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Jonas, Abraham et l’expérience de Dieu

Les différentes voix bibliques qui expriment des croyances contrastées sur Dieu font partie du grand « concert des points de vue qui s’expriment dans la Bible », selon la jolie expression de Sophie Schlumberger dans une colonne d’Évangile et liberté. Parmi celles qui me frappent, j’ai eu envie de partager quelques réflexions à propos de deux d’entre elles, qui nous interpellent, me semble-t-il, toujours aujourd’hui, sur les questions de la justice, de la liberté et du destin… notamment celle de la liberté de ce Dieu si proche et si surprenant.

 Jonas, ou la désillusion d’un Dieu qui ne fait pas ce qu’il dit

S’il est un personnage qui relève de la farce, c’est bien celui de Jonas :
• un prophète du Seigneur qui pense pouvoir échapper à sa mission en s’enfuyant à l’ouest quand le Seigneur lui dit d’aller à l’est ;
• un gros poisson qui avale le prophète et dans le ventre duquel celui-ci survit trois jours et trois nuits ;
• une ville à trois jours de marche avertie en un jour ;
• une population qui croit le prophète et proclame spontanément un jeûne ; un roi zélé, qui se repent d’un coup, au point de faire jeûner même les animaux ;
• et un prophète colérique, qui reproche à Dieu sa bonté, et souhaite mourir parce que la plante qui lui donnait de l’ombre a péri.
Dans ce récit merveilleux, tout n’est que caricature et rebondissements improbables ; et pourtant…
Il n’y a pas que les conteurs d’histoires pour enfants qui se sont emparés de ce texte. Les premiers chrétiens par exemple, en ont fait un signe de la résurrection du Christ.

Mais ce sont les paroles finales de Dieu, éblouissantes, qui ont enthousiasmé maints lecteurs modernes : « Toi, tu as pitié de cette plante pour laquelle tu n’as pas peiné et que tu n’as pas fait croître ; fille d’une nuit, elle a disparu âgée d’une nuit. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive la grande ville où il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne savent distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes sans nombre ! » (v. 4,10- 11, TOB). Malgré certaines interprétations divergentes, selon lesquelles la dernière phrase serait l’annonce prophétique de la destruction de Ninive, je préfère lire le texte dans le sens où il nous y invite : Dieu est le Dieu de tous les humains ; sa miséricorde peut s’étendre à eux tous. D’aucuns penseront peut-être que, dans ce récit, tout relève vraiment de l’improbable et du merveilleux…

Il y a cependant davantage, car ce point d’orgue final ne doit pas occulter le reste du récit.  Entrons-y un instant.

Le texte met en scène Jonas fils d’Amittaï, prophète du huitième siècle avant Jésus-Christ, connu du second livre des Rois, mais présenté ici de façon intemporelle : on ne sait rien de sa vie, ni de sa ville de résidence ni du roi qui est alors sur le trône de Ninive. D’un côté, cet homme connaît le Seigneur ; il n’est pas surpris que ce dernier s’adresse à lui, puis, au fond de l’océan, il se tourne spontanément vers Dieu, sans pour autant confesser de faute ou faire acte de contrition ; ou encore, dans la dernière scène, il dialogue avec lui de façon familière et serrée.

D’un autre côté, Jonas va vivre une expérience existentielle, qui devrait profondément transformer sa façon de comprendre Dieu. Suivons donc le prophète : dans un premier temps, il se rebiffe en silence et s’en va, mais il est saisi par plus fort que lui et emmené au fond du gouffre. Son attitude change, il crie alors à Dieu humblement, et il est entendu. L’histoire n’est pourtant pas finie : il doit réaliser son travail de messager, et faire l’expérience amère que Dieu ne détruit pas Ninive. Ses émotions deviennent dès lors très instables :

il s’enfonce tout d’abord dans un autre gouffre, celui de la colère et de la déprime ; cela ne le coupe pas de Dieu pour autant, au contraire ; il s’adresse à lui pour lui reprocher sa bonté et lui demander la mort ;
un ricin pousse, et il retrouve la joie ; l’ombre d’une plante lui redonne un soleil intérieur ;
mais le lendemain, celle-ci meurt et Jonas sombre de nouveau dans une déprime mortifère.
Bref, c’est dans les peurs, les angoisses, le découragement, l’épuisement peut-être, la colère et la déception en tout cas, que Jonas doit apprendre dans sa chair et dans son cœur que Dieu n’est pas celui qu’il croyait.
L’autre acteur de cette pièce, c’est Dieu, dont l’attitude est ambivalente : d’un côté, très ferme, il veut que son prophète fasse son travail, quitte à le mettre en danger. D’un autre côté, il interagit avec lui avec une certaine finesse et en appelle plusieurs fois à sa conscience :

Quand Jonas demande la mort la première fois, Dieu lui réplique par une question : « As-tu raison d’être en colère ? » (v. 4,4). Jonas ne répond pas, mais sort de la ville pour protester en silence.

