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Mai 68, une traversée subjective

Aperçus d’un lycéen proche de Paul Ricœur en 68

Premiers récits

J’ai eu 15 ans le 15 mai 1968. Est-ce l’adolescence, l’hésitation entre un non trop radical, intenable, et un oui qui trop embrasse, non moins intenable ? Il me revient de ces années des sentiments extrêmement contradictoires, et c’est pourquoi je voudrais commencer par des bouts de récits, au ras de mes souvenirs, en pointant déjà quelques unes des grandes oscillations que nous avons traversées1. Il y a eu le roulis d’une politisation très particulière et d’une dépolitisation non moins propre à l’époque ; il y a aussi eu le tangage entre le sentiment d’un imaginaire radicalement délivré et celui d’un nouveau et terrible conformisme ; il y a eu le va et vient entre le rêve de quitter la société et l’impératif d’y revenir ensemble, etc. J’étais alors au lycée de Châtenay-Malabry, annexe mixte des lycées Marie Curie (filles) et Lakanal (garçons), dans la banlieue sud de Paris. Mon père, pasteur de l’Eglise Réformée, venait d’arriver à Robinson pour établir une paroisse protestante, en train de se constituer dans ce secteur plutôt aisé et intellectuel.

Il me faut ici m’arrêter un instant pour expliquer pourquoi cette paroisse de Robinson a été à ce point partie prenante de l’aventure que je vais raconter. Il faut dire que l’Eglise Réformée était, depuis plusieurs années, travaillée par une série d’oppositions : entre les institutions traditionnelles et les communautés marginales et « prophétiques », entre les paroisses classiques et des « centres de recherche » qui avaient essaimé dans les années 60, entre la priorité donnée à la cohésion interne de l’Eglise et celle donnée au service du monde, à l’engagement politique et social2. Derrière ces oppositions il y avait aussi la critique de la religion par la foi déployée par les théologiens Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer3. La paroisse de Robinson, très intellectuelle, s’est très vite perçue elle-même comme une communauté libre, en recherche, prophétique. Cela s’est marqué par une originalité qui semblerait aujourd’hui impossible : dès 1966, Robinson avait supprimé le « conseil presbytéral » (base de la structure légale de l’Eglise Réformée), ou plutôt elle l’avait élargi et ouvert à tous, sous le nom de « syndicat des initiatives ». Ce régime d’assemblée, remplaçant les statuts juridiques par des chartes spontanées, voulait appliquer le mot des réformateurs définissant l’Eglise comme « Reformata, semper reformanda » (réformée, toujours à réformer). C’était bien l’idée de la réformation permanente, qui précéda de loin celle de « révolution permanente » ! La figure et la parole de mon père sont restées attachées toutes ces années là à ce projet dont il était comme le chef d’orchestre, ou simplement le pasteur au sens fort du terme, et dont on voit combien il était en phase avec les événements de Mai 684.

Arrivés d’Ardèche à la fin de l’été 1966, nous habitions avec ma famille une cité HLM de la Butte Rouge, et disons-le, l’escalier le plus pourri de l’immeuble le plus pourri ! Pour aller au lycée, avec les camarades de la Butte rouge ou du Plessis Robinson, nous descendions vers le bas Châtenay et les quartiers plus bourgeois de Sceaux, et certains de mes amis de ces quartiers me semblaient inaccessibles, ils représentaient pour moi comme une forme de vie hors de portée.

Ce printemps 68, je venais de connaître mes premiers engagements, mes premières « conscientisations », comme on disait. Nous avions un surveillant habillé en veste mao, et avec lui et quelques autres nous avions à la rentrée précédente constitué un petit « comité Vietnam », où il était question des atrocités de cette guerre et de l’impérialisme US. Notre professeur d’Histoire-Géographie organisait, en marge de ses cours, un « club Unesco », où nous aiguisions, par un journal mural, des enquêtes et des exposés, le sentiment du tiers monde et de l’unité de l’humanité. Bref il y avait tout un travail d’accumulation et de politisation, d’exercice de l’expression à plusieurs. Ma sœur était très engagée dans le Groupe théâtral du lycée, le GTL, qui rassemblait près de 200 lycéens autour d’une salle en sous sol qui était une ruche incessante. Mais à côté il y avait aussi le ciné club de la Butte Rouge, la MJC des Gémeaux à Sceaux animée par notre cher Jacques Douai, les groupes des paroisses protestantes et catholiques voisines, les mouvements de scoutisme, et plus tard j’ai compris qu’il y avait eu également de puissants mouvements étudiants, la JEC côté catholique, la Fédé côté protestant5.

La dépolitisation

Le premier récit bref que je ferai, c’est que paradoxalement j’ai vécu mai 68 et les premiers temps qui ont suivi comme un temps de dépolitisation, la triste dissipation du potentiel accumulé dans tous ces cercles et mouvements que je viens d’énumérer. Peter Brooks m’a confirmé dans ce sentiment, lorsqu’il dit, dans Le temps oublié,6 qu’en 68 les théâtres se sont vidés. Je serai même plus sévère encore : comme l’a ensuite chanté le poète Jacques Bertin, les fils de bourgeois les plus arrogants sont aussi devenus « les meilleurs jusque dans la révolte, impeccables révoltés ». Ceux qui tenaient les bigophones par des propos souvent outranciers ont mené les meetings, jusqu’à ce que ces mouvements patiemment accumulés soient entièrement dispersés dans un processus quasi-sectaire, refusant toute participation à de quelconques collectifs. Bref mon premier sentiment c’est que le plus important en Mai 68 a été tout ce qui l’avait préparé invisiblement, une lente accumulation, qui a ensuite été dissipée et balayée.

