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L’actualité théologique d’un principe socialiste

 

mathot-benoitEn 1933, le théologien Paul Tillich (1886-1965) faisait paraître « La décision socialiste », texte qui allait être d’une grande importance pour la pensée théologique, comme pour la pensée politique, face à la montée du nazisme. Devant le péril que représentait pour lui le nationalsocialisme, Tillich voulait prendre position comme théologien, en soutenant un point de vue inspiré par le mouvement du socialisme religieux. Il identifia alors deux grandes racines de la pensée politique : le romantisme politique, qui envisageait le prisme de l’histoire et de l’action politique à partir d’un retour à l’origine, et le principe bourgeois, qui envisageait plutôt ces problématiques sous l’angle de la fin, ou de la finalité.

Il ne faisait nul doute que le nazisme rampant consistait alors à promouvoir un retour vers les valeurs de l’origine : le sol, le sang, le peuple, etc. Autrement dit, l’avenir se jouait derrière nous, du côté d’une origine perdue vers laquelle il s’agissait de tendre à nouveau. En opposition à cette manière de comprendre le politique, Tillich identifiait le principe bourgeois, qui orientait pour sa part l’action politique vers une fin, qui vient rompre (voire dissoudre) toute forme de rapport à l’origine. Cette fin à laquelle la bourgeoisie destinait l’action politique pouvait être comprise comme une exigence inconditionnée d’égalité et de justice. Cette exigence devait se réaliser par la loi d’harmonie naturelle promue par le libéralisme économique et politique. Selon ce principe, « une harmonie se produirait si on laissait à chaque individu la liberté de suivre et d’agir selon ses intérêts ». Tillich n’était évidemment pas dupe de l’argument bourgeois, et voyait surtout dans cette harmonie libérale le péril déshumanisant que faisait courir un alignement de l’humain sur les moyens devant concourir à cette harmonie.

 Éviter une vision politique binaire

Au terme de cette opposition entre le romantisme politique et le principe bourgeois, qui est aussi celle que l’on retrouve entre deux formes de sacralisations : celle de l’être déjà-là et celle du devoir-être, on doit toutefois souligner qu’il existe pour Tillich une troisième voie, qui se situe comme en excès par rapport aux deux premières, et qui évite à la réflexion politique de devoir se réduire au jeu stérile de la binarité. Cette troisième voie consiste en l’affirmation d’un principe socialiste, qui vient rompre à son tour le principe bourgeois. Portant son regard sur les conditions de vie indignes du prolétariat, il devenait en effet impossible pour Tillich de continuer à croire que l’harmonie naturelle profite à tous, et cette prise de conscience exigea une position ayant pour fin une société sans classe, ainsi que l’advenue d’un humain nouveau, d’une société nouvelle.

Ce principe socialiste regroupe des éléments du romantisme politique, comme l’affirmation du pouvoir de l’origine, et des éléments du principe bourgeois, comme l’affirmation de la raison critique, mais il situe désormais ces éléments sous l’horizon d’une attente eschatologique, orientée vers la fin des temps. Concrètement, il s’agit de penser une situation dans laquelle les pouvoirs mythiques de l’origine, qui nous inscrivent malgré nous dans une histoire et un destin, sont affrontés et brisés par le mouvement prophétique socialiste, qui soumet aussi à sa critique tous les autres pouvoirs en vue d’une exigence de justice qui exaltera les humbles et remettra debout les plus fragiles. On le sent, c’est au niveau de cet « en vue de », c’est-à-dire de l’attente eschatologique, que la sphère politique et la sphère religieuse vont pouvoir se rencontrer. Cette précision quant à l’attente eschatologique est en effet importante, dans la mesure où elle préserve la réflexion théologico-politique du fantasme consistant à voir le Royaume de Dieu se réaliser ici et maintenant. Il n’y a donc pas de confusion entre les registres du politique et du théologique, mais une articulation qui les rend à la fois inséparables et distincts.

