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L’avarice, la thésaurisation et la pulsion de mort

Lavarice. Ce vice et cette souffrance sont-ils encore d’actualité ? L’avarice, c’est Harpagon et aussi le Père Goriot.

Mais aujourd’hui, y a-t-il encore des avares ? Sans doute, mais les avares d’aujourd’hui, ce seraient plutôt ceux qui thésaurisent et épargnent leur richesse sans la dépenser ni l’investir.

Dans notre imaginaire, l’avarice est avant tout l’attitude d’esprit de celui qui caresse ses louis d’or du regard et de la main, qui les malaxe, qui les compte et les recompte avec jouissance. Et c’est sans doute pour cela que l’avare nous apparaît comme une figure du XIXe siècle car, au XXIe siècle, il y a incontestablement moins de jouissance à détailler un relevé de compte de la Société Générale.

L’avarice est une jouissance, c’est la jouissance de posséder. Mais cette jouissance est décuplée par le fait de posséder sans utiliser, on pourrait dire sans « jouir » de sa richesse, sans en profiter, sans en user. L’avare est assis sur son tas d’or, mais il n’en fait rien, et même, éventuellement, il le cache. L’avarice est une jouissance (c’est-à-dire un plaisir) sans jouissance, c’est-à-dire sans se donner l’usage (la « jouissance ») de sa richesse. L’avare ne profite ni du fruit ni de l’usufruit de sa richesse. Il ne jouit pas des jouissances et des plaisirs qu’elle pourrait lui procurer. On pourrait dire qu’il jouit de la « nue propriété » de sa richesse en se refusant à transformer son or en pot-au-feu, en moyen de chauffer sa maison, en investissements dans des affaires familiales ou autres. Ainsi, alors qu’aujourd’hui, bien souvent, on profite de biens que l’on ne possède pas (parce qu’on ne les a pas encore payés), l’avare, lui, ne profite pas des biens qu’il possède.

L a jouissance de l’avare est de posséder un bien que l’on pourrait qualifier d’abstrait et de virtuel. C’est aussi celle de jouir d’être le seul à connaître un secret : le fait qu’il est riche sans que cela ne se voie. De fait, si l’avare cache le fait qu’il est riche, ce n’est pas seulement par peur qu’on lui dérobe son argent, c’est pour jouir en solitaire du secret de sa richesse. L’avarice est ainsi à l’opposé de l’exhibitionnisme. Elle est en fait une perversion de la pudeur et du quant-à-soi. Elle est aussi une forme d’orgueil. En effet, on peut être orgueilleux tout seul, d’un secret connu de soi seul. Au contraire la vanité est une forme d’exhibitionnisme.

Ainsi l’avarice et l’orgueil ont des points communs. L’avarice, c’est le tas d’or enfoui dans un champ inculte. L’orgueil, c’est une tour d’ivoire érigée dans l’alcôve d’une masure isolée. L’avarice et l’orgueil sont l’un et l’autre des jouissances solitaires.

En fait, l’avare est fasciné par le pouvoir que lui donne sa richesse. Mais ce pouvoir doit rester potentiel, et même virtuel. Pour lui, ce pouvoir virtuel a une valeur fantasmatique infiniment plus grande que le pouvoir réel d’acheter des biens dont on peut user et dont on peut faire étalage auprès des autres.

Pour l’avare, l’image du pouvoir, l’imagination du pouvoir, le secret du pouvoir, la virtualité du pouvoir comptent infiniment plus que sa réalité effective. L’idée qu’il est riche lui procure plus de jouissance que le fait d’utiliser cet argent pour s’offrir des jouissances effectives. L’avare renonce à utiliser sa richesse pour mieux jouir de l’idée qu’il est riche. Il renonce à la réalité de sa richesse pour mieux jouir des fantasmes que suscitent en lui l’idée et le secret d’être riche.