Dans le même temps, je ne saurai oublier la gratitude presque physique de vivre dans une société soudain délivrée du regard des classes, de la perpétuelle comparaison des vêtements, des marques, des voitures, des maisons, des signes de richesse. Mai 68 fut à cet égard une véritable libération du regard. J’ai dit que nous habitions la Butte Rouge et que nous fréquentions des lycéens issus de milieux plus bourgeois : à vrai dire je n’étais à l’aise et vraiment moi-même ni ici, ni là. Mais après le printemps 68, quelque chose de miraculeux s’était produit : on avait cessé de comparer, de se comparer les uns aux autres, et la hiérarchie établie par la société marchande en a été pour quelques années brisée dans son ressort. Pour poursuivre un instant ce point capital, c’est ainsi que j’ai compris le mot d’ordre « l’imagination au pouvoir », c’est à dire non l’image mais l’imagination au centre, c’est à dire justement l’absence de standards, de formes établies, d’image toute faite, et du même mouvement l’émerveillement devant la pluralité des styles, des formes de vie possibles, incommensurables, la créativité et le paradis en quelque sorte des singularités. Cela c’était bien une révolution. Cet été 68 j’ai lu avec émoi, de la première à la dernière page, l’Histoire de la révolution française de Michelet, m’identifiant comme lui successivement à tous les acteurs, cherchant à comprendre ce qui nous arrivait.

Et pourtant dès le même été 68 je me souviens combien j’ai été consterné en écoutant Georges Moustaki chanter « le Métèque », et surtout de l’entendre repris en cœur par tout le monde. Mai 68 se terminait dans un « tube » ! J’avais le sentiment que tout n’était plus que « vacances », et j’ai éprouvé une sorte de dégoût pour le conformisme qu’il y avait dans l’interdit d’interdire, pour l’universelle facilité d’un échange désormais sans limite et sans entrave. J’étais comme en bordure d’une fête devenue la norme, un présentisme total où il n’y avait plus rien de grave puisque tous les rôles étaient permutables, et que la hiérarchie des priorités, des antécédences et des urgences, était abolie. Etais-je trop jeune pour être alors en phase avec elle ? Sans doute, mais j’ai éprouvé cet étalement, ce que l’on a alors appelé la libération sexuelle, comme un élargissement de l’équivalence générale, un grand triomphe libéral — ce dernier terme est apocryphe, je ne crois pas l’avoir utilisé à cette époque là, et je ne l’utilise ici que pour désigner commodément, rétrospectivement, le premier point d’ancrage d’une autre époque, de notre époque, que nous n’appelons libérale sans doute que par abandon de ce beau vocable à des faux-monnayeurs.

La réaction politique

Ma réaction ne fut cependant pas alors, en tout cas pas exactement, l’angélisme « moraliste » qui fut ensuite celui des maoïstes et des nouveaux philosophes : ce fut au contraire une réaction « politique ». Je ne voulais justement pas quitter le navire, me retirer dans un « ailleurs » fumeux, ni me draper dans la dénonciation. Je raconterai plus loin le rôle de Paul Ricœur dans cette orientation : j’ai rejoint dès la rentrée 69 l’UNCAL, proche du parti communiste. J’y ai entraîné tous ceux de mes amis qui le voulurent bien, et je suis devenu président départemental de l’UNCAL pour les Hauts de Seine, avec la fille de Pierre Juquin du lycée d’Antony comme secrétaire7. Dans le même temps pendant mes trois dernières années du lycée, j’ai été délégué des lycéens au conseil d’administration du Lycée, dans une période d’effervescence. Mon père et Paul Ricœur étaient alors personnalités cooptées au conseil d’administration du lycée, et ensemble nous sommes parvenus à faire nommer le lycée « Emmanuel Mounier »8. Lorsqu’en 71 on vint me proposer la présidence nationale de L’UNCAL9, j’ai cependant refusé, car je trouvais l’UNCAL uniquement occupé d’objectifs quantitatifs, et prétendant suivre une théorie (une forme de marxisme) qui « répondait à toutes les questions » — ce fut pour moi une révélation négative en quelque sorte, d’entendre un camarade prétendre cela, et j’ai compris que ce n’était pas mon chemin.

Après la création avec quelques amis de la section locale des jeunesses socialistes, afin d’obtenir en conseil municipal la création d’une MJC à la Butte Rouge, nos engagements se sont résolument réorientés vers le groupe de jeunes de la paroisse protestante de Robinson. Ce groupe de jeunes, dont le noyau était protestant mais constitué aussi de toutes sortes d’autres amis du lycée et des lycées voisins, et aussi de quelques amis de la Butte Rouge, a réuni jusqu’à cent cinquante jeunes, de 11 à 25 ans, dans un grand mélange des générations (on y reviendra), dans le secteur de Robinson, Fontenay aux Roses, Sceaux, Bourg la Reine, Antony, Verrières, Châtenay — mais aussi à Pâques et l’été pour des camps et des marches en Ardèche, d’où son nom Ardesco, inspiré des Confessions d’Augustin. L’idée motrice fut entre autres de tenir un rythme entre la dispersion en petites équipes et des rassemblements dans des lieux pour nous symboliquement forts, rythme lui-même expressif d’un débat incessant quant à notre rapport à la société : fallait-il la quitter ou y rester ? Car finalement ce fut cela notre principale oscillation. On y reviendra plus amplement.

Grands discours

Suite à cette première traversée, repartons maintenant du souvenir qui nous reste des discours alors dominants, aujourd’hui bien oubliés, ou bien peut-être trop neufs, presque innocents ! Pour en comprendre la constellation, on pourrait jeter, comme on l’a trop longtemps fait, un trait d’union sur la vulgate marxo-freudienne qui domina l’époque, la tradition marxiste et l’école freudienne n’ayant cessé d’interférer l’une avec l’autre comme on le voit chez Reich ou Marcuse, mais aussi dans de nombreuses figures de la pensée française de ces années là. La notion de conscientisation serait d’ailleurs une sorte de notion carrefour, valable à la fois pour désigner le prolétariat dans le marxisme et pour dire l’effet de l’analyse freudienne10. Mais ce trait d’union marxo-freudien ferait trop vite oublier les tensions, les torsions mutuelles que s’infligeaient ces deux traditions.

Le marxisme

D’ailleurs la domination était massivement marxiste, à un point aujourd’hui inimaginable — combien les temps ont vite changé ! Mais le marxisme lui-même était travaillé par un conflit ouvert. D’un part il y avait un stalinisme scientiste, marqué par la coupure épistémologique selon Althusser qui permettait à certains, placés du côté de la « science », de dénoncer l’idéologie (forcément inconsciente) de leurs adversaires11. Son terrain était celui des infrastructures économiques, qui régissaient et expliquaient tous les autres phénomènes. Ce stalinisme, éventuellement prolongé en maoïsme, portait une conception du sens de l’histoire et de la vérité tellement dogmatique, totale et exclusive que nous avions beau jeu de nous moquer de cette nouvelle religion, de ses credos, de ses idoles, de ses momies, de son sectarisme — et de ses divisions incompréhensibles pour ceux qui ne partageaient pas ces dogmes12.

