L’ « art pauvre », apparu en Italie dans les années 1960, utilise des produits banals dans une attitude critique envers la société de consommation, et privilégie l’acte créateur plutôt que l’objet final.
Dans le couloir central du Centre Pompidou, cette immense tapisserie (on ne voit pas tout d’abord qu’il s’agit d’une tapisserie tant les points sont fins) attire l’attention par le contraste de ses belles couleurs, en apparence non figuratives.
En apparence seulement car lorsqu’on s’approche on découvre qu’il s’agit d’un gigantesque patchwork réunissant mille figures ; la plupart sont des silhouettes humaines.
En regardant de vraiment près on constate qu’il s’agit d’une immense broderie. L’auteur en a tracé le dessin et lors d’un voyage au Pakistan en a confié la broderie à des femmes afghanes qui s’y étaient réfugiées après l’invasion soviétique. Un cartel du musée indique qu’il les a laissées libres de décider de la répartition des 84 couleurs, étant entendu que la quantité de fil disponible pour chacune d’elles est la même.
Alighiero Boetti avait participé au mouvement italien de l’« Arte povera », l’art pauvre, qui se rapprochait de la réalité populaire en n’utilisant que des matières de la vie courante (du papier, du bois, du sable, de la corde, de la toile de jute). Dans le cas des broderies par les femmes afghanes, le fait de leur laisser une grande liberté dans leur travail démocratisait en fait cette oeuvre, lui conférait une propriété artistique collective et en ôtait le prestige au seul auteur.
L’individualité de ces figures aussi étroitement assemblées les unes aux autres et dans tous les sens n’apparaît pas au premier coup d’oeil. On les voit comme une masse compacte et indistincte dont les couleurs seules tranchent sur le blanc du mur. Ainsi en est-il, sans doute dans l’esprit de l’auteur, de la foule italienne (ou pakistanaise) sur les trottoirs des cités et dans leurs autobus.
Vision oppressante et angoissante d’une humanité si nombreuse que l’on y disparaît, que l’on y perd son individualité pour n’être plus qu’un grain de poussière que personne ne remarque plus.
Une silhouette que, néanmoins, les brodeuses afghanes ont méticuleusement brodée de couleurs attentivement sélectionnées. Couleurs si claires et si gaies que, finalement, la particularité de chacun est soulignée et valorisée.
L’Art Pauvre tendait à réévaluer l’humble réalité des objets ordinaires de la vie quotidienne que personne n’avait évidemment la moindre idée de regarder comme précieux. Cette tapisserie d’Alighiero Boetti – et des femmes afghanes – par la vivacité des couleurs qui composent la masse informe des hommes et des animaux du monde et par l’extrême finesse de leur broderie, en montre la beauté et certains diront la transcendance.
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