En fait, l’avarice est peut-être plus une convoitise et une concupiscence qu’une « possession » et une rétention. Et c’est peut-être plus cette convoitise que la possession elle-même qui suscite chez l’avare de la jouissance. C’est pourquoi l’avarice a des points communs avec le fétichisme. Pour le fétichiste, le fétiche (une petite culotte par exemple) procure en lui-même, par l’imagination et la concupiscence qu’il suscite, une jouissance supérieure à celle que procurerait le fait de déshabiller la dame pour la « prendre » et la « posséder ». De même, pour l’avare, les louis d’or ont valeur de fétiche. Les fantasmes qu’ils suscitent (les rêves qu’ils procurent, les compensations d’orgueil qu’ils fournissent) déclenchent plus de jouissance que le fait même de les « posséder » et de pouvoir les utiliser. Si l’on y regarde bien, l’avarice et le fétichisme sont des jouissances d’impuissant, ou du moins de personnes pour lesquelles la « réalisation » (dans le sens de « réaliser » un capital financier ou de « réaliser » et de mettre en pratique un fantasme sexuel) apparaît toujours décevante. La jouissance par l’imagination se substitue à la jouissance par la réalité.

Ajoutons que l’avarice est souvent une forme de vengeance. L’avare est souvent représenté comme vieux, laid, … Et il se venge de l’image qu’il se fait de lui-même et que, pense-t-il, il donne aux autres en se disant : oui, mais je suis riche.

Ainsi l’avarice est une forme de compensation narcissique par rapport au malheur d’être ce que l’on est et au sentiment de se sentir méprisé. L’avare se dit : « Certes, Monsieur Untel est bel homme, il est jeune, il s’offre des maîtresses talentueuses, mais moi, j’ai de l’or qui me restera fidèle même lorsque je serai vieux. » La richesse, même secrète, surtout secrète, procure une jouissance narcissique dans le jeu des rivalités sociales et mimétiques. Bien plus, elle est une forme de compensation par rapport au manque d’estime et d’amour pour soi-même.

Aujourd’hui, l’avarice prend la forme de la thésaurisation pour la thésaurisation, c’est-à-dire sans que l’argent accumulé ne soit utilisé de quelque manière que ce soit.

Il y a en effet plusieurs usages de la richesse. On peut la dépenser pour se procurer dans le commerce des biens utiles ou agréables. On peut aussi en faire un outil de production en l’investissant dans une entreprise industrielle ou artisanale. On peut enfin la garder, la thésauriser, c’est-à-dire la conserver à titre d’épargne.

À première vue, celui qui épargne le fait par peur de manquer d’argent ultérieurement. Ainsi, semble-t-il, il ne garderait sa richesse que pour pouvoir en jouir et en profiter plus tard. Il ne ferait que différer la jouissance de la richesse qu’il détient. Mais, me semble-t-il, cette motivation n’est qu’un prétexte et une justification illusoire pour la thésaurisation. Et de même celle qui consiste à invoquer le désir de transmettre un héritage à sa descendance, ou celle, imputée par Max Weber aux puritains, de vouloir se donner la preuve que l’on fait partie des élus et des bénis de Dieu.

Dans le désir d’accumuler les richesses, il y a certes le désir de laisser quelque chose de soi et de continuer à exister après sa mort. C’est une forme de quête d’immortalité, la richesse transmise aux héritiers (ou servant à édifier un tombeau comme pour les Égyptiens), étant un substitut de soi-même qui perdure par-delà la mort. Mais, en fait, le mobile premier de la thésaurisation n’est pas là. Il est, me semble-t-il, dans le refus d’utiliser son bien. Le thésauriseur est dans l’incapacité psychologique d’utiliser son argent. La jouissance qu’il a à posséder de l’argent et à être riche lui fait refuser les jouissances qu’il pourrait tirer de l’utilisation de son argent. Il sacrifie sa vie et les plaisirs qu’elle peut procurer à son dieu unique : l’argent. Son avarice suscite en lui une forme de pulsion sacrificielle. On peut même imaginer, sans trop forcer les choses, qu’un thésauriseur puisse vendre tous ses autres biens et jusqu’à sa chemise pour se procurer de l’or ou des valeurs thésaurisables (un peu comme, le marchand de Mt 13,45 vend tout ce qu’il possède pour acquérir une perle d’un grand prix). Ainsi, paradoxalement, le thésauriseur est animé par la même pulsion sacrificielle que le moine qui fait voeu de pauvreté et renonce à ses richesses pour les « sacrifier » à son Dieu. Le « voeu d’avarice » et le « voeu de pauvreté » relèvent du même besoin de sacrifice. Et l’avare tire de la jouissance non seulement du fait de posséder, mais aussi de tout sacrifier à sa passion.

