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Les 100 ans de l’hôpital de Lambaréné

 

  Alors qu’en 2015, jubilé oblige, on commémorera le cinquantenaire de la mort de Schweitzer (survenue le 4 septembre 1965, dans son village-hôpital de Lambaréné), il est significatif qu’en attendant (ou sans attendre !) les associations qui soutiennent son oeuvre, et l’État gabonais en personne, aient eu l’idée en cette année 2013 de célébrer avec éclat le centenaire de la création de l’hôpital. Cet anniversaire-là, il fallait y penser et le vouloir. On s’est vite rendu compte qu’il s’imposait, tant Schweitzer demeure dans les mémoires « l’homme de Lambaréné » avant tout et guère plus, l’homme de cette action épique, cette geste, de fonder un hôpital dans la forêt équatoriale et de le diriger pendant plus d’un demi-siècle. Lui, pourtant, essayait de prévenir la postérité : « Lorsque vous tracerez mon portrait, que ce ne soit pas sous la figure du docteur qui a soigné des malades ; c’est ma philosophie du respect de la vie que je considère comme mon apport principal à l’humanité. »1 En Alsace, on fêtera le jour un de l’aventure, le moment de son départ, de son arrachement à l’Europe, le 21 mars 1913, sur le quai de la gare de Gunsbach ; au Gabon sera fêtée par la pose d’une plaque l’arrivée au débarcadère d’Andende, la station missionnaire de Lambaréné, le 16 avril. Ces anniversaires auront leurs rituels et sanctifieront le mythe qui en partie a absorbé la réalité de l’homme. Bornons-nous ici à examiner quelques faits.

 

  Le 21 mars 1913 était un Vendredi saint. Des biographes ont peine « à n’y voir que le seul hasard ». Le sifflement du train qui entrait en gare couvrit un instant le son des cloches qui annonçaient la sortie du culte de l’après-midi. Un signe ? Non, un bref accord musical. Schweitzer avait eu l’intention de partir en août, l’année précédente, mais un état de surmenage et de dépression, consécutif aux dernières tractations au mois de mai avec la Société des Missions Évangéliques de Paris (SMEP), dont le comité menaça de tout annuler, le contraignit à remettre son départ.

  Ce n’est qu’à la fin de l’année que s’étant rétabli et donné letemps, à la demande de l’éditeur, de terminer la nouvelle édition révisée et augmentée de son « Histoire des recherches sur la vie de Jésus », il a pu reprogrammer son voyage. Il réserva une cabine pour lui et sa femme sur le navire « L’Europe », qui partira de Pouillac, le port de Bordeaux, le mardi 25 mars. Pour être sur place à temps, il lui fallait quitter Gunsbach, où le couple habitait au presbytère, vendredi en fin d’après-midi et le lendemain prendre le train à Strasbourg pour Paris. Que ce vendredi fût un vendredi saint, pur hasard donc, n’en déplaise aux psychologues assoiffés de sens. Il n’y avait de bateau faisant la liaison Bordeaux – Port Gentil qu’une fois par mois.

  Ce n’est nullement dans un esprit de vendredi saint, de sacrifice et de montée au Golgotha, que le docteur Schweitzer et sa femme, infirmière diplômée, partaient. Leur plan n’avait rien de tragique ni même rien d’exceptionnel. Ils comptaient effectuer une mission médicale au service de la population pendant deux ans, puis revenir pour un an en Europe, ce serait au printemps 1915 : lui reprendrait alors ses activités intellectuelles et musicales, il terminerait son deuxième livre sur l’apôtre Paul et avec Charles-Marie Widor l’édition intégrale des oeuvres pour orgue de Jean Sébastien Bach ; il redonnerait des concerts pour financer leur retour en Afrique et la reprise de leurs activités médicales, de nouveau pendant deux ans et ainsi de suite.

  Voilà comment ils envisageaient ensemble leur vie, d’une manière somme toute raisonnable, équilibrée, sans héroïsme intempestif. La guerre qui éclate en août 1914 allait bouleverser tous leurs plans. Elle interrompt leur activité à l’hôpital qu’ils venaient de construire, fait d’eux des prisonniers, puis des personnes « étrangères » en résidence surveillée, avant de les déporter dans des camps d’internement en France. C’est la guerre et ses suites qui vont donner à la vie et à l’oeuvre de Schweitzer un tour plus… dramatique, plus romanesque, plus original. C’est en surmontant ses épreuves et en décidant de retourner à Lambaréné, en 1924, et de reconstruire son hôpital, dans des conditions nouvelles, qui l’émanciperont de la SMEP, qu’il va tracer un destin qui paraîtra extraordinaire et forcera l’admiration.