D’autre part il y avait un marxisme « humaniste », plus existentialiste et plus « critique », celui porté après Georg Lukacs par l’Ecole de Francfort, et des post-marxistes comme Marcuse : le prolétariat ouvrier n’était il pas entièrement aliéné au capitalisme ? Quelle serait la nouvelle « avant garde » capable de nous sortir de la société de consommation ? Pour moi il y avait encore là une sorte de messianisme douteux. Et quel était le « Socialisme » capable de nous montrer l’issue à la barbarie mondiale qui s’était déjà largement annoncée, et que le système stalinien n’avait fait que renforcer ? Comment bloquer l’infernale logique mondialisée de l’impérialisme, et comment penser la démocratie à l’intérieur des partis, comme l’avait réclamé Rosa Luxembourg avant Castoriadis et Lefort13 ? Ne fallait-il pas d’ailleurs remonter de Marx non seulement à Hegel, mais à Kant et Rousseau, pour élargir les points d’appui critiques ? C’était tout cela les débats qui nous animaient, dans les années qui ont suivi 196814. Je me souviens notamment qu’en 1975 (sept années avaient passé, mais on était bien dans le sillage de Mai 68), nous avons été nombreux à lire passionnément le dernier livre de Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, qui montrait l’autonomisation de la « société instituée » (ce qui représente) par rapport à la « société instituante » (ce qui est représenté) : comment par exemple restituer le droit à la société elle-même, à l’imaginaire de tous, à la créativité sociale ? En même temps Castoriadis restait souvent empêtré dans le charabia freudo-marxiste de l’époque15.

Freud

Le second « grand discours » qui était alors en train de triompher était celui de Freud, ou plutôt des différents freudismes, et de ce freudisme particulièrement français et parisien qu’était alors celui de Lacan. Contemporain d’Althusser, il en partageait alors pour nous certains traits communs à ce qu’on appelait structuralisme, une certaine coupure épistémologique qui permettait à l’analyste de comprendre l’autre mieux que lui-même, et une conception de la vérité qui nous semblait oraculaire et sectaire : il fallait être dedans ou dehors ! Je me souviens d’ailleurs avoir alors très vite remarqué une nuance ou une fissure quant à la religion : dans le marxisme, la religion était opium et mensonge, représentation fausse, à abattre — dans le prolongement de Feuerbach. Mais avec Freud, et avec une part importante du freudisme, si la religion était une illusion ou un fantasme, c’était une sorte d’illusion transcendantale, utile sinon nécessaire à la structuration psychique et sociale : au delà de Freud, et de nombreux freudiens, c’est ce que l’on voit bien dans les analyses du sacré par René Girard16, et, par une tout autre voie, plus tard, par Régis Debray, etc. Je n’ai jamais aimé cette conception utilitaire ou thérapeutique de la religion, même s’il fallait désormais en tenir compte.

Ce qui fit la force cependant du freudisme un peu vulgarisé qui se répandit ces années là, ce fut d’accompagner la démolition d’une image de l’autorité paternelle et de la famille traditionnelle, considérée comme porteuse de névrose et de culpabilité. C’est l’époque de Libres enfants de Summerhill, des nouvelles pédagogies et de Bruno Bettelheim. Dans le même temps qu’une certaine image du Père et de la famille était déconstruite par la critique freudienne, des auteurs comme Reich ou Fromm étaient relus, pour avoir montré, plus profonde que l’aliénation du travailleur par le Capital, l’aliénation de l’Eros vital par le surmoi travailleur et obéissant. C’est cette flexion marxo-freudienne qui fit l’ampleur du discours de la libération sexuelle.

Avec les analyses de Michel Foucault aussi, qui sont alors en train d’apparaître, le pouvoir ne peut se réduire à un phénomène de structures socio-économiques. Il est également l’effet d’un inconscient, d’un désir invisible, d’un dispositif interne. Je retrouve les termes d’un exposé de l’époque : la logique du pouvoir consiste à se manifester extérieurement en agitant les spectres de la violence et du désordre, pour mieux étendre à l’intérieur le système de sa sécurité, de sa gestion bienveillante — c’est à dire encore de sa surveillance. C’est le dispositif de ce « pouvoir » omniprésent que Foucault analyse et détaille dans des domaines divers. Et c’est cette vision, massivement acceptée, de toutes les institutions comme lieux d’enfermement qui justifiait alors l’intense besoin d’enfoncer les portes et de dynamiter les institutions.

Nietzsche

Peut-être suis je trop marqué par la philosophie ? Il me semble qu’un troisième grand discours, même si encore plus éclaté, peut être rassemblé sous la figure de Nietzsche, que nous lûmes beaucoup ces années là. C’est déjà très net chez Foucault, comme on vient de le voir lecteur de Hegel autant que de Marx, et de Nietzsche autant que de Freud. Mais Nietzsche apportait aussi, à l’encontre de Freud, l’interprétation du désir non comme manque (dans une problématique de l’avoir), mais comme affirmation (entendue comme puissance du vouloir). Autrement dit du désir non comme eros, au sens de Socrate, mais comme polemos, au sens d’Héraclite. Avec des auteurs comme Gilles Deleuze cette puissance devenait le lieu de toutes les résistances, non par « réaction » mais au contraire parce qu’elle est la puissance active d’affirmer. De créer, tranquillement, à côté de ce qui est. L’important ici n’est plus la valeur mais l’affirmation évaluatrice, créatrice de valeur. Même le hasard, surtout le hasard, aussi absurde soit-il, et précisément parce qu’il est absurde, doit être affirmé, sinon pratiqué, méthodiquement17. C’était aussi sa critique féroce de la religion comme dépréciation ascétique de la vie, comme force réactive incapable d’affirmation, qui nous fut si importante et que je m’appropriai foncièrement.

Remarque : je me demande si cette place accordée à l’affirmation, à la vie, au vouloir vivre jusque dans la révolte n’a pas encore été reçue dans le lointain sillage de L’homme révolté de Camus, que tous les lycéens de ma génération avaient lu et relu. Si la révolte de 68 n’a pas abouti à des violences et à des massacres, c’est peut-être aussi grâce à cela.