Ainsi la thésaurisation, c’est le refus de transformer l’argent en autre chose que de l’argent. Et pourtant,en contradiction apparente avec ce point, l’avare et le thésauriseur gardent toujours leur argent sous forme liquide (l’or étant ici considéré comme une forme de liquidité !), c’est-à-dire toujours prêt à être utilisé sans délai. C’est là un paradoxe que Marx souligne clairement. L’avare garde sa richesse sous forme liquide pour mieux pouvoir l’utiliser, et pour cela, il se refuse à l’utiliser. Le thésauriseur, dit Marx, « rêve de la valeur d’échange de son argent, et c’est pourquoi il ne fait pas d’échange ». Il veut son argent « sous la forme qui le rend constamment apte à la circulation, et c’est pourquoi il le retire de la circulation ». « Il n’a d’intérêt que pour la richesse sous sa forme sociale, et c’est pourquoi, dans la terre, il le met hors d’atteinte de la société » (Citations extraites de Gilles Dostater et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2009). Pour pouvoir toujours avoir de l’argent disponible, il se refuse à en disposer. Mais en fait, ce paradoxe n’en est pas un. En effet, pour le thésauriseur, le fait d’utiliser effectivement son argent casserait l’idée qu’il peut et pourra toujours l’utiliser.

Ajoutons un autre point. L’avare thésaurise son or pour n’en faire aucun usage (il refuse d’utiliser sa « valeur d’échange ») et peut-être aussi parce que, en lui-même, cet or n’a aucune « valeur d’usage ». Il faut en effet faire la différence entre la « valeur d’échange » et la « valeur d’usage ». Ainsi, par exemple, l’eau est un bien qui n’a guère de valeur d’échange (elle n’est que très rarement échangée contre autre chose), mais elle a une grande valeur d’usage puisqu’elle est indispensable à la vie. En revanche, l’or et l’argent n’ont aucune valeur d’usage. En eux-mêmes, lorsqu’ils ne sont pas échangés contre autre chose, ils ne servent à rien, ils ne sont utiles à rien. Ils sont ce que l’on pourrait appeler une valeur morte. Et c’est peut-être justement cela qui fait tout leur prix pour l’avare et le thésauriseur. Ils sacrifient tout pour quelque chose qui ne sert à rien et qui est comme mort. Et c’est sans doute pour cela que l’avarice et la thésaurisation relèvent de ce que Freud appelle la « pulsion de mort ».

Ce lien entre l’or et la mort apparaît clairement dans la légende de Midas (Virgile, Enéide III, 57). Midas souffrait d’une « mortelle soif d’or ». Il demanda à Dionysos de pouvoir transformer en or tout ce qu’il toucherait, ce qui lui fut accordé. Il se rendit compte alors que ce qu’il cherchait à boire et à manger se transformait en or avant qu’il ne puisse assouvir sa soif et sa faim. Son goût pour l’or le condamnait à mourir de faim et de soif. L’or n’a aucune valeur d’usage. Et c’est pourquoi, si on refuse sa valeur d’échange, on peut mourir sur un tas d’or.

On peut dire ceci d’une autre manière. Apparemment, le thésauriseur voit son or comme un moyen (un moyen de calmer son angoisse devant le fait que demain il pourrait manquer d’argent ; un moyen pour que demain, il puisse utiliser la valeur d’échange de cet argent), mais en fait, il en fait une fin. Et en en faisant une fin, il s’interdit par là-même de l’utiliser comme un moyen.

On peut donner un autre exemple de ce même paradoxe. Une jeune fille peut souhaiter rester vierge pour que sa virginité soit pour elle un moyen de trouver un époux et pour mieux se donner à lui de manière exclusive. Mais en fait, ce désir de thésauriser sa virginité peut devenir une fin en soi, et elle reculera toujours plus avant le moment de se choisir un époux en lui offrant sa virginité. Et elle mourra sans doute en étant restée vierge.