Scène de la Nativité, jouée par les enfants du village Lumière.© Archives Albert Schweitzer, Gunsbach 

  A-t-il orienté et vécu sa vie dans l’imitation de Jésus ? Sans doute, comme il convient à chaque chrétien. Dès ses 21 ans, il résolut de « ne pas accepter comme une chose toute naturelle son bonheur », au fond la grâce même de sa vie, mais « de donner quelque chose en échange », d’arrêter ou du moins de suspendre sa carrière artistique et intellectuelle et d’accomplir « un service purement humain ».2 Il mettra du temps, une dizaine d’années, à déterminer la nature de ce service, il essaiera d’abord sur place, à Strasbourg, en direction d’une action sociale, socio-éducative, auprès de jeunes en détresse, avant de trouver la voie de sa vocation dans un service missionnaire en Afrique. Une telle décision ne devrait pas nous étonner de la part d’un chrétien, d’un pasteur qui prêche régulièrement l’amour du prochain et insiste les dimanches de la fête des Missions sur l’obligation de porter secours, spirituel et physique, à « nos frères de couleur ». Une telle décision devrait nous paraître logique, élémentaire, allant de soi, dès lors que la personne est en capacité d’agir. Devant le mur d’incompréhension auquel il se heurtait parmi ses proches et au sein de sa famille même, il lui coûtait d’avoir à s’expliquer, d’ouvrir son coeur et d’invoquer « l’acte d’obéissance que le commandement d’amour de Jésus peut exiger de nous dans certains cas ». Ce sont des sentiments et des raisons si intimes et par là si évidents pour soi qu’on les garde secrets, par pudeur naturelle, et qu’on ne les révèle qu’en se faisant violence, en désespoir de communication. Le comble : quand il finissait par se dévoiler, ses meilleurs amis l’accusaient de suffisance ! Il leur faisait affront en étant trop… trop chrétien.

  Pourtant, à l’époque, celle des empires coloniaux, des milliers d’hommes et, parmi les protestants, de femmes partaient chaque année fonder ou rejoindre des stations missionnaires où l’on ne prêchait pas seulement, mais où l’on enseignait, des savoirs et des métiers, où l’on « civilisait » ainsi et soignait. Le « cas Schweitzer », leur cas à tous les deux, mari et femme, n’avait donc rien d’insolite, si ce n’est que lui avait commencé tard des études complètes de médecine et qu’apparemment il sacrifiait à son nouveau dessein une carrière prometteuse de musicien et d’universitaire.

  Il « suivait Jésus », oui, on peut le dire, mais plus immédiatement il suivait l’exemple de missionnaires qui étaient pour lui des anciens, qui étaient déjà partis, déjà installés sur la station d’Andende à Lambaréné notamment. L’attendaient là-bas les Morel, des Alsaciens comme lui, qu’il connaissait de longue date, les Hermann, les Christol, M. Kast, missionnaire-artisan, Mlle Humbert, institutrice, « rien que des gens bien ». Lors de son premier contact à Paris, le 11 octobre 1905, avec la Société des Missions, boulevard Arago, il fut impressionné et même ému jusqu’aux larmes par une cérémonie à laquelle il lui fut donné d’assister dans la chapelle : quelques missionnaires qui allaient se rendre au Congo faisaient solennellement leurs adieux à la communauté.

  « J’étais là, un inconnu dans un coin de la chapelle. Quel moment ! J’entendais ces hommes simples faire leurs adieux ; des femmes, en noir, tristes et tout de même joyeuses, les entouraient. Une atmosphère de vie, entre des murs décorés d’armes païennes. Dans ce crépuscule à peine éclairé par quelques becs de gaz, ma vie entière défilait devant moi et je vis que tout avait dû arriver ainsi, j’étais heureux d’être resté moi-même… Ces hommes sont simples et profonds. Rien d’emprunté. L’un d’eux demanda d’une voix triste s’il n’y avait personne dans l’assemblée qui irait le rejoindre au Congo pour l’aider. Si quelque chose comme une communication entre les âmes existe, il aura entendu mon oui. Le directeur, qui l’après-midi avait été tout ému par notre entretien, prit la parole et il a cité plusieurs de mes phrases. »

