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Protestantisme et islam : une étonnante proximité

 

Il se trouve que le protestantisme, et singulièrement celui de France, a par rapport à l’islam une position particulière liée à son histoire. À la fin de son livre de souvenirs J’étais Pasteur en Algérie, Élisabeth Schmidt évoquait dans une conversation avec sa femme de ménage arabe l’angoisse des Français à la veille de l’indépendance algérienne. Celle-ci la rassure : « Tu ne sors pas, je m’occupe de toi, c’est pas la Barthélemy ! » Propos inattendu, extraordinaire dans la bouche d’une algérienne d’origine modeste. Le protestantisme, dans la population musulmane d’Alger, était vu avec une bienveillance liée au souvenir des persécutions, un héritage de l’école. Selon le témoignage d’un collègue musulman de la Médersa ou Lycée franco-musulman, les imams d’Alger s’inspiraient des cultes protestants à la radio pour leurs propres prédications dans les mosquées. Cette bienveillance était ancienne. On ne doit pas oublier l’émouvant témoignage rendu par le galérien protestant Jean Marteilhe aux compagnons turcs qui, pour l’amour de Dieu, lui rendaient tous les services possibles et prenaient pour cela de grands risques. Cela ne préjuge en rien de nos appréciations sur la religion musulmane. Mais il y a des adversaires qu’on peut respecter, et même aimer, et c’est dans cet esprit que nous avons reçu l’article de Pierre-Olivier Léchot, paru dans le numéro de novembre 2018, et dont témoigne ce qui suit.

N’étant pas vraiment arabisant, j’ai profité en 1965 de la traduction française de la Lettre sur l’Unité (1897) du Cheikh Mohammed Abdou. Celui-ci était Recteur de l’Université Al-Azhar au Caire. J’y ai trouvé ceci, à la suite des échanges entre Musulmans et Occidentaux en Andalousie : « Il se passa peu de temps depuis ce moment qu’apparut parmi eux une école demandant la réforme de la religion et son retour à sa simplicité primitive; cette école arriva dans sa réforme à un point qui ne s’éloigne que peu de l’Islam ; et même certaines sectes, qui en sont issues, sont parvenues à une croyance qui concorde avec celle de l’Islam, sauf en ce qui concerne la reconnaissance de la mission de Mohammed ; ce qu’elles professent ne diffère de l’Islam que par le nom et les rites, mais non par l’esprit. »

Le salut par la grâce

La fin du royaume de Grenade date de 1492, les 95 thèses de Luther, de 1517… et le Cheikh Abdou voyait dans les origines de la Réforme une influence bienfaisante de l’islam : ce que ma culture protestante avait de la peine à admettre.

Près d’un demi-siècle a passé, et je suis tombé sur Septemcastrensis. L’auteur est un dominicain italien, Georges de Hongrie, au service d’un seigneur transylvain. Fait prisonnier par les Turcs, il a passé chez eux 17 ans (1441-1458) et raconte ses souvenirs : Contra sectam mahometicam non indignus scitu libellus (« Traité non indigne d’être connu contre la secte de Mahomet »). On y trouve cet étonnant tableau du soufisme ottoman : « On pense que personne ne peut être sauvé, que sous la loi de Mohammed, on l’enseigne, et l’on persuade tout le monde. Et même si l’on ne peut apporter aucune preuve rationnelle, autorité, ou exemple, on s’efforce de résister aux contradicteurs par tous les moyens. Ils ont beaucoup de gens qui y croient, surtout dans l’aristocratie. L’autre opinion est celle des Derviches; des religieux tenus en grande vénération, presque les saints revenus ou leurs successeurs, les vrais gardiens du royaume, amis de Dieu et de Mohammed. (…) Leur opinion est que la loi ne sert de rien ; c’est la grâce de Dieu, par quoi il convient que tout homme soit sauvé ; elle suffit pour le salut, sans la loi ni mérite. Ils la nomment Rachmatallah. Et ils ne fondent pas leur opinion sur des raisons ou des autorités, mais s’efforcent de la prouver par des prodiges et des signes. »