C’est peut-être ici enfin que l’on peut placer la mouvance « situationniste », même si Nietzsche n’y est pas nommé, alors que Marx y est encore omniprésent, notamment sur l’idée de la marchandisation générale et même de spectacle. Guy Debord propose de construire les situations de lutte, Raoul Vaneigem publie justement en 1967 son Traité de vouloir-vivre à l’usage des jeunes générations, et Guy Debord encore, la même année La société du spectacle, dans laquelle il montre que les deux versions du spectacle, la communiste et la capitaliste, vont bientôt fusionner dans un spectacle intégré. Contre cette société du spectacle, de la consommation, de la reproduction marchande et de la représentation (l’ombre de Rousseau peut-être ici), c’est surtout l’inventivité, la drôlerie des gestes de détournements, l’importance accordée à l’invention du quotidien, l’importance accordée au « jeu », qui vont marquer les tracts et les murs de Mai 68. Le détournement y est aussi celui des pensées de Marx (« Ne travaillez jamais »), et de Freud par le principe de plaisir érigé en règle de vie (« Vivre sans temps morts, jouir sans entrave », « prenez vos désirs pour des réalités »).

Pour ma part cette notion de jeu est devenue centrale, sous l’idée, déployée lors d’une dissertation de français, qu’un jeu dont on est inconscient n’est pas un jeu mais qu’un jeu dont on est conscient n’est pas un jeu non plus. Cette idée, que j’ai pratiquée sur les sujets les plus divers, m’a permis de glisser un jeu dans toutes sortes de questions, et notamment dans le rapport réglé et déréglé au réel et au monde, mais aussi dans les tensions éthiques qui m’occupaient, dans les rythmes de l’action politique, et même dans le rapport au sacré (au sens de Bataille et de Caillois).

Mai 68 en protestant

Parmi tous les discours que je viens d’exposer, il en est dont je me suis parfois senti proche, que je me suis pleinement appropriés, ou bien que j’ai croisés ou longés, d’autres encore dont je me suis tenu à distance. Mais il en est d’autres qui ont en quelque sorte poussé en moi et avec nous, et dont je peux rendre compte davantage de l’intérieur. Je dis nous ici en évoquant à nouveau le groupe de jeunes de Robinson que j’évoquais plus haut, un véritable sujet collectif, pluriel, désireux de rester ensemble, mais sans bien savoir pourquoi, incertain de son identité, de son orientation, en perpétuel débat. Ce fut notre espace expérimental, le lieu de nos essais — et de nos erreurs.

Le principal débat qui nous a traversé, et que je retrouve dans mes notes de l’époque18, était de savoir s’il nous fallait rester dans cette société, nous y engager, y prendre nos responsabilités, ou s’il nous fallait nous en retirer, la laisser tomber en quelque sorte. Les trajectoires des uns et des autres attestent cette tension, à vrai dire peu représentée dans les discours dominants que j’ai exposés. Elle était redoublée par l’alternative entre des trajectoires groupées en communauté qui tiennent à rester ensemble, ou bien des trajectoires plus personnelles, qui se croisent parfois mais sans s’engager à vivre en communauté.

À y réfléchir maintenant, le ressort fondamental de ces débats était le sentiment que notre société de production-consommation était non seulement aliénante mais qu’elle courait à sa perte, à son auto-destruction, qu’elle n’était pas viable à long terme. Reçu aux Murs Blancs, la double maison de Mounier, Domenach, Fraisse, Ricœur et Marrou à Châtenay-Malabry, qui y organisaient certains dimanches des débats autour d’invités, Ivan Illich nous avait alerté sur ces inversions du progrès et ces limites « écologiques », c’est je crois la première fois que j’entendais ce mot. Ces intuitions, déjà très discutées, très présentes pour nous, furent bientôt renforcées par les conclusions alarmistes du Club de Rome en 1972. Mais elles étaient elles-mêmes en phase avec un puissant mouvement de retrait hors de la vie industrielle et urbaine. On pense bien sûr au mouvement hippie aux USA, qui déferla presque instantanément avec la musique de Joan Baez et Bob Dylan, et dont le pacifisme provocateur toucha aussi bien la Tchécoslovaquie, l’été 6819.

Pour ma part je me souviens, à Noël 1969, avoir présenté un exposé sur Les vraies richesses et Le triomphe de la vie de Jean Giono, lors d’un camp de Noël du groupe de jeunes de Robinson (on devait être une bonne quarantaine, au Baptieu près des Contamines en Savoie). Ce soir là, tous les arguments critiques de Giono à l’encontre de nos sociétés industrialisées, et l’élan de son retour à la terre, ont reçu un accueil enthousiaste, notamment chez des plus âgés que moi, dont certains d’ailleurs ont très vite conformé leurs actes à leurs idées. Or j’étais moi-même plus dialectique, et justement une réaction s’est enclenchée en sens inverse, qui montrait que la question n’était pas que hippie, et que Giono ne couvrait pas complètement notre problème.

En effet, derrière ces questions se tenait pour nous une question proprement « protestante ». Elle l’était alors pour moi très clairement, je dirais même que c’était une question vraiment théologique, qui venait au bout d’une longue accumulation d’ouvrages et de pensées, dans le sillage de Karl Barth et de quelques autres. C’est en effet sous le pavillon de sa théologie, qui dans le sillage de Kierkegaard insistait dès 1919 sur l’altérité radicale de Dieu, qu’un réseau international de jeunes intellectuels était devenu le vivier de l’Église confessante qui résista au nazisme dès son arrivée au pouvoir et jusqu’à la fin de la guerre. En France aussi, le nombre et la densité des revues publiées, le nombre et la qualité des intellectuels et militants passés d’une manière ou d’une autre par ce mouvement20, évoquent l’attraction qu’exerçait à la même époque sur le monde intellectuel l’énorme galaxie communiste. La vie intellectuelle française est cependant restée dominée par les contre coups du communisme, alors qu’intellectuellement, et en dépit de son caractère ultra-minoritaire, le post-barthisme avait probablement été plus fécond, plus inventif.

