On a proposé plusieurs lectures de cette tragédie, notamment qu’elle soit la dénonciation de la déchéance d’Israël, de ce qui se passe dans une société qui tourne le dos à Dieu, dans un chaos où la loi du plus fort est érigée en justice. Dans ce contexte, proche de certains aspects contemporains, les plus vulnérables, dont les femmes, paient un lourd tribut.
Cette femme, anonyme comme tant d’autres dans les Écritures, est seulement surnommée « la concubine du lévite », c’est-à-dire son épouse de second rang, sans doute une esclave achetée par cet homme. Elle quitte son mari car « elle s’est fâchée contre lui », sans que le texte ne précise le motif (v. 2). Mais ce fut sans doute suffisamment grave (violence domestique ?) pour qu’elle désire retourner vivre chez son père. Selon certaines traductions, elle a été « infidèle » à son mari ou elle s’est « prostituée », ce qui est excessif. Un moyen peut-être de rendre responsable la victime du drame qui la frappe ensuite et de justifier la conduite du lévite ? Rappelons qu’une épouse infidèle aurait mérité la mort, or elle a pu se réfugier chez son père.
Quatre mois plus tard, le lévite part chez son beau-père pour la ramener (avec ou sans son consentement). Or, sur le chemin du retour (pour rentrer « chez moi », précise-t-il, et non « chez nous »), alors qu’ils sont hébergés par un vieil homme, il la donne à une bande de voyous pour sauver sa peau : elle est violée toute la nuit par ces étrangers. Dans un dernier souffle de vie après ce viol collectif, cette « tournante » nocturne, la femme s’effondre sur le seuil de la maison où son époux passait la nuit. Le matin venu, alors qu’il la découvre gisante, les mains sur le seuil de la porte, comme un ultime appel à l’aide, il n’a pas un mot de compassion, pas un geste de secours. Il lui demande de se relever ! Mais cette femme ne répond pas, elle est morte… Il finira par la découper en morceaux, douze morceaux, Poujolun pour chaque tribu d’Israël, afin de demander justice. Le lévite sera vengé, mais sans que cela ramène à la vie cette femme, sa femme, pour toujours anonyme, ni que cela lui apporte justice à elle. « Et le vent emporta son nom comme il avait dispersé son corps, sans sépulture, sans tendresse et sans pardon. » (Jacqueline Kelen. Les femmes de la Bible)
Cette histoire sordide est comme l’écho du cri de toutes ces femmes, nos sœurs, qui à travers l’Histoire ont subi, subissent encore à des degrés divers la violence, l’oppression, l’abus.
Ce qui me frappe dans ce récit, c’est son réalisme, presque insoutenable. Ici comme ailleurs dans la Bible, il n’y a pas de langue de bois, pas de faux-semblants : on nomme les choses par leur nom, on n’élude pas le problème, on le décrit, dans toute sa réalité abjecte, voire son atrocité. Ces textes montrent que parfois le couple ou la famille peut devenir un poids, une blessure, une prison. Un lieu de détresse, de frustration, de compétition et même parfois de mort. Les questions qui fâchent, les sujets qui font mal sont abordés de façon très crue : le viol (par des inconnus comme ici, ou par des intimes), les violences familiales, la stérilité, l’abandon, la rivalité fraternelle, la vengeance, la trahison…
Cela nous interroge : pourquoi les Écritures contiennent-elles autant d’histoires évoquant aussi brutalement les souffrances de la vie ?
Je pense que ces récits authentiques, sans masques, nous poussent à nous dire en vérité aussi. Car c’est à cette condition que nous serons en mesure d’accueillir Dieu dans notre réalité, lui le Dieu-Emmanuel, « Dieu avec nous », qui n’a pas peur de nous rejoindre là où nous en sommes. Les Écritures sont un modèle, un encouragement, à oser nous dire en vérité et à laisser nos proches, nos collègues qui souffrent à côté de nous, se dire aussi en vérité.
Pour faire un don, suivez ce lien