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La liberté dans les chansons

 

La liberté, ce n’est pas seulement une grande chose. Les professeurs d’histoire, les militants politiques, les grands écrivains, les avocats des causes perdues, tous parlent volontiers d’aubes étincelantes, de drapeaux claquant au vent, de dates dont on ne peut se souvenir que gravées dans le marbre et rehaussées de lettres d’or fin, définitivement écrites dans la mémoire de tous et – idéalement – de chacun. Or, pour l’essentiel, la liberté consiste à parler sans réfléchir à une terrasse de café, à laisser battre son coeur après avoir échangé à peine plus d’un regard avec l’inconnu croisé dans la rue, à monter dans une voiture sans autre désir que de rouler sans être sûr d’où l’on ira. La liberté, ce n’est pas seulement que le peuple fasse de grandes choses, c’est que chacun des individus le constituant ait le droit de faire n’importe quoi – c’est-à-dire ce que bon lui semble sans autre limite que la liberté des autres. Et même si l’on n’y pense pas forcément comme à un droit vital, la liberté est d’abord le droit de ne rien faire, et surtout lorsqu’il serait attendu que l’on fasse quelque chose qu’une autorité commande.

Georges Brassens, que l’on qualifierait volontiers de maître en liberté si l’antinomie des termes n’était aussi parfaite, avait d’ailleurs énoncé très vite dans sa carrière cette vérité première : « Le jour du 14 juillet/ Je reste dans mon lit douillet ». Au bout de trente-cinq secondes dans La Mauvaise Réputation, première face de son premier 78 tours, il dit cet essentiel de la liberté : avant que d’être un envol de plumes aux couleurs gracieuses, elle revêt d’abord la brutale indifférence du galet posé à l’écart.

Cette liberté-là est contemporaine, c’est-à-dire née sinon des régimes démocratiques, du moins de leur esprit enraciné depuis quelques temps déjà dans les consciences. C’est entendu, la loi nous permet bien sûr d’afficher notre opinion sur tous les murs sur lesquels il n’est pas interdit de le faire, de créer des entreprises ou des associations, de professer Dieu, Jéhovah ou un grand rien, d’exiger l’extinction de l’impôt ou son aggravation pour le voisin… Mais en notre for intérieur, cette vaste famille de grandes libertés a besoin de petites dissidences, de fugues salutaires, de fermetures aux injonctions. On désire marcher dans les flaques, rester longtemps au lit, changer de décor, crier « mort aux vaches » sans vexer les vaches, galoper au couchant sur une plage lointaine. Pour cela, nous avons la chanson.

Évidemment, nous autres Français chérissons avec une naturelle gravité ce « Liberté, liberté chérie/ Combats avec tes défenseurs » qui nous vient du service militaire, des tribunes de football ou d’un album de Serge Gainsbourg. Et nous nous faisons volontiers presque aussi solennels lorsque nous portons les mots de Georges Moustaki chantant à la fois sa liberté et sa mélancolie de l’avoir aliénée – « Et je t’ai trahie pour/ Une prison d’amour/Et sa belle geôlière ». Car la chanson est souvent plus encline à chanter la liberté perdue, aliénée, abdiquée. Brassens a même souvent varié ces motifs – Je me suis fait tout petit, Auprès de mon arbre, Pénélope, La Non-demande en mariage…

Théoriser la liberté de manière positive n’est peut-être pas le travail le plus naturel des artistes. Quand Moustaki chante Ma liberté (enregistré par Serge Reggiani en 1967, par lui-même en 1970), il s’emmêle dans les tautologies, comme « Ma liberté c’est toi qui m’as aidé/À larguer les amarres » – la liberté ne donne pas la capacité d’exercer sa liberté, la liberté est précisément cette capacité.

Il est vrai que, si le philosophe ou le théologien sont armés pour le débat de concepts, les auteurs de la chanson usent d’autres abstractions : « Pour cueillir en rêvant/Une rose des vents/Sur un rayon de lune » chez Moustaki, « Et danser sur le bord du volcan/Sentir mes cheveux dans le vent » (Je veux être libre, Karen Mulder en 2004 sur un texte de Daniel Chenevez, ex-Niagara), « On peut l’ajuster à ses hanches/S’en envelopper comme d’un manteau/La porter à même la peau/Bien au chaud sur son ventre/Nichée dans son dos » (Liberté de Carla Bruni en 2013)…

Cette liberté est-elle celle de la Constitution et de la devise de la République ? Parfois, ce sera explicite, comme La Liberté de Gérard Manset (très millénariste en 1976), Liberté de Louis Chedid (énumératif et républicain en 1990) ou Ma liberté de penser de Florent Pagny (paroles de Lionel Florence, en guerre contre le fisc en 2003)…

Mais, le plus souvent, la chanson se soucie de théologie pratique et de concepts transcrits en actes. On n’énumérera pas. La chanson fait son miel de tous les interstices qui conquièrent le désir, l’imprévisible, l’oblique de la vie : le brusque demi-tour pour suivre un parfum qui passe, la nuit où l’on danse sans penser au lendemain, le vélo qui court à contresens… Mille chansons chaque jour, hautes ou niaises, sucrées ou poivrées, limpides ou épaisses, riches ou étiques. Dans notre culture, la chanson ne se fait pas discours de la liberté, elle en devient symptôme, preuve, geste. Par elle-même, son exercice peut être insupportable à quiconque prend ombrage de la liberté. Que l’on se souvienne de Cheb Hasni, chanteur sentimental algérien, équivalent raï de François Feldman, assassiné en 1994 par des islamistes. Tout en lui leur est odieux : la légèreté, la candeur, le silence des grands mots, la capacité à rester au lit à toutes les aubes de tous les 14 juillet…

Comme il faut parfois un Cabu, un Charb ou un Wolinski pour comprendre que le crayon est une arme, cette mort – comme d’autres morts au fil du temps en Haïti, au Chili, en URSS ou en Syrie – rappelle que la plus grande liberté n’est pas toujours dans les grandes phrases, mais sûrement dans les petits refrains. La liberté est pour beaucoup dans la grâce modeste d’élections intimes – « Toi tu m’aimais, moi je t’aimais » dans Les Feuilles mortes… Des cheveux dénoués, un coin de rue que l’on tourne, une robe de printemps, une heure improvisée – ces presque rien que nous décidons seuls et qui font l’immensité des possibles de nos vies. C’est là la matière des chansons les plus nombreuses et les plus indispensables – profanes cantiques ou hymnes écervelés, une vaste célébration de la liberté à laquelle on ne prête pas toujours attention.

 

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À propos Bertrand Dicale

est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire des musiques populaires ou à des vies d’artistes, il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et il dirige News Tank Culture, média numérique spécialisé dans l’économie et les politiques de la culture.

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