Lorsqu’il déprime pour la seconde fois, Dieu revient à la charge dans ce nouveau contexte : « As-tu raison d’être en colère au sujet de cette plante ? » (v. 4,9). Cette fois Jonas répond, mais sans explication, juste pour affirmer son bon droit, « Oui, j’ai de bonnes raisons d’être en colère au point de désirer mourir. » (v. 4,9).

Alors le Seigneur lui parle de pitié, et finit par l´exclamation que nous avons lue, qui est peut-être aussi la dernière question : « et tu voudrais que moi, je n’aie pas pitié de Ninive… ! ? » (v. 4,11). Le texte s’arrête ici. Il ne dit pas comment Jonas réagit ou quel est l’impact de ce dialogue dans sa vie ; c’est à nous, lecteurs de ce texte, de l’imaginer, et nous sommes du coup nous aussi interpellés dans notre conscience et touchés dans nos émotions : sur la question de la pitié, dans les termes du texte, mais peut-être dirions-nous aujourd’hui plutôt, sur la question du rapport à l’autre, de l’empathie… de l’« amour du lointain » serais-je tenté de le reformuler.

Dieu persiste : il n’abandonne pas ses créatures, ni les Ninivites qui ne le connaissent pas, ni son prophète qui croit le connaître. Directement ou indirectement, il leur parle. Et comme nous, plus de deux mille ans plus tard, les acteurs du récit doivent s’ouvrir au message ; faire des choix aussi, ici dans leurs comportements, là dans leurs sentiments ; et réapprendre que le tout Autre… est tout autre.

Mais avant d’y revenir, examinons une autre histoire, apparemment très différente. Elle n’est pas beaucoup moins fantastique, et concerne aussi le sort d’une ville.

 Abraham, et le Dieu avec qui on peut discuter

Auprès de son chêne, Abraham ne vit pas heureux. Il lui manque un fils légitime. Dieu a promis de donner le pays à sa descendance, mais à ce jour c’est à travers le fils de la servante de sa femme que cette promesse doit s’accomplir… Abraham supporte en silence.

Un jour pourtant, comme Genèse 18 le raconte, il reçoit une visite surprise. Trois hommes se présentent à lui, et Abraham, qui visiblement reconnaît tout de suite des personnages divins, les retient sans hésiter. À la fin du repas, les voyageurs, qui parlent au nom du Seigneur, lui annoncent la grossesse de Sara, puis se remettent en route. Abraham, certainement troublé et heureux, fait quelques pas avec eux. Ils lui apprennent alors qu’ils se dirigent vers Sodome et Gomorrhe, pour vérifier si la méchanceté de leurs habitants est aussi grande qu’on le dit. Abraham est troublé et il réagit. Est-ce parce qu’il a de la famille ou des amis à Sodome ? Ou parce qu’il est ému de compassion ? Le texte indique plutôt qu’il est préoccupé par la justice et la réputation d’un Dieu qui risquerait de prononcer un jugement inique. Il engage alors avec Dieu une discussion quelque peu surréaliste, pour s’assurer que ce dernier ne fera pas périr le juste avec le pécheur. À force de répéter son argument encore et encore, humblement mais obstinément, il obtient du Seigneur la promesse qu’il ne détruira pas ces villes s’il y trouve dix justes.

Reprenons. Ce curieux récit met lui aussi en scène deux personnages principaux.

Abraham tout d’abord, qui aime Dieu et le reconnaît quand il lui apparaît, l’honore d’un banquet, discute avec lui respectueusement, mais directement. Dieu est son Seigneur, mais un Seigneur qu’il peut inviter chez lui, avec qui il peut discuter, et qu’il peut tenter de convaincre.

Dieu ensuite, qui aime Abraham. Il soulage son cœur en lui promettant un fils ; il proclame tout le bien qu’il pense de lui ; il lui fait part de ses projets, et accepte qu’Abraham porte un regard critique sur son projet.