On reconnaît dans « rachmatallah » le terme arabe pour la miséricorde de Dieu. Il est intéressant de penser que cet ouvrage, écrit en grec, sera publié plusieurs fois en traduction latine à Paris par Lefèvre d’Étaples, et imprimé par Henri Estienne à partir de 1508. Autrement dit, il sera connu à l’origine même de la Réforme française, et bien avant les premiers écrits de Luther en Allemagne. Il sera traduit en allemand vers 1530 à Strasbourg et à Wittenberg (à l’initiative de Luther) avec quelques coupures significatives – dont justement l’expression de rachmatallah. Quatre ans plus tard, en 1512, Lefèvre retrouve la doctrine du salut par la foi dans les épîtres de Paul, et c’est une nouvelle carrière qu’il commence à un âge avancé.

Ce texte de Septemcastrensis donnait-il raison, dès lors, à l’opinion du Cheikh Abdou, attribuant les principes fondateurs de la Réforme à une influence de l’islam andalou, et singulièrement du soufisme ? C’était dur à admettre.

La Miséricorde, enseignement fondamental du Coran

Mais la question était posée. Quelle était, en fait, l’importance de la miséricorde de Dieu dans le soufisme à l’époque ottomane ? Le chercheur n’est pas déçu. À tout seigneur, tout honneur : Ibn Arabi (1165-1240) étant la référence partout reconnue dans le soufisme, que dit-il de la miséricorde de Dieu ? Dans Le Livre des chatons des sagesses, tout un chapitre est entièrement consacré à la Miséricorde de Dieu. Il y écrit en particulier : « Sache que la miséricorde d’Allah s’étend à toute chose en réalité actuelle et en pouvoir régisseur. La réalité actuelle de la colère procède de la miséricorde d’Allah à l’égard de la colère. Sa miséricorde a précédé sa colère. » Autrement dit, la foi reconnaît jusque dans les punitions divines un effet de la miséricorde fondamentale de Dieu. La virtuosité philosophique ne perdant jamais ses droits, Ibn Arabi distingue deux formes de miséricorde. Il y a sa miséricorde obligée envers les gens pieux qui s’acquittent de leurs devoirs religieux, et la miséricorde de pure faveur divine non liée à la rétribution d’une œuvre. Est ainsi fondé le rôle reconnu par Septemcastrensis à la Miséricorde de Dieu chez les soufis, celle qui va s’avérer si déterminante pour un Lefèvre d’Étaples.

Ce rôle, en fait, est bien antérieur à Ibn Arabi. On le trouve exprimé de même chez un autre grand soufi, Al-Qushayri (986-1072), avec des références encore plus explicites au Coran. Elles sont nombreuses dans son Commentaire du Coran. Ainsi à propos de la sourate 2, versets 63-64. : « Saisissez avec force ce que nous vous avons apporté, et souvenez-vous de ce qui s’y trouve. Peut-être craindrez-vous. Mais plus tard vous vous en êtes éloignés, et s’il n’y avait pas eu la Grâce de Dieu envers vous et sa Miséricorde, vous auriez été de ceux qui s’égarent. » Al-Qushayri commente ainsi ce passage : « Plus tard vous vous en êtes éloignés, retournés à votre désobéissance après avoir été des témoins oculaires. N’eût été son décret gracieux, il vous aurait punis sans délai. »

Ces commentaires de Qushayri sont surtout des paraphrases, et la conclusion qui s’impose pour nous est que, pour lui, la Miséricorde de Dieu est un enseignement fondamental du Coran. Nous n’entrerons pas dans des discussions d’exégèse. La lecture de Qushayri n’est pas une lecture critique. Il nous suffit de savoir que les soufis trouvent la rachmat Allah dans le Coran.

L’Égypte a baigné dans le soufisme, et le Cheikh Abdou a partagé cette vision. Avec l’intervention de Lefèvre d’Étaples, l’espace entre l’Andalousie et la Réforme s’est resserré, entre 1492 et 1508. Le sentiment du Cheikh, s’il ne peut encore avoir la force d’une vérité scientifiquement établie, n’en est pas moins compréhensible. L’admettrons-nous vraiment ? Cela demanderait des discussions plus poussées. Mais il n’est pas interdit de reconnaître un fil conducteur jusqu’ici méconnu, de l’islam andalou à la Réforme protestante.