Le débat entre Jacques Ellul et Paul Ricœur me semble expressif de cette fécondité, et de cette question du rapport au monde, dans ce monde ou hors de ce monde, redoublée on va le voir par la l’opposition entre l’institution et la protestation. Jacques Ellul avait écrit en 1948 Présence au monde moderne : il se reprend en 1964 par un Fausse présence au monde moderne. La question théologique est ancienne et concerne le rapport au monde. Trop consentir au monde tel qu’il est, c’est ne plus voir l’ampleur du malheur et des injustices, s’y résigner, ne plus rien vouloir y changer. Trop refuser le monde, c’est courir le risque de le quitter, de s’en retirer, de l’abandonner comme un monde vermoulu, déjà « foutu ». Être dans le monde sans en être complètement, c’est cette délicate équation, depuis des siècles, qu’il a fallu à chaque génération réinterpréter, régler à nouveau en fonction de la situation. Or les années 68 marquent un moment de rupture avec le monde : on veut partir, on se voudrait hors de ce monde, s’en retirer dans des communautés alternatives, en protestant de l’extérieur, en se soustrayant à ses lois, à ses pesanteurs. Le fils de Paul Ricœur, Etienne, avec qui j’avais fait du scoutisme et qui était dans ma classe, est parti cette année là vivre dans les montagnes du midi, en plaquant tout.

Jacques Ellul

Jacques Ellul, à sa manière particulière, est bien représentatif de ce mouvement. Longtemps j’ai affiché ses apophtegmes, ses apostrophes et ses refus sur les murs de mon lycée : il vitupérait l’institution, le système, l’installation dans le monde. J’aimais sa manière de dire « non », sa radicalité. Il prônait une éthique de la liberté, qui quitte le monde en secouant la poussière des sandales21, il prônait des petites communautés alternatives, des groupes de prière ou d’action, des « ecclésioles ». Pour le dire théologiquement, l’évangile était ici prophétique, et jettait à l’encontre de ce monde une malédiction, un appel à la repentance. Mais au fond le même propos, sécularisé en gommant toute référence théologique, pouvait être tenu sur le registre de la protestation écologique.

Dans ce débat, cependant, assez vite, tout en comprenant ce point de vue (cela restait des amis, et une part essentielle de moi-même), j’ai peu à peu, et de plus en plus souvent, choisi de défendre l’autre bord, qui me semblait alors trop dégarni de combattants ! J’ai dit tout à l’heure, face à ce qui me semblait un abandon de responsabilité et une dépolitisation décourageante, mon motif « politique »22, mon rejet d’une attitude de pure protestation drapée dans une « morale », fût-elle prophétique, mon besoin de penser avec les autres dans ce monde, de rester et de revenir ensemble au monde commun. C’est aussi que l’opposition entre l’institution et la protestation me semblait virer toujours à l’avantage des figures de la protestation : Antigone était tellement plus belle, plus parlante que Créon ! Mais ce perpétuel éloge de la « résistance » me semblait plus esthétique qu’autre chose. Pour qu’il y ait des contre-pouvoirs ne fallait-il pas qu’il y ait des pouvoirs constitués23 ? C’est enfin peut-être qu’après une longue période d’adolescence pendant laquelle j’avais admiré la posture radicale du « non », de l’exil, du refus, y compris à l’égard des conformismes soixante-huitards, il me semblait important de pouvoir aussi dire mes affirmations, mes approbations.

Paul Ricoeur

Bref je me suis rallié au point de vue plus épique de Ricœur. Pour expliciter ce mouvement, je dois d’abord revenir à cette année 69-70, où avec des camarades du lycée de Châtenay et d’autres du lycée Lakanal, nous avions décidé de former un petit groupe de réflexion politique inter-lycées. Je me souviens d’un camarade de Lakanal, Didier Austry, nous apportant des textes de Socialisme ou barbarie, un autre le livre de Raoul Vaneigem. Pour ma part j’apportai un texte de Paul Ricœur publié après le coup de Budapest, en 1957, que je venais de lire avec passion, « le paradoxe politique », tiré d’Histoire et vérité. A l’encontre du postulat marxiste qui veut que tous les maux proviennent en dernière instance de l’exploitation économique, disait Ricœur, c’est parce qu’il y a des maux, des violences spécifiquement politiques qu’il faut penser les procédures démocratiques du pluralisme des opinions et la division des pouvoirs qui régulent ces pouvoirs spécifiques. « Il faut tenir ce paradoxe, que le plus grand mal adhère à la plus grande rationalité, qu’il y a une aliénation politique parce que le politique est relativement autonome (…) Le mal politique ne peut pousser que sur la rationalité spécifique du politique ». Le texte se termine ainsi : « le problème central de la politique c’est la liberté ; soit que l’Etat fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance ».

De tout cela je retirais qu’en démocratie, il fallait qu’il soit possible de tenir « en même temps » une posture éthique de protestation capable de critiquer de l’extérieur les abus du pouvoir, et un posture politique capable d’orienter de l’intérieur des institutions l’exercice du pouvoir. C’est cette orientation affirmative, cet engagement à plusieurs, cette co-responsabilité attentive à la constitution24, sinon même délibérément constituante, qui me semblait manquer, pour que le contrepoint de la protestation prenne son poids, sa saveur. Et c’est cette tension entre le dedans et le dehors qui me semblait constitutive du politique. Reprenant la tension théologique entre dans le monde et hors du monde, entre la défense des institutions et le plaidoyer pour la protestation, cette tension seule me semblait apte à échapper à l’alternative complice entre un moralisme vite apolitique et un réalisme bientôt cynique, si fréquents chez ceux qui ne retenaient de Max Weber qu’une alternative plate entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Lire Ricœur à 15 ans

Je viens de parler longuement de Ricœur et de son influence sur ma perception des choses, à propos de l’un de ses textes, « Le paradoxe politique ». Je découvrais ses écrits en même temps que j’allais le voir chez lui, seul ou avec des amis — je me souviens en 1969 être allé le voir une fois avec un camarade de lycée, anarchiste, qui lui avait demandé ce qu’il pensait de la libération sexuelle25. Je le rencontrais aussi au conseil d’administration du lycée de Châtenay, où il siégeait à côté de mon père comme personnalité extérieure cooptée, tout en gardant l’oreille sur ce qui lui arrivait à Nanterre, dont il était alors le Doyen.