Contrairement à ce que l’on voit dans le livre de Jonas, la relation entre Dieu et Abraham est excellente, et les auteurs ne dessinent aucune évolution sur ce plan. Une telle relation relève presque du fantasme de tout croyant : vivre une épiphanie ! Recevoir chez soi Dieu dans un corps. Manger avec lui. Lui parler les yeux dans les yeux. Recevoir sa bénédiction… Quel rêve !

Pourtant le Dieu d’Abraham se présente sous un jour surprenant :

Tout d’abord le texte est flou sur l’identité de ces « trois hommes ». Trois anges pour certains, mais ils parlent comme Dieu le ferait, et l’un des trois est présenté comme le Seigneur ; une image de la Trinité pour les apologètes chrétiens, mais c’est anachronique, et les trois ne sont pas présentés sur un pied d’égalité ; au début du chapitre 19, les deux d’entre eux qui vont à Sodome sont appelés des « anges ». Il faut donc plutôt imaginer deux anges et le Seigneur, si on s’en tient à ce qui est écrit, et s’il faut à tout prix défendre la cohérence du récit sur ce point.

Le texte n’est pas clair non plus sur les intentions premières de Dieu. En effet, pour Abraham, il y a apparemment un vrai risque que Dieu ne fasse pas une distinction entre les bons et les méchants ; d’où sa longue requête. Mais si on s’en tient au texte, Dieu ne dit pas qu’il va détruire Sodome et Gomorrhe ni, le cas échéant, qu’il n’épargnera personne. Il dit seulement qu’il veut vérifier par lui-même et juger ensuite ; puis, selon la lecture originelle du passage, « le Seigneur se tint debout devant Abraham » (v. 18,22), comme s’il attendait de lui une réaction… et c’est bien ce qui arrive. Abraham lit-il entre les lignes, ou sent-il que, de fait, la résolution de Dieu est déjà prise ? Ou connaît-il si bien les habitants de ces villes qu’il ne se fait guère d’illusions sur ce que Dieu trouvera ? Il a un doute ou une crainte, et veut donc rendre Dieu attentif à l’hypothèse qu’il y a peut-être quand même quelques personnes à sauver. Il plaide pour que cet aspect de la justice soit garanti. Cependant, rien dans le texte ne nous oblige à épouser les craintes d’Abraham ni ne nous permet de conclure que l’auteur et les lecteurs de l’époque imaginent un Dieu moins juste que son serviteur. Il est prêt, par contre, à entendre ce qu’Abraham a à dire, et à lui faire les promesses qu’il demande.

Dans cette histoire, c’est moins le patriarche que nous, lecteurs et lectrices du vingt-et-unième siècle, qui sommes confrontés à l’altérité de ce Dieu ; ou plus exactement à une image de Dieu très différente de celle à laquelle les systématiciens nous ont habitués. À cause des anthropomorphismes bien sûr : un Dieu qui descend sur terre pour vérifier si ce qu’il a entendu est correct, ou qui mange avec Abraham et lui fait des confidences. Mais aussi un Dieu qui accepte que son serviteur se mêle de la façon dont il exerce la justice, et ne s’énerve pas si ce dernier revient à la charge plusieurs fois. On est loin du monarque absolu et tyrannique que d’aucuns ont imaginé.

Notre étonnement s’explique en grande partie par la distance chronologique de ce texte plus de deux fois millénaire. Il a été écrit et probablement recomposé plusieurs fois par des gens qui ne vivaient et ne pensaient pas comme nous, dans des sociétés encore très patriarcales, avec des conceptions du monde archaïques, dans lesquelles, notamment, le hasard n’a pas de place. Il n’est dès lors pas surprenant que leur vision de Dieu et leur façon de le représenter dans des textes soient très différentes des nôtres.

Certains tenteront peut-être de rationaliser, et diront que Dieu connaît, depuis le début, la méchanceté des habitants de ces villes et que cette enquête divine est une façon de parler. D’autres affirmeront qu’il met Abraham à l’épreuve, veut voir sa réaction, qu’il n’a jamais eu l’intention de tuer des justes, et peut très bien les sauver tout en punissant les méchants comme du reste l’indique la suite de l’histoire. D’autres encore, sensibles aux constructions littéraires, affirmeront que la fonction de ce récit est de justifier la destruction de ces villes, dans lesquelles il n’y a, in fine, pas même 10 justes. Les derniers remarqueront enfin que c’est une histoire ou un mythe, que personne n’a été historiquement tué ; d’où une exagération littéraire tout à fait compréhensible dans ce contexte.

