En parcourant la façon dont Jésus a été perçu, du siècle des Lumières au XIXe siècle, Gilles Bourquin met en évidence l’importance de l’analyse historico-critique des textes bibliques.
Si le siècle des Lumières fut celui du rationalisme, au XIXe siècle toutes les disciplines scientifiques furent marquées par l’approche historique. En géologie, la stratigraphie conduisit à allonger considérablement l’âge de la Terre, en abandonnant définitivement la chronologie biblique. En biologie, la conception créationniste et fixiste de la nature fut remplacée par la vision évolutionniste du vivant, alors que l’anthropologie fut marquée par la découverte de la préhistoire qui ôta tout crédit à l’historicité du récit d’Adam et Ève.
Dans cette même perspective, l’histoire de Jésus racontée dans les évangiles bibliques fut soumise à la critique des sources historiques des récits. Ce fut la naissance des sciences bibliques actuelles, dites historico- critiques. Déjà au siècle des Lumières, Hermann S. Reimarus (1694-1768) avait fait de Jésus un révolutionnaire politique, dont les disciples, d’abord désemparés par sa mort violente, avaient inventé le récit de la résurrection pour se figurer le succès futur de sa mission messianique.
En 1835 parut la Vie de Jésus de David F. Strauss (1808-1874), rapidement traduite en français, qui provoqua un véritable scandale et la révocation de son auteur. Selon Strauss, les évangiles reflètent avant tout la foi et l’inconscient des premières communautés chrétiennes, exprimés sous la forme de récits mythologiques construits à partir d’un petit noyau de faits historiques réels appartenant à la vie de Jésus. En utilisant la notion de « mythe » pour qualifier les récits évangéliques, Strauss ne veut pas souligner avant tout l’inauthenticité des récits de miracles, mais affirmer qu’ils sont l’expression symbolique d’une vérité supérieure. Pour lui, la religion ne repose pas sur des faits historiques, mais sur des idées. Peu importe donc que les récits évangéliques soient historiques ou non, ce qui compte, c’est la transmission des idées religieuses qu’ils véhiculent.
Trente ans plus tard, en 1863, parut en France la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1823-1892), dont le retentissement fut encore plus grand que celui de Strauss, en raison de son caractère plus artistique que scientifique. Dans un esprit romantique, Renan prétendait en effet remédier au manque de sources sur la vie historique de Jésus par son propre sentiment intérieur, lui permettant de deviner les états d’âme de Jésus et le sens des récits. Il présente Jésus comme un doux rêveur qui parcourt les campagnes de Galilée en souriant à la vie, entraîné par ses partisans dans un drame qui le conduit à la mort.
Entre temps, autour des années 1840 en Allemagne, le théologien Bruno Bauer (1809-1882), affilié au même groupe de penseurs que Karl Marx, les hégéliens de gauche, parvenait à des conclusions beaucoup plus radicales en prolongeant la thèse de Strauss. À ses yeux, Jésus n’est pas l’inventeur du christianisme, mais c’est le christianisme qui a inventé Jésus, de sorte que les récits des évangiles sont une pure fiction, Jésus n’ayant pas existé. Parvenu à ce point, la difficulté, pour Bruno Bauer et les autres tenants de cette critique historique radicale, consiste à montrer comment les communautés chrétiennes ont pu se développer au premier et au deuxième siècle en l’absence d’un fondateur historique. Le manque d’une explication vraiment cohérente et historiquement étayée de l’origine des récits évangéliques et du christianisme en l’absence de Jésus explique le peu d’influence que cette critique radicale a exercée jusqu’à aujourd’hui, alors que la question de l’origine du christianisme demeure ouverte à la discussion.
Pour faire un don, suivez ce lien