 

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À propos Maurice Causse

est un ancien élève de l’École normale supérieure, il a enseigné à Madagascar, en Algérie et en France. Il est également docteur en théologie avec une thèse sur Paul Sabatier.

5 commentaires

  1. alethmjp@protonmail.com'

    La formule « Au nom d’Allah le miséricordieux » est en effet l’une des plus employées par les vaillants musulmans marchant « dans la voie d’Allah ». C’est avec cette formule que 270 millions de personnes ont été massacrées en 14 siècles, de même que 17 millions d’Africains ont été enlevés et vendus comme esclaves – et dont il ne reste aucun descendant, car la castration et la dureté des conditions de vie ne leur ont laissé que de faibles chances de survie. La période islamique de l’Andalousie a été ponctuée de massacres assez bien occultés mais réels. Il serait bien étonnant qu’un mauvais arbre se mette à produire de bons fruits. On les cherche jusqu’à aujourd’hui ! La plupart des savants des empires mahométans étaient juifs ou chrétiens ou ont eu à sauver leur vie.
    La Réforme protestante tire toute son origine de la Bible. Le coran et les hadiths sont à la Bible ce que les ténèbres sont à la lumière. La brièveté du commentaire m’oblige à être concis.

  2. aslafy@gmail.com'

    Bonjour. Merci Maurice Causse pour votre contribution. Elle rejoint le travail/cheminement en confluences islamo-chrétiennes, en particulier avec le protestantisme. Je serais heureux de partager plusd avec vous.

  3. arshak.parthian@gmail.com'

    Bonjour,

    Comment ignorez-vous que le Tout-Miséricordieux permettait aux vaillants guerriers musulmans de s’approprier des femmes et des filles des vaincus? La grande miséricorde d’Allah se manifestait ainsi à l’égard de ces vaillants guerriers en manque de femme.

    Quoiqu’on en dise, Daesch n’aurait fait que reproduire les actes de ces vaillants guerriers d’Allah qui chantaient les miséricordes d’Allah. Seriez-vous à même de contester cela?

    Est-ce cette miséricorde là que vous revendiquez pour le protestantisme?

    Le soufisme est un courant qui traverse l’islam mais dont les origines sont à rechercher beaucoup plus loin dans l’histoire. Ahmad Kasravi estime que le soufisme se rattache à une tradition grecque.

  4. redac.web02@gmail.com'

    A travers votre article, vous avez mis en exergue qu’une certaine proximité règne entre l’islam et le protestantisme. Je vous exprime ma gratitude pour ledit article.

  5. c.fanara@outlook.com'

    Je tombe à la renverse devant certains rapprochements que l’on veut faire avaler comme des couleuvres entre l’islam et le protestantisme. Le combat protestant fut exclusivement motivé par la volonté de redécouvrir, de remettre au centre les grandes vérités libératrice et préexistantes de la Parole, et certes pas de provoquer une cassure avec les conséquences qui ont suivi, et que les Réformateurs n’avaient pas souhaité. L’islam est tout autre. Il naît d’un conflit et d’une soi-disant « révélation divine » reçue par homme en état de convulsion… et qui va remettre en question le socle biblique duquel il va pourtant se réclamer pour de simples raisons liées à son identité socio-culturelle. La matriarche Sarah devient Agar, le fils de la promesse Isaac devient Ismaël, … comme par hasard, où l’on reformule à sa sauce les vérités bibliques, présumées « falsifiées » avec le temps (comment, quand, et par qui? personne ne le sait), pour en arriver ensuite à se placer au-dessus du Messie, sous prétexte de vouloir se présenter comme le « dernier prophète » auto-proclamé… le tout verrouillé par le dogme selon lequel il est évidemment impossible de contester, puisque c’est ainsi et pas autrement. Le protestantisme naît d’un questionnement, d’une réflexion, d’une confrontation intelligente inspirée par la Parole et pour la Parole. Rien de tout cela avec l’islam. C’est la foi libératrice qui se questionne et qui se met en mouvement contre le dogme que l’on est sensé accepter sans réfléchir et que l’on impose par la force aux autres. Quel rapport entre les 2? Aucun.

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