Peut-être… mais ce n’est pas le propos de Genèse 18 et 19. Si nous entrons dans le récit, Dieu dit simplement à Abraham ce qu’il va faire, et celui-ci intercède pour la vie des justes… pour que Dieu reste Dieu. Il y a clairement ici une réflexion sur le thème toujours actuel de la justice et de la volonté divine, lié aussi à une certaine conception de la liberté et du destin.
Reprenons donc ces histoires sous cet angle, en toute subjectivité, dans l’ordre chronologique probable de leur conception.

 Question de justice

Nous l’avons vu, cet épisode de l’histoire d’Abraham pose la question de la justice. Comme chez Jonas, l’enjeu est la destruction d’une ou deux villes, et dans les deux cas il y a une interaction entre Dieu et un être humain, qui a sa propre sensibilité en matière de justice.

Pour Abraham, il est important que les justes ne soient pas frappés avec les injustes. Pourquoi s’arrête-t-il alors au chiffre de dix justes ? Que se passerait-il si Dieu n’en trouve que six ou sept ? Le texte ne donne pas de réponse, mais elle se trouve peut-être simplement dans la logique du récit : Lot et sa famille n’ont pas sauvé la ville, dans laquelle visiblement Dieu n’a pas trouvé d’autres justes. À la fin de cette histoire, le juste est sauvé, les méchants sont détruits et le mal a cessé.

De son côté, le livre de Jonas oppose clairement deux types de justice. Celle du prophète, impitoyable, qui veut la destruction de la ville et de ses méchants habitants. Serait-ce parce que les Ninivites ont mal agi que Dieu devrait les châtier ? Y a-t-il dans sa position un relent de nationalisme contre une ville païenne mal aimée ? Ou peut-être, plus formellement, prend-il cette affaire personnellement, parce que Dieu s’est rétracté et a fait de lui, de facto, un faux prophète ? Certes, on peut blâmer Jonas mais, selon le récit, les Ninivites ont fait le mal et leur méchanceté est montée jusqu’au ciel : quoi de plus juste alors qu’ils soient punis ? … Dans cette histoire, la justice de Dieu est différente, supérieure : si des pécheurs se repentent, Dieu les entend et adapte sa sentence ; n’est-ce pas en fin de compte le but d’une justice bien comprise que les êtres humains regrettent le mal commis et ne le répètent plus ?
Les deux histoires se déroulent dans un monde où les punitions collectives sont la norme. C’est ce que Jonas approuve et que Dieu envisage jusqu’à ce qu’il soit touché par le repentir collectif des Ninivites, et qu’il donne à Jonas une leçon de justice pédagogique. Quant à Abraham, il combat la notion de punition collective, car Dieu ne peut pas faire périr le juste avec le méchant, ou à cause de lui.

Abraham ne veut pas que l’exercice de la justice génère de nouvelles injustices. Qui peut dire qu’aujourd’hui notre monde n’a pas besoin d’une progression de la conscience collective sur cet aspect de la justice ? Évoquons un instant quelques domaines d’actualité : Black lives matter, les « féminicides », les banlieues abandonnées aux mafias de toute sorte, l’antisémitisme, la cancel culture, l’accès aux vaccins dans le Tiers-monde, l’obligation du passe sanitaire, ou l’éternelle question de l’enrichissement effréné des gens déjà très riches etc. autant de domaines qui soulèvent non seulement la question des injustices premières, qu’il faut urgemment corriger, mais aussi celle d’une manière équilibrée de le faire, de façon à ne pas créer de nouvelles injustices. Ou, en termes plus bibliques, notre monde n’a-t-il pas plus que jamais besoin de la vision d’un Dieu attentif aux cris contre la méchanceté, pour y mettre fin, mais de façon juste, et avec miséricorde ?

En réalité, Abraham va au-delà, et demande un renversement de la logique collective : plutôt que de frapper des justes à cause de la méchanceté des injustes, il faut sauver les injustes grâce à la justice d’un petit nombre, dit-il à Dieu. Et Dieu acquiesce. Ici, notons-le bien, il n’est pas question du repentir des méchants, qui ne seraient simplement pas exterminés parce que quelques justes vivent parmi eux. Et le texte n’évoque pas non plus d’éventuels autres châtiments plus spécifiques ou appropriés.

