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Jacques Lefèvre d’Étaples et le désenclavement des Écritures

 

Si posséder sa propre bible est aujourd’hui banal, les précieux incunables trônant souvent au milieu de nos temples nous rappellent que les livres furent longtemps des objets luxueux dont la possession et la lecture demeuraient le monopole de quelques-uns. Pour que se diffusent le livre et la lecture individuelle, il a fallu que l’imprimerie s’invente, mais aussi que le rapport au texte se modifie. Dans cette aventure de vulgarisation, les traducteurs de la Renaissance occupent un rôle central en assumant l’audace d’une désacralisation linguistique : en France, l’un des plus importants d’entre eux est Jacques Lefèvre d’Étaples, qu’une tradition proclame premier traducteur de la Bible en français, ce qu’il n’est pas exactement, étant davantage le premier à diffuser sa traduction que le premier à produire une version francophone.

Lefèvre ne vient à la traduction biblique que tardivement : il y accède d’abord par les textes patristiques et s’adonne ensuite au commentaire des épîtres de Paul (1512) puis des évangiles (1521). Ses premiers rapports avec les Écritures sont ceux d’une restauration latine, désirant retrouver l’exact original par-delà l’instabilité des copies successives, comme tant d’humanistes avec tant de textes : il révise ainsi les épîtres pauliniennes puis toute la Vulgate, base de sa traduction profane, révisant le texte latin par comparaison avec d’autres versions, latine, grecque et hébraïque mais aussi française – celle de Jean de Rély, confesseur de Charles VIII, dont il se proclamera lui-même le continuateur.

Condamnables innovations pour les conservateurs du XVIe siècle, les traductions ne manquent pourtant pas dans l’histoire biblique. Révérée comme définitive, la Vulgate est ainsi elle-même déjà une traduction. Quand il publie son Nouveau Testament en 1523-1524, Lefèvre continue l’ambition de ses prédécesseurs : adapter le texte à un univers culturel nouveau.

Si Dieu parle aux Hommes dans la Bible, il doit pouvoir être compris : quel en serait l’intérêt dans le cas contraire ? Dénuée d’intelligibilité, la parole n’est qu’un bruit et, au XVIe siècle, le peuple connaît peu et mal la langue latine. Or, pour Lefèvre, le croyant doit se sentir proche de Jésus et en contact direct avec sa prédication comme le furent les premiers à le suivre. Mais ouvrir le texte biblique à tous en substituant le profane au sacré est un choix polémique jusque dans le cercle immédiat de Lefèvre : parmi ses disciples, Charles de Bovelles condamne ainsi la traduction française de son maître, refusant que la parole de Dieu soit exprimée dans une langue instable et corruptible comme la chair alors que la fixité du latin offre une image d’éternité universelle. À cette universalité paradoxale d’un latin peu maîtrisé, Lefèvre préfère le particularisme partagé d’une langue vulgaire revalorisée : sa traduction tente de forger une langue élargie sans excès de patois et développe aussi la ponctuation pour faciliter la lecture. L’accessibilité du texte est le but premier de son travail. Sans être Réformateur – puisque fidèle à l’Église romaine – Jacques Lefèvre d’Étaples est l’homme d’une réforme, celle de la parole : sans jamais faire de son œuvre une protestation dissidente, il ose le désenclavement de la foi en brisant le monopole linguistique si précieux à la légitimité de l’autorité ecclésiale. En désirant que la parole du Christ soit accessible à chacun, Lefèvre d’Étaples s’est fait lui-même témoin d’une parole dont il étendit l’écho : en traduisant, il se fit apôtre et, offrant la langue nationale à l’évangélisation de son peuple, il fut le fidèle artisan du célèbre commandement : « Faites de toutes les nations des disciples. » (Mt 28,19).

 

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À propos Maxime Michelet

est étudiant, diplômé d’un master d’Histoire contemporaine à la Sorbonne ; issu d’une famille de tradition athée, il a rejoint le protestantisme libéral à l’âge adulte à travers le temple de l’Oratoire du Louvre de Paris.

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