  Le directeur dont il est question, avec qui il s’était entretenu l’après-midi, au Parc Montsouris, pour mettre au point son dossier de candidature, est Alfred Boegner, qui devint son ami « au bout de cinq minutes ». Déjà fixée à ce moment-là et les études de médecine commencées fin octobre, la détermination de Schweitzer fut encore renforcée et devint, selon ses propres termes, « irrévocable », quand il apprit six mois plus tard, en avril 1906, la mort de la missionnaire Valentine Lantz, 33 ans, à la station de Talagouga, en amont de Lambaréné. « C’est moi, se dit-il, qui essaierai de combler le vide qu’a laissé cette femme, je serai son remplaçant. »4 Valentine Lantz, née Ehrhardt en 1873 à Schiltigheim (à côté de Strasbourg), était repartie en septembre 1904 au « Congo », comme on disait encore, pour enseigner et apporter un secours médical à la population de Talagouga. Elle avait perdu là-bas son mari, victime du paludisme, et leur enfant, lors d’un premier séjour de 1899 à 1902. Pendant son congé à Paris, elle se perfectionna en soins infirmiers et en obstétrique et puis retourna seule à « son poste ». Au bout d’un an et demi, elle fut à son tour enlevée par une crise de paludisme. La vie si courte et pourtant si pleine de cette femme, que les indigènes surnommèrent dans leur langage « Celle qui sourit toujours », ne fut pas moins héroïque, dans ses déterminations, et pas moins « sacrificielle » que la vie de Schweitzer. Elle prit de plus une dimension tragique et entra dans le martyrologe des missions, par la mort survenue si tôt et sur le fr ont, si on peut dire.

  Combien de destins aussi tragiques y eut-il sur la terre africaine depuis le début de l’ère des missions, parallèle à l’ère des colonies ! Le registre des Sociétés de Missions en est rempli. Schweitzer en connut plusieurs, directement, dans son hôpital ou son entourage (fin 1929 un jeune médecin suisse, le Dr Éric Dölken, qui venait le rejoindre décéda sur le bateau). Lui à qui le tragique fut épargné était le premier à reconnaître la grâce dont il bénéficiait, la chance insigne qu’il avait de garder une santé qui résistait au climat, et il mesurait la dette qu’il contractait ainsi vis-à-vis des disparus ou de ceux que le sort avait brisés ou entravés.

  Raisonnement imparable : si quelqu’un comme Valentine Lantz et tant d’autres se sont engagés dans les missions jusqu’au sacrifice, moi aussi je le dois, si je le peux. Or, je peux, je suis libre, donc je dois, en tant que chrétien, en tant qu’être humain. Car accomplir son devoir de chrétien et accomplir son devoir d’être humain, c’est la même chose et c’est vice-versa. « La vraie religion se confond avec le vrai sentiment d’humanité. »5 Une religion est vraie, lorsqu’elle se confond avec ce sentiment et le fait vivre, l’élève et l’entretient. Le christianisme en particulier est vrai, est vraie religion, à cette condition et à nulle autre essentiellement.

  En un sens, la foi précède les religions, qui ne font que la mettre en forme et lui donner une expression culturelle particulière. Dans un deuxième temps, effet des épigones, elles en viennent inévitablement à l’altérer et même à la pervertir. S’ouvre alors et se développe une histoire tout humaine, interminable, dialectique peut-être, faite d’une succession de trahisons et de repentirs, de crimes et de châtiments, de réformes, de réveils, de retour aux sources et de lutte pour l’institution, pour le pouvoir.

  Il est beau que le pasteur Alfred Boegner et le pasteur Albert Schweitzer se soient sentis amis « au bout de cinq minutes » à leur première rencontre (sur un banc public du Parc Montsouris…). Ce n’était pas gagné d’avance, idéologiquement. Boegner était un homme libéral, généreux, mais un théologien plutôt piétiste et orthodoxe, à l’unisson des convictions de la plupart des membres du comité de la SMEP qu’il dirigeait. Il n’ignorait pas l’inspiration libérale des sermons et des travaux historico-critiques de son confrère alsacien. Mais, expliqua- t-il devant la Commission des études chargée d’examiner les candidatures, « il est impossible de n’être pas frappé de l’intensité de sa foi et de sa vocation. Il parle de Jésus comme du Maître auquel il doit tout, auquel on demande et dont on attend les ordres, et auquel appartient sa vie tout entière ». C’est sa propre foi que Boegner exprimait ainsi : même hauteur mystique et même humilité.