Cette façon d’envisager la justice collective dans l’autre sens, qui aboutit à ne pas punir les coupables, ne pose-t-elle pas aussi, somme toute, un gros problème de justice ? Est-il vraiment juste de sauver des injustes grâce à la justice de quelques-uns voire d’un seul ? Le récit de Sodome ne va pas jusque-là, mais on voit, me semble-t-il, déjà poindre une problématique centrale du Nouveau Testament, toujours actuelle : celle de la grâce divine ouverte à tous et à toutes, liée à la vie, la mort et la résurrection d’un seul Juste… gardons-nous de jeter trop vite la première pierre aux idées d’Abraham.

 Question de liberté

Ces histoires soulèvent également la question de la liberté.

La liberté de Jonas, tout d’abord, et de façon complexe. D’un côté, nous l’avons vu, Jonas n’a pas le choix : il doit aller là où il ne veut pas, et il ira quand même ! On pourrait même soutenir que, dans son aventure maritime, il perd sa liberté de parole : si l’on s’en tient au texte, la mission initiale de Jonas est de prononcer des menaces contre Ninive, sans autres précisions. Mais quand Dieu le renvoie à Ninive pour la seconde fois, il lui ordonne de répéter des mots qui ne viendront pas de lui : « Lève-toi, va à Ninive la grande ville et profère contre elle l’oracle que je te communiquerai » (v. 3,2). Le contenu du message n’est pas donné ici, mais il n’y a aucune raison de penser qu’il diffère de celui que Jonas proclame, selon la TOB : « encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous » (v. 3,4), c’est-à-dire, comme la plupart des traducteurs et des exégètes, mais aussi comme Jonas et les Ninivites de l’histoire le comprennent, la ville sera « détruite ». D’un autre côté, sur le plan intérieur, Jonas est appelé à se libérer de ses sentiments négatifs. Le même Dieu qui le force à aller à Ninive entre en dialogue avec lui, et le soigne de la colère qui l’emprisonne. Il tente, mais sans contrainte cette fois, de le faire sortir de son obstination et de sa rage ; il lui montre la porte en quelque sorte, que Jonas devra franchir… y parviendra-t-il ?

La liberté des Ninivites ensuite. Le message de Dieu est sans appel : pas de conditions, pas de prédication ou d’appel à la repentance ; la sentence est proclamée, le couperet va tomber, dans quarante jours Ninive sera bouleversée ! Mais les Ninivites sont libres : de façon très inattendue, ils proclament spontanément un jeûne de repentance, et le roi, qui leur emboîte le pas, demande à ses sujets d’utiliser leur liberté pour cesser de mal agir… ce faisant, ils changent le cours du destin, le leur, et celui de toute la ville, pour un temps du moins ; en fin de compte la ville est bel et bien bouleversée, mais positivement, et pas dans le sens premier de l’oracle.

Quant aux gens de Sodome, toutes proportions gardées, leur cœur est très différent de celui des Ninivites. Ils n’ont, certes, pas reçu le message d’un prophète, mais Lot essaie tout de même de leur faire entendre raison… en vain (v. 19,7). Librement ils refusent, et en refusant, confirment la rumeur qui était parvenue aux oreilles du Seigneur.

Arrêtons-nous maintenant sur la liberté de Dieu, dans ces deux textes.

Dans l’épisode de Mamré, Dieu n’est plus sur son trône ; il est descendu vers les humains, certes pour réconforter son ami, mais surtout pour mener une enquête. « La plainte contre Sodome et Gomorrhe est si forte, leur péché est si lourd que je dois descendre pour voir s’ils ont agi en tout comme la plainte en est venue jusqu’à moi. Oui ou non, je le saurai. » (v. 19,20- 21). On est ici à mille lieues du Dieu omnipotent et omniscient de la théodicée, à moins d’imaginer qu’il joue la comédie. Dieu n’est ici pas tout à fait sûr de ce qui se passe sur la terre, et donc pas tout à fait sûr non plus de ce qu’il va décider ; il a un dernier scrupule. Ce n’est pas qu’il soit ignorant, faible, ou indifférent ; au contraire, il sait que Sara a ri, et il connaît quelque chose des péchés de Sodome. Il n’est pas impuissant non plus, puisqu’il peut faire concevoir un enfant ou brûler des villes. Mais il ne sait pas tout, et il en est conscient. Si Dieu était omniscient, le dialogue avec Abraham n’aurait aucun sens : celui-ci aurait assisté, passif et silencieux, à la destruction des deux villes ; peut-être aurait-il reçu une explication, mais il serait resté à l’extérieur d’un drame sur lequel il n’aurait eu aucune prise. Les auteurs savent-ils que le champ de liberté d’Abraham est au prix de l’omniscience divine ? Bien qu’elle soit problématique, cette idée qu’il puisse exister un espace de l’activité humaine qui échapperait à la connaissance divine n’est pas sans intérêt théologique, mais ce n’est pas ici le lieu de l’explorer.