 Tentations populistes et néolibérales

Or, comment ne pas reconnaître que ces catégories de romantisme politique, de principe bourgeois et de principe socialiste reviennent de nos jours recomposées sur le devant de la scène, dans un contexte de crise et d’instabilité ? Le romantisme politique est en effet très présent aujourd’hui, tissant sa toile à partir du repli sur soi et du retour à l’origine que l’on retrouve vanté par tous les populismes et les nationalismes qui prospèrent actuellement sur le terreau de la pluralité des crises. Face aux nombreux défis économiques, sociaux, migratoires ou environnementaux que nous pose un monde en mutations et en évolutions constantes, la solution néoromantique consiste à accuser le prétendu déclin de notre civilisation, et à sacraliser une série d’autres dimensions nationales que nous aurions perdues au fil de résignations successives : l’identité nationale, les frontières nationales, la monnaie nationale, une certaine compréhension de l’histoire nationale. Que ce type de réflexion ait aujourd’hui le vent en poupe se traduit par la montée de partis populistes que l’on peut par exemple observer en France, avec la montée du Front National, en Belgique (avec le score de la NVA – Nieuw-Vlaamse Alliantie, Alliance néo-flamande), en Suisse (avec le parti UDC – Union démocratique du centre), mais aussi en Allemagne, en Angleterre et dans les pays d’Europe du Nord. Pour faire face à ce retour des forces politiques qui veulent revenir à l’origine, la tentation pourrait être de faire confiance plus que jamais à la loi de l’harmonie naturelle chère au libéralisme. Il suffirait alors de penser de manière pragmatique qu’en laissant aux acteurs la liberté de créer toujours davantage de biens et de richesses, se produirait une conjuration naturelle des périls issus de la crise profonde que nous traversons, alors que le système libéral, en étant fondé sur la foi en l’harmonie naturelle, a précisément contribué à construire le ressort de cette crise.

 L’option du socialisme religieux

Dès lors, pour être à la hauteur dans la réponse à ces nouveaux périls qui nous menacent, et pour sortir des impasses du romantisme politique comme du libéralisme bourgeois, nous pourrions peut-être nous laisser inspirer par la vision socialiste de Paul Tillich. Il s’agirait alors de mesurer, à l’aune de notre actualité, quelles pourraient être les potentialités d’une réflexion socialiste religieuse sur les crises que nous traversons actuellement.

Cette réflexion socialiste pour aujourd’hui chercherait à porter un regard théologique sur la crise que traverse la culture européenne, en tentant d’y ouvrir un horizon pour l’action politique. Tillich s’était essayé à cet exercice dès 1919 en posant les bases d’une théologie de la culture. L’enjeu était alors de promouvoir une véritable autonomie du sujet humain et de la société, à l’encontre à la fois des partisans d’une toute-puissance du sujet, qui avait abouti au chaos de la guerre, ainsi que contre ceux qui entendaient profiter du chaos d’après-guerre pour réaffirmer le primat d’un ordre divin désormais disparu. Toutefois, cette confiance de Tillich envers un sujet humain autonome s’enracinait dans une profondeur spirituelle, à charge pour le socialisme d’en concrétiser les attentes. Face aux mêmes périls qu’à l’époque, ceux d’un retour du religieux sous toutes ses formes, tout comme ceux d’un libéralisme économique débridé, nous devons sans doute, nous aussi, oser repenser à nouveaux frais les contours d’un projet politique qui prenne sa source dans une profondeur spirituelle véritablement subversive.

 

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À propos Benoit Mathot

est théologien et philosophe. Après une thèse de doctorat sur la pensée de Paul Tillich (IPT Montpellier / Univ. Laval), il enseigne la théologie dogmatique à l’Institut supérieur de théologie du Diocèse de Tournai (Belgique) et s’occupe d’une aumônerie universitaire à Mons.

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