  De son côté, Schweitzer jugeait qu’au niveau existentiel, qui doit primer, l’opposition idéologique entre libéraux et orthodoxes apparaît « factice ». Pour qui s’y obstine passionnellement et en oublie les commandements pratiques de l’Évangile, elle en vient à relever de la… mauvaise foi. Par delà les dogmes, l’entente se fait de volonté à volonté, de coeur à coeur, dans l’action commune. Le docteur Schweitzer, qui en fin de compte n’a pas été agréé comme missionnaire, mais seulement admis comme médecin et juste toléré comme un hôte sur la station de Lambaréné, ayant encore pour cela dû jurer qu’il ne prêchera pas, qu’il restera « muet comme une carpe », fit rapidement sur le terrain l’expérience de la fraternité et de la cordialité. Moins d’un mois après son arrivée, il fut invité (autorisé !) à prêcher le 11 mai, dimanche de Pentecôte. Les missionnaires en place l’avaient déjà délié de son serment !

  « Comme je ne fis pas la moindre tentative de les troubler par mes vues théologiques, ils perdirent bientôt toute méfiance à mon égard et se réjouirent, comme moi, que nous fussions unis dans la piété, l’obéissance à Jésus et la volonté de la simple pratique chrétienne. »7

  Au cours de sa longue vie, souvent interrogé et s’interrogeant lui-même, Schweitzer s’est expliqué sur ses motivations et sa vocation de façons fort diverses et même, a-t-on pu juger, contradictoires. Il semble osciller entre tantôt une profession de foi entièrement piétiste, parfaitement orthodoxe dans sa formulation, et tantôt une position « libérale » purement logique, exprimée dans le seul langage de la raison, sans fond religieux. À un moment critique pour lui, début de l’année 1905, entrant dans sa trentième année, tenu à son serment de se consacrer désormais à un « service directement humain », il peut écrire dans une même lettre, un même souffle : « Je veux vivre, agir comme un disciple de Jésus, c’est la seule chose à laquelle je crois » et, dix lignes plus loin : « J’ai détruit tout ce qui fait la religion pour ne laisser subsister que la seule réalité de l’impératif catégorique. »8

  Boegner avait entendu, lors de leur conversation préparatoire (et probatoire), que Schweitzer obéissait au commandement de s’en remettre totalement à Jésus, le « Maître de vie ». Mais Schweitzer expliqua après coup à Hélène qu’ayant exposé à Boegner son « idée » et comment il y était arrivé, ce dernier fut alors saisi par « la simplicité et la logique » de sa pensée. Schweitzer se sentait irrésistiblement poussé par la logique des idées, exigeant pour elles la clarté de la raison. « C’est ma terrible logique qui les prépare, qui les amène, qui me livre à elles, cette logique qui ne me permet aucun subterfuge et me force à chercher ce qui doit réellement remplir ma vie. »9

  Il invoque simul tanément (ou à tour de rôle !) Jésus et la raison ou la logique. Il tient un double langage ? Oui. Mais en toute sincérité, sans aucune tactique. Pour lui, le message évangélique et le discours de la raison bien conduite sur la question du sens à donner à notre existence (la question kantienne : que devons-nous faire ?) se superposent et aboutissent à une même conséquence éthique. Vivre vraiment, « la vraie vie », vivre dans la vérité, c’est vivre pour aider à vivre ceux qui sont dans les difficultés, les malheurs, les souffrances. Pourquoi ? Pour établir la justice, la justesse de l’égalité. Le principe d’égalité est au coeur de la raison, est son moteur, qui la propulse dans ses opérations mathématiques comme dans ses constructions politiques (voir Platon). Le monde « juste » que nous avons à bâtir ensemble est celui de la volonté de Dieu, celui de la promesse de son royaume. Comment Dieu voudrait-il autre chose ? Il est par définition le Bien appelé à devenir souverain, en train de le devenir à travers l’humanité.