De même l’avare ( le thésauriseur) préfère mourir plutôt que d’utiliser son épargne, même s’il prétend qu’il le thésaurise pour pouvoir en vivre ultérieurement. Il prétend être animé par une pulsion de vie (accumuler de l’argent ou pouvoir en jouir ultérieurement), mais, en fait, cette pulsion de vie, par le fait même qu’elle n’est en réalité que fictive et n’est rien d’autre qu’un prétexte, se retourne en un investissement rapace sur l’objet (à savoir l’or et l’argent) qui devrait être vu seulement comme un instrument au service de la pulsion de vie. Ainsi la pulsion de vie se retourne en pulsion vers un objet sans vie (l’or) auquel l’avare finit par s’identifier. La pulsion de vie se gangrène en pulsion de mort. La pulsion de vie, eros, se fait par rapport à un objet, un « bien ». Mais, pour s’exercer de manière bénéfique, elle nécessite un certain jeu entre le sujet et l’objet, et ce pour permettre le désir. Dans la pulsion de mort, le sujet a un investissement si massif pour l’objet de son désir qu’il a du mal à s’en différencier. Il s’identifie à l’objet, il se fait « chose » et il retourne ainsi à son état premier de nonvie, c’est-à-dire à la mort.

De plus, la thésaurisation (ou l’avarice) relève d’une forme de narcissisme, c’est-à-dire d’un désir de rejoindre et de se confondre avec une image fantasmatique et idéalisée de soi (celle d’un être riche, triomphant et pouvant faire la nique au reste de l’humanité). Et ce narcissisme, bien qu’il puisse, à juste titre, être considéré comme une forme de la pulsion de vie (puisqu’il est une forme d’amour et de désir pour une image idéale de soi) se gangrène en pulsion de mort. En effet, l’avare (ou le thésauriseur), dans son désir de poursuivre son rêve de se confondre avec son Moi idéal (c’est-à-dire avec celui qu’il désire être), renonce à s’intéresser à sa vie réelle et à la satisfaction de ses désirs concernant le réel.

Le mythe de Narcisse est tout à fait éclairant sur ce point. Narcisse contemple, de manière narcissique (!), l’image de son visage qui se reflète dans l’eau d’une source. Il est amoureux d’une image de luimême (plus ou moins fantasmée et idéalisée), que Freud et Lacan appellent son « Moi idéal » et, selon le récit, son désir de se confondre avec son Moi idéal le conduit à rester indéfiniment sur la berge et ainsi à se laisser mourir. Autrement dit, sa pulsion pour son Moi idéal le conduit à renoncer à tout désir pour son moi réel. De même, pour l’avare (ou le thésauriseur), le fait qu’il jouisse en rêvant à son Moi idéal (l’image de lui-même riche à tout jamais) le conduit au refus de toute jouissance pour le moi réel.

Le destin de l’avare (ou du thésauriseur) est tragique. Son sacrifice est double. Il sacrifie son moi réel à son Moi idéal. Et de plus, il sacrifie sa vie et les jouissances de la vie sur l’autel d’une divinité (celle de l’or et de la richesse) alors même que celle-ci n’a aucune valeur d’usage (puisque l’or et l’argent n’en ont jamais) et qu’il lui refuse toute valeur d’échange (puisqu’il se refuse à utiliser sa richesse comme un moyen d’échange). Ainsi, il se sacrifie à une idole et à une « valeur » (au sens financier) qui n’ont aucune valeur. Pauvre de lui !, si j’ose dire pour un avare richissime.

Gilles Dostaler et Bernard Maris résument cela en une phrase : « Invention dangereuse, l’argent porte en lui les pires excès lorsque, d’intermédiaire dans les échange, il se transforme en finalité de l’activité humaine. »

Nous voudrions maintenant illustrer notre réflexion par un texte biblique : la parabole des talents (Mt 25,15 ss). Celle-ci distingue très clairement la thésaurisation pour la thésaurisation de l’utilisation de l’argent en tant que valeur d’échange.

Dans cette parabole, les deux premiers serviteurs mettent en circulation les talents qu’ils ont reçus. Certes, en fin de compte(s), si j’ose dire, ils récupèrent de nouveaux talents, en quantité double ; mais ce sur quoi il faut insister, c’est sur le fait qu’entre-temps, ils font commerce de ces talents. Ils utilisent leur « valeur d’échange » et aussi leur « valeur sociale ». En revanche, le troisième serviteur, lui, n’en fait rien. Il thésaurise le talent qu’il a reçu en l’enfouissant dans la terre. On retrouve le sens du secret. Et, à la différence des deux premiers serviteurs, il est vertement blâmé par son maître.

