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Sola scriptura ! Mais quelle Écriture ?

 

Pérès Jacques-NoelSola Scriptura ! On sait combien les Réformateurs au XVIe siècle ont insisté sur ce principe à l’aune duquel évaluer la prédication chrétienne comme l’ensemble des affirmations dogmatiques de la foi chrétienne. Certes, mais quelle Écriture ? Traduisant l’Ancien Testament, le Dr Luther a choisi de s’en tenir aux livres de la Bible hébraïque, rompant en cela avec la tradition de l’Église au moins grecque et latine, qui se référait à ceux de la Bible alexandrine, issue des milieux de la diaspora juive et par conséquent tout aussi juive dans son canon que celle de Jérusalem, quoiqu’il soit vrai que les rabbins l’aient généralement ignorée. Pour ce qui est du Nouveau Testament, l’unanimité n’est pas non plus de mise, puisque les Églises de tradition syriaque restent réticentes quant à l’Apocalypse johannique.

Il est toutefois une Église dont le canon demeure pour nous protestants très étonnant. C’est l’Église orthodoxe tawāhedo d’Éthiopie. Sa Bible est la plus volumineuse du monde, puisqu’elle contient quelque quatre-vingt-un livres, et encore ce nombre a-t-il été fluctuant. C’est à un grand souverain réformateur, Zar’a Yā‘qob, qui a régné de 1434 à 1468, que l’on doit la mise en ordre des livres bibliques offerts aux Éthiopiens. Attentif au bien de l’Église de son empire, Zar’a Yā‘qob a veillé à ce que celle-ci soit représentée au concile d’union de Florence, un concile aux multiples rebondissements, auquel de 1439 à 1441 ont en effet participé des moines éthiopiens venus de Jérusalem. Il s’est d’autre part attaché à rédiger des traités de théologie encore lus aujourd’hui, tels le Maşhafa Berhan (Livre de la lumière) ou le Maşhafa Sellassē (Livre de la Trinité). Pour parvenir à proposer une Bible, ou plus exactement une mise en ordre des livres bibliques qui ait autorité, Zar’a Yā‘qob s’est appuyé sur les compilations de droit ecclésiastique antérieures. C’est ainsi qu’en Éthiopie on en est venu à un Ancien Testament comptant quarante-six livres et un Nouveau Testament de trente-cinq livres (contre, rappelons-le, respectivement trente-neuf et vingt-sept dans nos traductions protestantes).

Si les livres de notre canon s’y retrouvent tous, d’autres ont été ajoutés. On y voit donc les deutérocanoniques du canon alexandrin, Tobit, Judith, etc. Le lecteur curieux s’arrête surtout aux livres qui sont spécifiques à la tradition éthiopienne. Il s’apercevra par exemple que les livres des Maccabées, Maqābyan, sont assez différents de ceux qu’il connaît sous ce nom : il s’agit ici d’un roman dont les héros sont trois Juifs martyrisés sous un roi légendaire appelé Şiruşāydān (contraction des noms des villes de Tyr et de Sidon), ouvrant sur une réflexion à propos de l’immortalité de l’âme et la résurrection des morts. Il s’étonnera certainement en constatant que le Zēna Ayhud, l’Histoire des Juifs, encore appelé Josippon ou livre de Joseph fils de Koryon, rapporte des événements repris de Flavius Josèphe, depuis le retour de l’Exil à Babylone jusqu’à l’époque des guerres juives. Dans le Nouveau Testament, retiendront son attention les deux Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, le second étant plus particulièrement destiné à ses onze disciples en Galilée. Ce lecteur s’arrêtera surtout à deux livres, qui, quoique conservés uniquement dans leur intégralité en ge‘ez, la langue éthiopienne classique, ont le privilège d’être connus outre les frontières de l’Éthiopie : d’abord une compilation disparate de genre apocalyptique mêlée de considérations astronomiques et d’exhortations diverses, le livre d’Hénoch, cité dans l’épître canonique de Jude, dont l’original araméen lacunaire a été retrouvé parmi les manuscrits de la mer Morte ; ensuite le livre des Jubilés, en ge‘ez Maşhafa Kufālē, encore connu dans le monde grec sous l’appellation de Leptogenèse, traduction d’un original hébreu de type midrashique dont des fragments ont été conservés à Qumran, qui reprend la Genèse en l’organisant selon une chronologie fantaisiste de périodes de quarante neuf années.

Pour être complet, il faudrait ajouter que la Bible, pour un Éthiopien, pourrait bien être plus ample que ces pourtant nombreux livres retenus dans le canon de son Église. D’une part, en effet, de nombreux textes que nous, nous classons au rang d’apocryphes, continuent d’être lus et appréciés. D’autre part l’iconographie omniprésente dans les églises éthiopiennes est, pour le croyant orthodoxe, autant de vraies pages de la Bible, éclairée par les saints dont les exploits sont illustrés sur les mêmes murs et qu’il lit alors non avec des lettres mais avec des images. Enfin, il serait imprudent d’oublier les andemta, commentaires traditionnels des livres bibliques.

Reprenons la question posée plus haut. Sola Scriptura, certes, mais quelle Écriture ? Que répondre à un Éthiopien, qui nous interrogerait en ces termes ? Pourquoi seule notre Bible avec ses enseignements prévaudrait-elle sur la sienne ? L’histoire des canons bibliques est bien compliquée ! Elle est une histoire dans laquelle sont intervenus des hommes avec leurs jugements contradictoires et leurs opinions obstinées. Elle est aussi celle de l’Esprit de Dieu nous conduisant à entendre une voix, la voix de Dieu qui nous parle aujourd’hui alors même que nous lisons des mots écrits il y a longtemps. Or, l’Esprit souffle où il veut.

 

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À propos Jacques-Noël Pérès

est pasteur de l’Église protestante unie de France, professeur émérite (histoire du christianisme ancien et patristique) à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris), professeur d’éthiopien classique à l’École des Langues et Civilisations de l’Orient Ancien, et coprésident du Groupe des Dombes.

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