  On en arrive à poser une équation (une équivalence) entre Jésus comme « voix de Dieu » et la raison. On ne trouvera pas étonnant de dire, même si cela va d’abord contre notre sentiment naturel et notre romantisme, que Jésus est soluble dans la raison. Rien de nouveau ! Jean, l’évangéliste théologien, ne l’a-t-il pas identifié avec le Logos, n’a-t-il pas postulé à l’entrée de son enseignement qu’il est « le Verbe fait chair » ? Qu’est-ce que cela indique d’autre que cette « solubilité » ? Et un philosophe, Kant, à la fin du XVIIIe siècle, au bout de l’Âge des Lumières, n’avait-il pas soutenu que le christianisme est soluble dans une religion contenue « dans les limites de la simple raison » ?

  Schweitzer était kantien (sa dissertation pour le doctorat de philosophie, qu’il passa en 1899, porta justement sur la philosophie de la religion chez Kant). C’est Kant qui avait « détruit », déconstruit, la religion, en l’occurrence les murailles du christianisme, pour « ne laisser subsister que l’impératif catégorique », un impératif ou commandement éthique que l’on pourrait convertir en ces termes : Agis toujours, dans toute la mesure du possible, de telle sorte que par tes actes et tes conduites tu contribues à réparer les maux de ce monde et à favoriser le développement de la vie entre les êtres humains ainsi qu’entre eux et les autres vivants. C’est ce que commande le sens même du phénomène de la vie, qui manifestement veut la vie, plus de vie et meilleure vie, veut l’évolution, « le progrès » même, soit dit d’un terme galvaudé. Et c’est ce que commande Dieu.

  À Widor qui tentait de le dissuader, au cours d’un déjeuner chez Foyot, peut-être au mois d’octobre 1905, Schweitzer à la fin, accablé, à court d’arguments, ne sut que murmurer par deux fois : « Dieu m’appelle ». Il n’avait pas dit « Jésus », mais on se doute que c’était sa voix et qu’en termes profanes ce n’est pas autre chose – cela n’a pas d’autre réalité – que la voix de la conscience, la voix du devoir, « nom sublime et grand… », qui « élève l’homme au-dessus de lui-même ». Bien qu’il se déclare appelé par Dieu et qu’il envisage de travailler sur une station missionnaire, il concevait d’emblée son oeuvre comme humaine, « plutôt que religieuse ».

  Quelque vingt ans plus tard, en 1926, au professeur Oskar Kraus, de l’université de Prague, le premier qui lui consacra un essai philosophique après la parution en 1923 des deux tomes de sa Kulturphilosophie (Décomposition et reconstruction de la civilisation et Civilisation et éthique), il prit la peine dans une longue lettre, écrite à l’hôpital par un dimanche après-midi « relativement calme », de confesser et de clarifier la contradiction que son ami avait soulignée.

  « J’aime le rationalisme comme j’aime Jésus. Je dois énormément à l’un comme à l’autre. Dans mon âme, les deux sont réconciliés, unis. Ne me demandez pas de l’expliquer. C’est ainsi ! Et plus curieux encore : c’est à moi qu’est revenue la tâche de détruire l’image de Jésus qu’avaient édifiée le rationalisme et son héritière, également très chère à mon coeur, la théologie libérale ! C’est bien parce que je me sens intérieurement lié au rationalisme que je reste étranger à tout ce qui se présente aujourd’hui comme mystique ou que l’on présente comme telle… »10

  Encore plus tard, mai 1957, un journaliste américain, Norman Cousins, en mission spéciale à Lambaréné pour tenter de persuader Schweitzer de se prononcer publiquement contre la course aux armements atomiques, osa lui demander s’il n’avait pas orienté sa vie en imitation du Christ. Il le voyait sur place charpentier et guérisseur. Les similitudes étaient troublantes. Des signes ? Schweitzer ne s’énerva pas. Il répondit d’abord à voix basse que la figure du Christ était un modèleuniversel digne d’être imité par tous les hommes. Puis, après un silence, il ajouta qu’il n’aimait pas que l’on imagine chez lui une identification à Jésus. La décision qu’il avait prise de se consacrer à une action humanitaire était parfaitement rationnelle et en accord avec les autres aspects de sa vie. Il n’avait pas entendu de voix. Il y a bien des théologiens qui lui ont dit qu’eux avaient entendu directement la parole de Dieu. Il ne voulait pas en discuter. Il constatait seulement qu’ils devaient avoir des oreilles plus fines que les siennes !11