Il est temps cependant de dire plus en détail les cheminements philosophiques par lesquels Ricœur m’a guidé. Les premières notes préparatoires à des exposés faits en classe, ou devant le groupe de jeunes, à partir de ses textes, portent sur la question de la non-violence et celle de l’Etat, et elles sont déjà marquées par cette oscillation entre la protestation non-violente (Ricœur faisait droit en 1958 à l’objection de conscience et à l’insoumission, en pleine guerre d’Algérie, et fut même emmené par la police à Fresnes pour cela) et la question du maintien de l’état de droit, qui ne saurait être entièrement désarmé (l’expérience de la défaite face au nazisme était restée inoubliable pour un Ricœur longtemps non-violent). Presque simultanément, j’avais fait, en troisième, un exposé sur la question du mal, abordée à travers l’analyse de L’homme faillible (portant sur les divers registres de la « fragilité », et notamment « la fragilité affective ») et à travers la comparaison entre la culpabilité biblique et le tragique grec dans La symbolique du mal26.

Mais toutes ces lectures ont culminé pour moi dans deux autres, qui furent déterminantes. Ce fut d’abord « L’image de Dieu et l’épopée humaine », paru en 1960 dans la Revue du Christianisme Social, et repris dans Histoire et Vérité, Seuil, 1964. Son propos, adressé à des protestants du mouvement du christianisme social (c’est de ce mouvement qu’est aussi issu Michel Rocard), visait l’individualisme protestant, une manière de réduire le péché à une catégorie morale, et de faire de la rédemption et de la grâce le « recrutement individuel d’élus solitaires, arrachés à une histoire neutre ou méchante ». Après les événements de la guerre de 39-45, le mal ne pouvait être cantonné à des petits péchés privés, mais apparaissait à Ricœur comme une perversion plus radicale et plus ample de tous les registres de notre existence à la fois personnelle et collective, ceux de l’avoir (économie), du pouvoir (politique) et du valoir (culture). De même, relisant les pères grecs27, Ricœur montrait l’élan de la Rédemption à l’œuvre au travers des structures économiques, politiques, et des médiations de l’imaginaire, tirées en avant par la protestation non-violente, franciscaine, ou artistique. Bref l’éthique prenait une ampleur inédite entre un régime en « je » et un régime en « nous », et en même temps qu’elle s’approfondissait en éthique existentielle, elle s’élargissait en politique. Cette proposition d’une théologie « épique », dont je ne mesurais pas alors le caractère intempestif, ouvrait de larges brèches dans les séparations qui m’étouffaient, et me donna un élan vital. Elle me permettait à nouveau de dire et de penser « nous ».

Le second texte qui détermina mes orientations porte sur « Le chemin du consentement » et termine la thèse de Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, rédigée en 1948 au Chambon, en débat notamment avec Nietzsche. Qu’est ce que consentir, consentir à la condition humaine, consentir à être né ? Par quel chemin passe-t-on du refus, de la révolte, au consentement ? Et à quel consentement ? Est ce un consentement stoïcien, un peu hautain et exilé ? Est ce un consentement orphique, dionysiaque, nietzschéen, rilkéen, un consentement perdu dans l’universel devenir ? C’est ce cheminement adolescent entre un non trop radical, intenable, et un oui qui trop embrasse, que j’ai déjà raconté dans Le oui de Paul Ricœur, et qui débouchait vers un consentement selon l’espérance. Il fallait que ce consentement aille jusqu’à la limite, aux confins de l’histoire possible28, pour redescendre de là vers le monde ordinaire — le consentement étant consentement au monde ordinaire, mais travaillé avec obstination par les signes, paroles et actions, d’affleurement d’un autre (état du) monde.

Pendant que je lisais Ricœur, il recevait une poubelle sur la tête. Je l’ai rencontré peu après cet épisode, que pour ma part je trouvais glorieux : une vraie scène dostoïevskienne ! C’était un soir, peut-être le soir même, après une réunion du Conseil d’Administration du lycée, et je me souviens de son silence et mon étonnement à voir qu’il en avait les larmes aux yeux. Il y avait des épisodes qu’il avait pris avec humour, comme l’inscription « Ricœur, vieux clown » restée derrière lui pendant son cours, et qu’il avait lui même rapportée. Ou bien les étudiantes assises sur son bureau de Doyen et lui demandant : « Mais pourquoi c’est toi le professeur, et pas nous ? — C’est peut-être que j’ai lu plus de livres que vous ? ». Même sa toute première interruption par Daniel Cohn-Bendit, lors de son cours magistral sur l’idée d’institution chez Hegel (ça ne s’invente pas) devant plusieurs centaines d’étudiants dans le grand Amphi, en mars 1968 à Nanterre, il l’avait éprouvé avec une sorte d’étonnement bienveillant devant la force de cette « parole ». Cohn-Bendit était entré en disant « Ricœur, c’est fini » et tout le monde avait quitté l’Amphi. Pour celui qui avait écrit quelques années plus tôt, à propos de son métier, « La parole est mon royaume », il n’y avait pas là une surprise inquiétante, au contraire29. Mais le Doyen coiffé d’une poubelle c’était l’institution qui était ridiculisée. Et l’institution, pour Ricœur, c’était le théâtre qui rendait possible la parole, toute parole. C’était quelque chose de fragile, un frêle rempart contre les démagogies fascistes.

Dans le texte « L’image de Dieu et l’épopée humaine » (1960) cité plus haut, Ricœur écrivait : « l’imagination a une fonction de prospection, d’exploration à l’égard des possibles de l’homme. Elle est par excellence l’institution et la constitution du possible humain. C’est dans l’imagination de ses possibles que l’homme exerce la prophétie de sa propre existence. (…) Toute conversion réelle est d’abord une révolution au niveau de nos images directrices ; en changeant son imagination, l’homme change son existence ». Et plus loin : « Ces images de l’homme font toute la réalité de la culture. J’entends par là la coutume, les mœurs, le droit, la littérature, les arts ; et ces multiples images de l’homme charriées par la culture sont incorporées dans des monuments, dans des styles, dans des œuvres (…) le sens profond de l’institution n’apparaît que lorsqu’elle s’étend jusqu’aux images de l’homme dans la culture, la littérature et les arts. Ces images, en effet, sont constituées ou instituées ; elles ont une stabilité et une histoire propres qui dépassent les hasards de la conscience individuelle (…) c’est en ce sens que la culture est instituée au niveau même de la tradition de l’imaginaire ».