En outre, Dieu est prêt à écouter l’avis des humains qu’il aime. On a même l’impression qu’il suscite la discussion. C’est parce que Dieu hésite quelque peu dans ses résolutions et qu’il s’ouvre à Abraham, que cette discussion saisissante a lieu… L’intervention d’Abraham implique aussi l’idée que Dieu peut être infléchi par la prière de son serviteur, donc, de ce point de vue aussi, que tout n’est pas joué d’avance !

Dans le récit de Jonas, l’image de Dieu a évolué, elle est plus proche de la vision traditionnelle : Dieu connaît le présent, et décide à partir de celui-ci. En revanche il ne connaît pas tout de l’avenir, du moins n’anticipe-t-il pas le repentir des Ninivites.

Surtout, ses sentences ne sont pas définitives. Le roi de Ninive espère du reste une certaine flexibilité divine, et s’interroge : « Peut-être qu’ainsi Dieu reviendra sur sa décision, renoncera à sa grande colère et ne nous fera pas mourir » (v. 3,9). Jonas l’affirme, et se met en colère : « Je savais que tu es un Dieu bienveillant et plein de tendresse, lent à la colère et d’une immense bonté, toujours prêt à revenir sur tes menaces » (v. 4,2). L’histoire leur donne raison. Dans un système de pensée où, comme nous l’avons vu, le hasard n’a pas de place, la liberté de Dieu ainsi conçue introduit de l’inattendu dans le déroulement des événements ; d’un autre côté, selon une théologie qui n’est pas propre à ce livre, Dieu répond positivement à la repentance des humains, et change d’avis en s’adaptant aux nouvelles circonstances. Bref, ce Dieu-ci se sent tout à fait libre de ne pas faire ce que son propre prophète a dit en son nom, quitte à le ridiculiser ou à en faire un faux prophète… à moins que, comme nous l’avons vu, le bouleversement annoncé ne soit pas celui que le prophète, les Ninivites, et bien des commentateurs ont compris. Ironie encore.

Somme toute, dans les deux récits, Dieu est libre et peut adapter ses résolutions jusqu’au dernier moment. Il n’est pas un grand planificateur qui a tout prévu et tout décidé d’avance ; les événements terrestres ne sont pas l’exécution d’une partition céleste déjà écrite. C’est bien Dieu qui décide ; mais ici il a pitié ; là il hésite mais en discute volontiers, et il peut être infléchi : quand il se sépare d’Abraham, le sort des villes n’est pas encore scellé… il laisse une chance à Sodome et Gomorrhe… combien de justes trouvera–t-il ?

 Conclusion : avenir, destin et « plan de Dieu » ?

La question de la liberté rejaillit naturellement sur celles de l’avenir et du destin.

Dira-t-on qu’il y a deux villes et deux destins différents ? Non ! Car les auteurs des deux histoires, dans leur contexte respectif et avec la conception du monde qui est la leur, dépeignent un avenir ouvert pour les deux villes et leurs habitants. Leur sort dépend directement de leurs décisions et de leurs actions, même, dans le cas de Ninive, après que la sentence divine a été proclamée.

Comme sur la question de la justice, le récit d’Abraham ouvre ici aussi une dimension supplémentaire : non seulement l’avenir est ouvert, mais les êtres humains peuvent l’influencer aussi en ce qui concerne les autres. Certes ce n’est pas par le dynamisme de sa pensée ou la vaillance de son bras qu’Abraham intervient pour les justes de Sodome et Gomorrhe, mais par le dialogue avec Dieu. C’est par son intercession qu’il s’assure de la justice divine, non pas en sa propre faveur, mais en faveur de ses voisins.