Ce qui caractérise les deux premiers serviteurs, c’est que, en mettant leurs talents dans le commerce ou en les investissant dans les entreprises, ils prennent un risque : le risque de perdre leurs talents. Utiliser son argent, c’est prendre le risque de ne plus en avoir. Au contraire, le troisième serviteur, en gardant son talent sous forme liquide, se refuse à prendre tout risque. Le fait de garder sa richesse sous forme liquide manifeste à la fois un refus d’en jouir et un refus de prendre des risques. Les deux premiers serviteurs, en mettant leurs talents dans le commerce, leur donnent une valeur de flux. En hébreu, l’un des mots que l’on peut traduire par « richesse » a la même racine que « flux ». La richesse a en effet pour vocation d’être un flux irrigant le corps social tout comme le sang est un flux ayant pour vocation d’irriguer le corps. En hébreu, il y a deux autres mots pour désigner la richesse : l’un que l’on peut traduire par « désir » (de fait l’argent relève de la cupidité) et l’autre ayant pour racine « dette » (toute richesse est une dette par rapport à ceux qui sont moins riches que vous). Ils font fructifier leur argent de la même manière qu’une équipe de rugby parvient à marquer un but, c’est-à-dire en faisant passer le ballon, ou l’argent, de main en main, en se faisant « la passe ». L’argent peut effectivement prendre de plus en plus de valeur grâce à sa valeur d’échange (mais ce n’est pas toujours le cas). En revanche, le troisième serviteur refuse de prendre le risque de l’investir dans des entreprises incertaines. Il refuse l’aléatoire, c’est-à-dire la vie.

Pour l’auteur de la parabole, ce serviteur représente le judaïsme qui veut conserver intact et intègre le trésor qu’il a reçu de Dieu et qui ne souhaite pas qu’il soit mélangé au monde profane. En revanche, les deux premiers serviteurs représentent l’Église primitive et spécialement les disciples de Saint Paul qui ont pris le risque de prêcher l’Évangile au sein du monde des païens au risque de « paganiser » et de « dévaluer » ce trésor en le mettant entre les mains des incirconcis. De fait, les talents qu’ils présentent au maître ne sont pas les mêmes que ceux qui leur avaient été remis au départ. Même s’ils ont été multipliés par deux, ce sont des talents profanes. Ils ne sont pas kascher puisqu’ils sont passés par des mains païennes. L’Église primitive, en accueillant les païens à la table sainte, a multiplié le nombre de ses membres, mais, parallèlement, elle a paganisé le trésor du judaïsme, puisqu’elle n’a pas conservé ses règles de pureté rituelle (obligations de la circoncision, du respect du sabbat et d’une alimentation kascher). Le christianisme est de fait une paganisation, certains diront une dévaluation, du judaïsme.

La parabole des talents a fait la joie des entrepreneurs et des banquiers protestants du XVIe siècle parce qu’ils y voyaient une justification du capitalisme (le désir de multiplier les talents qu’ils avaient reçus) et aussi un encouragement à faire prospérer leurs affaires en commerçant avec les païens des Amériques et de Java, alors que les catholiques thésaurisaient sans risque leur patrimoine et n’acceptaient de commercer qu’avec leurs coreligionnaires.

Mais nous voudrions insister sur un point qui risque de surprendre. On comprend généralement la parabole des talents comme un éloge de l’esprit de confiance. C’est cet esprit de confiance qui, dit-on, aurait animé les deux premiers serviteurs et aurait permis leur enrichissement. Mais je voudrais relativiser la place et la portée de cet esprit de confiance, bien qu’il soit devenu l’article fondamental du Credo des financiers, des entrepreneurs et des protestants. Il ne faut pas en effet confondre l’esprit de confiance avec le fait d’accepter de prendre des risques. Ce qui caractérise les deux premiers serviteurs, ce n’est pas la confiance, c’est le fait qu’ils acceptent de prendre des risques en dépensant leur argent dans le commerce et en l’investissant dans des entreprises dont il n’est pas certain qu’elles prospèrent.