On le voit, Ricœur, en bon lecteur de Kant, ne séparait pas l’imagination de l’institution : il y avait une imagination instituante et constituante, et de même qu’on pouvait penser une institution imaginaire et imaginante. Or la période avait été submergée par l’antagonisme entre le nouveau et l’ancien, entre la spontanéité et les structures, entre l’imagination et les institutions. Ricœur, écrasé ou écartelé entre les deux, était du côté des vieilles institutions et traditions pour les révolutionnaires de l’imagination, et du côté des gauchistes utopiques pour les tenants de l’ordre établi. Je vois dans cette situation l’un des motifs profonds de ce puissant travail sur l’imagination au long des années 70 qui l’a conduit à La métaphore vive, à Idéologie et utopie, et à Du texte à l’action. Je me souviens d’ailleurs le jour où à sa porte je rencontrai Cornelius Castoriadis, qui était alors inscrit en thèse avec lui sur cette question de l’institution imaginaire.

Cette polarité déconstruite et reconstruite entre une imagination instituée, sédimentée sous forme de traditions et une imagination instituante, en état d’émergence sous forme d’utopies, Ricœur n’a cessé de la penser tout au long de ces années, refusant de les opposer30, et associant utopie et idéologie comme l’endroit et l’envers du même processus d’innovation et de sédimentation : « D’une part il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques : elles ne peuvent que désespérer l’action (…) Il faut d’autre part résister au rétrécissement de l’espace d’expérience. Pour cela il faut résister à la tentation de considérer le passé sous l’angle du révolu (…) rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées »31. D’une part il y avait sens à s’inscrire dans une tradition, dans des traditions issues de tant d’inventions vives. D’autre part il y avait place pour un instituant non instituable32.

Contrairement à l’image d’Epinal que l’on a gardé de Ricœur à cette époque là, il était en fait au cœur des découvertes qui étaient en train d’opérer. Comme l’a noté Jean-Luc Nancy à propos de 6833, la démocratie, une démocratie désœuvrée, y est apparue comme irruption, désir d’être tous ensemble. La politique, née dans la séparation entre elle-même et un autre ordre, métapolitique, dit-il, doit être prise en charge par tous selon des modalités dont il est essentiel qu’elles restent diverses voire divergentes, multiples, voire hétérogènes. Parce qu’elle est sans figure et renonce à se figurer, elle se donne dans de multiples figures. La démocratie exige qu’il n’y ait pas de dernier mot. Ricœur l’avait formulé ainsi dans Soi-même comme un autre : « il est peut-être raisonnable d’accorder à cette initiative commune, à ce vouloir vivre ensemble, le statut de l’oublié. C’est pourquoi ce fondamental constitutif ne se laisse discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l’histoire sur la scène politique »34.

Peut-on parler de génération 68 ?

Pour finir je voudrais revenir aux récits premiers par lesquels j’ai commencé, à ces oscillations par lesquelles je me suis senti appartenir et ne pas appartenir à ma génération, parfois même avec le chagrin de me sentir trop différent.

Ce à quoi j’ai le sentiment que nous avons participé intensément, et volontiers, c’est à un formidable décloisonnement des milieux et des générations. La hiérarchie et même la différence des générations étaient brisées35. Comme disait Ricœur de lui-même ces étés là, les adultes descendaient de leurs arbres généalogiques pour se faire contemporains de leurs successeurs ! Cette idée que nous étions tous contemporains, cette abolition de la différence de générations, pouvait être interprétée comme l’abolition du Père, de la verticalité, comme l’idée que nous étions à la fois tous adultes et tous enfants ! Pourtant ce n’était pas forcément ce motif qui nous animait, mais simplement le plaisir de mêler des perceptions et des expériences différentes. Je me souviens de ce débat intense, pendant l’hiver 70-71, lors d’une réunion du groupe de jeunes de Robinson, pour savoir jusqu’à quel âge nous élargissions le groupe pour notre marche estivale en Ardèche. Avec quelques amis nous prônions une ouverture de 11 ans à 26 ans, et nous avions obtenu gain de cause. Cette ouverture fut comme un appel d’air, et contribua largement à l’attractivité de notre petit mouvement si local, à son « tirage ». Pendant quelques années, nous nous donnions chaque été un grand rendez vous au sommet du Mont Mézenc36, d’où nous nous dispersions en petites équipes de marche, avec des itinéraires divers et aussi des parcours de lectures, des thèmes de discussions diverses, dormant dans le foin des granges ou la paille des bergeries, au gré des habitants, pour nous retrouver et partager nos récits, nos découvertes, nos chants et improvisations théâtrales. Les équipes, filles et garçons, librement composées par affinités, allaient de 11-12 ans à 20-25 ans, et nous étions heureux de nouer des relations durables avec nos hôtes ardéchois. Il y avait donc, et c’était pour nous une métaphore de l’existence et de la société, un temps pour la dispersion, l’envoi, et un temps pour le « revenir ensemble ».

Ce décloisonnement des générations était doublé d’un décloisonnement des milieux. Toujours dans notre groupe de jeunes, à la Pentecôte 1972, nous n’avions rien trouvé de mieux que de vouer une nuit à un échange généralisé des familles, sous la règle du jeu qu’aucun de nous ne dormirait chez lui : nous avions une liste d’adresses et nous débarquions les uns chez les autres, pour connaître de l’intérieur d’autres familles, d’autres manières d’habiter, dormant dans les chambres de nos amis. C’était un peu absurde mais ce moment me semble rétrospectivement une bonne illustration de l’époque. Le décloisonnement des milieux fut poursuivi par la tentative, qui dura quelques saisons, d’emmener en Ardèche avec nous des jeunes voisins de nos escaliers à la Butte Rouge.

