déjà : « je ne suis pas seul car j’ai la vérité avec moi » ? C’est sur cette même certitude que reposent aussi bien son opposition tant de fois citée à l’empereur lors de la diète de Worms, en 1521, que sa hargne contre les juifs à la fin de sa vie : « Nous possédons les Saintes Écritures mieux qu’eux [les juifs], nous le savons (Dieu soit loué) en vérité, et tous les diables ne pourront nous la ravir, et encore moins les misérables juifs. » Il faut que les protestants en soient conscients : c’est parce qu’il était intolérant, parce qu’il était convaincu de posséder la seule lecture correcte et possible de la Bible que Luther put s’opposer avec autant de conviction au pape et à l’empereur. Mais c’est aussi en raison de cette profonde intolérance que Luther put se réjouir de la mort de Zwingli en 1531 et qu’il en vint à s’attaquer avec autant de virulence au judaïsme.

Certes, nous pouvons fort bien continuer à affirmer le principe de l’autorité et de la clarté de l’Écriture sans pour autant verser dans des affirmations de nature antisémite. Mais nous demeurerons alors incapables de développer un discours théologiquement cohérent et intelligible pour nos contemporains à propos des autres religions, qu’il s’agisse du judaïsme ou de l’islam. Comme je l’écrivais en 2016 : l’option orthodoxe qui consiste à reprendre les affirmations théologiques de Luther et à les transposer à notre époque est indéfendable ; d’abord parce qu’elle nie l’altérité historique du Réformateur mais aussi, en fin de compte, celle de la Bible elle-même. Il faut donc briser le lien entre la Bible, la Réforme et notre présent pour être ensuite à même de reprendre notre lecture des Écritures et du Réformateur en ayant soin de penser pour notre temps.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’affirmer que la Bible n’a plus rien à nous dire. Il s’agit plutôt de reconnaître en elle une source d’inspiration pour penser la condition humaine sous l’angle du divin plutôt que le lieu d’une révélation inaltérable et intemporelle. Mais ceci implique aussi, ce me semble, d’admettre qu’il peut exister d’autres grilles de lecture religieuse de la réalité humaine que celle de la Bible des chrétiens. Le judaïsme ou l’islam sont deux d’entre elles. Cela ne signifie pourtant pas, à mon sens, que tout dialogue critique soit impossible, comme si, au fond, toutes les religions n’étaient que des chemins différents conduisant au même but. Fasciné par la pensée théologique musulmane et son histoire, descendant par ma mère d’une famille juive installée en Suisse, je reste à titre personnel convaincu que le christianisme offre une vision de l’homme plus pertinente, sur certains points, que l’islam ou le judaïsme. Mais si je le pense, c’est en reconnaissant la nécessité d’un dialogue constructif avec les représentants des autres religions du Livre, un dialogue qui ne se contente pas de considérer leurs « révélations » comme des impostures ou des chimères mais qui prend au sérieux leurs points de vue et tente d’en comprendre les fondements et les conséquences. C’est parce que nous les prenons au sérieux et les respectons que nous pouvons, justement, nous permettre de demeurer critiques à l’égard des autres religions du Livre, un peu comme deux amis peuvent s’autoriser à se dire en toute confiance ce qui, parfois, les dérange chez l’autre.

 

 Pour aller plus loin : Matthieu Arnold, « Luther et les juifs : état de la question », Positions luthériennes, 2002, p. 139-165.

Thomas Kaufmann, Les juifs de Luther, traduction de Jean- Marc tétaz, Genève, Labor et Fides, 2017.

Pierre-Olivier Léchot, « “Des maîtres très grossiers et des élèves de l’Écriture dépourvus de zèle”. Quelques motifs théologiques de la polémique anti-juive chez Luther », dans : Pierre Gisel et Jean-Marc tétaz (éd.), Une passion après Auschwitz ? Autour de la Passion selon Marc de Michaël Levinas, Paris, Beauchesne, 2017, p. 57-83.

Pierre Gisel et Jean-Marc tétaz (éd.), Revisiter la Réforme. Considérations intempestives, Lyon, Olivétan, 2017 (toute la première partie du livre est consacrée à la question des liens entre la réforme et le judaïsme).

À lire l’article de Jean-Marie de Bourqueney   » Regarder Luther en face « 

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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