Prendre conscience que Dieu est libre et qu’en dépit des déterminismes du passé, l’avenir reste en partie ouvert n’est pas sans conséquence sur l’appréhension de concepts tels que le « destin individuel », la « providence », l’« économie divine » ou le « plan de Dieu », suivant la tradition et les croyances personnelles de chacun. C’est même une clef pour ne pas croire que tout est joué dans nos vies ou dans l’histoire du monde. À une époque qui voit se réaffirmer des lectures très littérales de la Bible, il vaut la peine de le répéter et de l’expliquer aussi souvent que nécessaire : Dieu est libre ! Le Tout autre est miséricordieusement juste, mais il est libre, et ne se laisse pas enfermer par des textes, pas même par les paroles que les textes lui attribuent… l’avenir est ouvert, du moins en partie.
Les évangiles affirment qu’il suffit de demander avec foi pour recevoir… l’auteur de Jonas (et peut-être aussi notre expérience d’un certain type de prières) nous rappelle que Dieu écoute, mais librement.

Si de « saintes colères » nous poussent à souhaiter la destruction de tous les corrompus, les exploitants, les rapaces de la planète, Jonas nous rappelle que Dieu préfère leur repentir, et Abraham nous enjoint de ne pas créer de nouvelles injustices.

Dans l’Apocalypse, Jean brosse les images d’une parousie sanglante et dévastatrice… mais comme Jonas a dû l’apprendre, Dieu n’est prisonnier d’aucun plan ; parfois même il hésite ; et comme Abraham le demande, il peut sauver des pécheurs à cause des justes qui les côtoient… Dans nos éventuelles conceptions eschatologiques, et de façon plus large, dans notre vie quotidienne, sommes-nous du côté de Jonas ou d’Abraham ?

À tous ceux qui pourraient trouver du réconfort dans l’idée d’une économie divine minutieusement planifiée, la pseudo-farce d’un livre déjà plus qu’ancien et le marchandage d’un vieil homme avec son Seigneur rappellent de façon toujours actuelle qu’avec Dieu on peut s’attendre à des surprises. Et même si on veut le concevoir au gouvernail de l’histoire du monde, on ne peut pas être sûr des déroulements futurs… car sa bonté les rend imprévisibles.

Certes, en bons lecteurs critiques du XXIe siècle, nous avons une autre perception de l’action divine que les auteurs de l’Antiquité. Nous rationalisons les promesses bibliques et relisons les prophéties avec d’autres interprétations… ou ne les relisons peut-être même plus ; nous les contextualisons, y voyons la vision particulière et imparfaite que les anciens avaient de Dieu, et ne nous sentons donc pas liés par elles. Mais, quelle que soit la promesse écrite dans le texte et la façon dont nous la lisons, ou quel que soit le sentiment de notre propre destinée, il n’est pas inutile de rappeler que Dieu est libre ! Miséricordieux, juste… et libre.

Les deux récits rappellent que notre propre avenir dépend aussi de nous, et celui d’Abraham suggère même que nous pouvons l’infléchir pour les autres ; du reste, d’autres l’ont-ils peut-être déjà infléchi pour nous ? Certes, imaginer influencer Dieu pour changer le cours des événements soulève de graves problèmes théologiques. Mais au-delà d’une première lecture, c’est également oser affirmer qu’il n’existe pas de destin strict, pas d’avenir fixé préalablement, déterminé et inamovible. Et c’est croire aussi que notre relation avec Dieu peut jouer un rôle dans cette dynamique. C’est une pensée libératoire : avec ou sans Dieu, mais bien mieux avec Dieu, nous pouvons faire quelque chose, non seulement pour notre avenir, mais aussi pour celui de nos prochains, de nos amis, de notre terre…
En fin de compte, ce n’est pas dans telle ou telle lecture de tel ou tel passage biblique que s’enracine notre confiance en l’avenir, le nôtre individuellement, celui de nos familles, de nos Églises, du monde entier… mais bel et bien dans la liberté du Dieu miséricordieux avec lequel nous sommes en communion.

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot  » L’avenir est ouvert « 

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À propos Patrick Andrist

est chercheur à la faculté de théologie protestante de l’université Ludwig-Maximilian de Munich et privat-docent à la faculté des lettres de l’université de Fribourg. Ses deux domaines de recherche sont les manuscrits anciens, en particulier les Bibles, et la polémique religieuse dans l’Antiquité.

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