La confiance, c’est l’attitude d’esprit qui escompte un accroissement et une réévaluation de la richesse dans l’avenir, c’est l’attitude de celui qui se demande : « Comment puis-je m’enrichir ? » En revanche, la prise de risque caractérise l’attitude de celui qui se demande « Que vais-je faire aujourd’hui de mon argent ? », et qui accepte la dévaluation de son capital. Les deux premiers serviteurs ont accepté de prendre le risque d’une dévaluation du trésor du message du Christ en le remettant aux païens. Ce qui compte pour eux, c’est d’utiliser réellement leurs talents. Ils considèrent que leurs talents leur ont été donnés, vraiment donnés, et non pas seulement prêtés par leur maître. Et de fait, le maître ne leur demandera pas d’en rendre compte, mais plutôt d’en « rendre conte », c’est-à-dire de raconter ce qu’ils en ont fait (cf. la lecture de la parabole par Marie Balmary dans La divine origine). Ils peuvent utiliser leurs talents sans être subjugués et obnubilés par ce qu’ils deviendront demain. Ils peuvent et peut-être même doivent les dépenser en les « incarnant » dans le monde et en utilisant leur valeur d’échange et leur valeur sociale de flux. L’accroissement tardif et inespéré de leur compte en banque n’est qu’une récompense inattendue pour la dépense qu’ils ont accepté de faire de leurs talents.

Notre parabole n’est donc pas une apologie de la recherche de l’accroissement du capital ni de l’esprit de confiance qui serait la condition de la mise en oeuvre de cette quête. La crise actuelle permet d’ailleurs de relativiser l’effet positif de cet esprit de confiance. Si nous connaissons aujourd’hui une grave crise économique, c’est parce que les banques (cf. la crise des subprimes) ont cru que le marché de l’immobilier continuerait à monter et qu’elles pourraient ainsi revendre avec profit les appartements saisis pour défaut de paiement. C’est aussi parce que les investisseurs pensaient que la croissance continuerait et qu’ils pouvaient continuer à exiger des taux d’intérêt égaux ou supérieurs à 15% pour les sommes qu’ils investissaient. C’est aussi parce que Madoff pensait pouvoir continuer indéfiniment à faire prospérer son affaire en ayant « confiance » qu’il pourrait toujours trouver de nouveaux investisseurs pour lui permettre de rembourser ses dettes. Ainsi, c’est un excès de confiance qui est, entre autres, à l’origine de la crise d’aujourd’hui.

On peut compléter ce commentaire de la parabole des talents par quelques remarques sur la parabole du riche insensé (Luc 12,13-20) : « Jésus commença par leur dire “Gardez-vous avec soin de l’avarice, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens, serait-il dans l’abondance”. » Et Jésus rapporte ensuite l’histoire d’un homme qui cherche à amasser ses récoltes dans des greniers de plus en plus grands en se donnant pour projet de pouvoir, le moment venu, se reposer et profiter de sa retraite. Il décrit là le prétexte que se donne l’épargnant pour justifier son goût pour la thésaurisation. Mais, poursuit la parabole, « Dieu lui dit alors : insensé ! Cette nuit même ton âme te sera redemandée et ce que tu as préparé, pour qui sera-ce ? » Et, à la suite de cette parabole, Jésus dispense un enseignement sur la vanité des inquiétudes, et fait une apologie des lys qui ne travaillent ni ne filent.

Ce passage est donc, si besoin était, une confirmation de la lecture que nous avons faite de la parabole des talents. Elle appelle à tirer une jouissance de la richesse que l’on possède, et ce dès aujourd’hui. Elle donne l’exemple des lys des champs comme exemple d’une vie sans souci du lendemain.

L’économiste Keynes (1883-1946) a souvent fait référence à cette image des lys. De fait, il condamne la thésaurisation pour rappeler la valeur d’usage et la valeur sociale de l’argent : « Je nous vois donc libres de revenir à quelques uns des principes les plus sûrs et certains de la religion et de la morale traditionnelle : l’avarice est un vice, l’usure est un délit, l’amour de l’argent est détestable, ceux qui pensent le moins au lendemain sont véritablement sur la voie de la vertu et de la sagesse… Nous honorons ceux qui saurons nous enseigner à cueillir chaque heure et chaque jour de façon vertueuse et bonne, ces gens vertueux qui savent jouir immédiatement des choses, les lys des champs qui ne peinent ni ne filent. » « L’amour de l’argent comme objet de possession, distinct de l’amour de l’argent comme moyen de goûter aux plaisirs et aux réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est, une passion morbide… dont on confie le soin aux spécialistes des maladies mentales. »

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À propos Alain Houziaux

fut enseignant et pasteur de l’Église réformée de France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de réflexion et de spiritualité. Il est intéressé notamment par la rencontre entre théologie et science humaines.

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