  Boutade, malice ? Que faut-il en penser ? Nombreux les théologiens qui croient discerner une évolution de la pensée religieuse de Schweitzer, qui aurait gagné en libéralisme, jusqu’à embrasser dans ses vieux jours la cause de l’Unitarisme (négation du dogme de la Trinité), sous l’influence des Américains dont justement ce publiciste assidu Norman Cousins. Il serait devenu de plus en plus ouvertement sceptique pour ce qui est de la divinité de Jésus et même pour ce qui est de l’existence de Dieu. Ces procès en agnosticisme hérétique sont assez grossiers. Il paraît plus pertinent, sur la base des données biographiques et des écritures, de soutenir la thèse d’une continuité et d’une fidélité à soi. Il ne fera tout au long de son oeuvre que reprendre et développer en des variations circonstancielles, selon les « situations de communication » (comme pasteur, comme professeur ou comme ami dans des dialogues à tu et à toi), les intuitions théologiques premières de ses vingt ans sur la pensée fondamentalement eschatologique de Jésus, du judaïsme, du christianisme, et en vérité de toutes les espèces de religion, y compris les athées, les « anti-religieuses » (type marxiste). L’eschatologie, en ses formes historiques ou culturelles différentes, n’est rien d’autre qu’une expression de l’espérance qui fait battre le coeur des êtres mortels que nous savons être.

  L’irréductible singularité de Schweitzer, sur le plan de la pensée, qui devrait attirer vers lui les philosophes et interpeller les théologiens, est bien dans ce parallèle qu’il établit entre la parole du coeur, qu’il entend retentir en Jésus, et le discours de la raison pratique qui réfléchit sur le sens de la vie et à ce que nous avons à faire de plus juste en ce monde. Par définition mathématique, les parallèles se rencontrent à l’infini, quelque part dans l’absolu. Les différents éléments présents sur les lignes se laissent permuter de l’une à l’autre. Ce qui se trouve dit dans le langage religieux de Jésus par symboles et paraboles se laisse dire aussi bien et clairement, conceptuellement, dans le langage philosophique. En virtuose de l’orgue, Schweitzer joue successivement la même partition sur deux registres. De là, on comprendra aussi, sans s’étonner, la double nature de l’oeuvre médicale réalisée à Lambaréné,indissociablement missionnaire et humanitaire , « supraconfessionnelle », disait-il, on dira même plus, « suprareligieuse », laïque, au sens français, civile, intelligible aux non-croyants comme aux croyants et capable de les unir. C’est cela qui fait de « Lambaréné » l’emblème de la vie d’Albert Schweitzer et, au-delà (non, en lui, incarné), un symbole universel qui continue de briller dans l’histoire du christianisme, dans l’histoire de l’humanité.

NDLR : Ma vie et ma pensée, publié en 1960, puis épuisé, a été

récemment réédité chez Albin Michel. Nous lui consacrerons une

recension ultérieurement.

1 Cf. Norman Cousins, Albert Schweitzer’s Mission Healing and

Peace, Norton & Company, New York, 1985.

2 Cf. Ma vie et ma pensée, chapitre 9.

3 Lettre 132, adressée à Hélène Bresslau, Paris le jeudi soir 12

octobre 1905, dans Correspondance 1901 – 1905, « L’amitié dans

l’amour », éd. J. Do Bentzinger, Colmar, 2005.

4 Sermon du dimanche après-midi 4 février 1912, église Saint-

Nicolas, Strasbourg, reproduit dans Une pure volonté de vie

(Derniers cours donnés à l’université de Strasbourg, suivis de six

sermons, année 1912), éd. Bibliothèque Albert Schweitzer, 2012.

5 Albert Schweitzer, Vivre, sermon à l’occasion du dimanche

des Missions le 6 janvier 1907.

6 Cité par Jean-François Zorn dans Le grand siècle d’une

Mission Protestante, la Mission de Paris, de 1822 à 1914, éd. Les

Bergers et les Mages et Karthala, 1993.

7 Ma vie et ma pensée, chapitre 13.

8 Lettre 96, adressée à Hélène Bresslau le 26 février 1905, éd.

cit.

9 Ibid.

10 Lettre adressée de Lambaréné, le 2 mai 1926, au Prof. Oskar

Kraus, Prague. Intégralité de cette correspondance dans Études

Schweitzeriennes no 3, automne 1992.

11 Cf. le livre de Norman Cousins, cité ici en note 1.

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