Mes parents étaient très sensibles à la ségrégation des milieux. En septembre 1970, mon père prêche sur cette question, et la forme nouvelle et insidieuse qu’elle prend dans la société urbaine, où nous risquons de nous enfermer dans des communautés de liens choisis, dans « une vie où les relations ne sont plus subies mais choisies : le choix comporte des risques et peut aboutir à une aliénation différente mais aussi grave que celle de la vie villageoise : on peut s’enfermer dans un ghetto relationnel absolu où plus personne ne pourra vous contester, alors qu’au village nous restions vulnérables, à cause de ce côtoiement obligé, quotidien, avec des gens différents de nous ». Trouver autant de proximité dans une rencontre anonyme avec le premier venu que dans une relation depuis longtemps stabilisée, voilà ce que nous cherchions, à quoi voulions nous exercer. C’est pourquoi ces décloisonnements divers furent surtout une formidable libération de la parole, de la conversation.

Avec le temps je me suis cependant aperçu que ce mouvement n’était peut-être que l’écume d’une transition démographique assez brutale, le fait ou l’effet probable d’une génération trop nombreuse pour ceux qui la précédaient, et trop nombreuse aussi pour ceux qui lui ont succédé. J’ai mis du temps à comprendre que j’appartenais à une génération probablement écrasante. Ce n’était pas seulement le nombre que nous formions, nous, la génération du baby-boom. C’est aussi que nous bénéficions du « take off » économique des sociétés ouest européennes de cette époque là, à un moment de progression technologique générale, de triomphe de la voiture et de la télé, etc. Cette accumulation inédite de moyens autorisaient une question ancienne mais d’échelle inédite : tout cela mais pour quoi, pour quelles finalités ? Où étaient les « vraies richesses », qu’avions nous gagné, qu’avions nous perdu ? Cette lucarne interrogative est-elle aujourd’hui passée ? N’est elle pas plus que jamais urgente ? Et comment se fait-il qu’elle semble à ce point fermée ?

Mais peut-être est ce une situation générale que cette coïncidence démographique entre une génération nombreuse et un fort développement économique : n’est ce pas le cas le toutes les sociétés sujettes à une forme ou l’autre de ce que les espagnols ont appelé la « movida », lorsque les nuits sont longtemps « jeunes » ? N’est ce pas ce printemps des sociétés qui va parfois jusqu’à des formes de révolution culturelle qui ne sont merveilleuses que pour leurs acteurs ? Le propre de ces périodes est d’accompagner un certain enrichissement général, de générer de nombreux « nouveaux riches », et toute la question est de savoir quel sera l’imaginaire de la vie bonne de ces nouveaux riches, quel « paysage » vont-ils bâtir. Cet enjeu est important et peut se trouver l’objet d’un conflit des imaginaires, exacerbant la tension entre des formes idéologiques très conservatrices et des formes utopiques très radicales. Or dans tout cela, ce à quoi nous avons échoué, alors qu’un temps cela avait été rendu possible, parce que nous avions cessé de « comparer », c’est à sortir des ornières d’une pensée obnubilée par l’injustice économique, par la fracture pauvreté-richesse. Comme le disait Pasolini, la faute commune aux démocrates-chrétiens et aux communistes, ce fut de voir la pauvreté comme le pire des malheurs. C’est sous ce principe qu’a été laminée la diversité vive des formes de vie « pauvres », qu’il ne s’agit pas d’esthétiser, mais qui se donnaient leurs propres formes, leurs propres styles, leurs propres langages et leurs propres voix. Avoir échoué à cela, à tenir et déplier cette promesse si bien lancée, c’est ce que je déplore le plus.

Adresse à la jeunesse

Au passage cependant, il faudrait dire et redire à la jeunesse française, à toutes les jeunesses du monde, que la roue tourne, que rien n’est jamais acquis, ni jamais perdu à toujours. Les époques s’ouvrent et se ferment, les saisons se succèdent. Les sociétés massivement très jeunes risquent un jour de se trouver massivement vieillies, et nous n’aurions jamais imaginé, dans les années qui ont suivi 68, que la société française aurait un jour la moyenne d’âge qui est la sienne aujourd’hui. Comment accompagner cela ? À l’inverse les sociétés vieillies doivent trouver les voies de sociétés néanmoins créatrices, inventives, et qui n’écrasent pas les « nouveaux-venus ». Comment laisser place à la jeunesse sans l’écraser par le poids des héritages, et comment lui donner le sentiment que les héritages passés sont à reprendre, à réaménager, à réinventer ?

La seconde chose que je déplore, c’est justement la perte du sentiment épique évoqué plus haut, et par lequel on pouvait se sentir appartenir à une histoire plus vaste. Ce que j’appelle épique, c’est d’abord la capacité d’un sujet véritablement pluriel à dire « nous » sans occulter la pluralité des sujets singuliers. C’est la tension entre le courage d’être et la timide espérance. C’est le sentiment d’une communauté dispersée, trop diverse pour être jamais rassemblée, et qui forme pourtant un « peuple marchant épars dans la nuit », c’est le sentiment d’une humanité prise dans des humanités mais qui se cherchent.

Côté pluralité, cette épopée en archipel (au sens où René Char parle d’une « parole en archipel », d’une « parole restée désir ») c’était le sentiment d’une histoire qui a un sens mais nous ne savons pas lequel, car nous n’en saisissons que des esquisses, des bribes ; et c’est en même temps le sentiment de pouvoir faire notre histoire, par des actes et des paroles plus amples que nos vies individuelles. Ces actes et ces paroles font signe vers un monde absent, un peu au sens où Ricœur écrivait : « une des fonctions de la fiction mêlée à l’histoire est de libérer rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique (…) Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif »37. Dans un temps où le sens de l’histoire était souvent très dogmatique, c’est cela qui nous aidait à « garder pratiquement le sentiment de la discontinuité des problèmes »38, et même à pratiquer tranquillement cette discontinuité.

Côté communauté, l’épique, c’était le sentiment d’un point de fusion, de malléabilité, d’interaction aisée, entre les registres de la vie, les sphères d’activité, et même les genres de discours — fusion qui forme le noyau éthico-mythique de nos civilisations. Il me semble que tous les registres alors mêlés n’ont cessé depuis de se séparer, de se refroidir, de se cloisonner, de se spécialiser et de perdre ce sens « commun ». Quand j’écoute les musiques de l’époque, elles me semblent souvent épiques, or aujourd’hui nous avons peur de l’épopée, comme nous avons peur de l’espérance, de la foi, de l’amour. Et pourtant que se passerait-il si nous perdions définitivement un sens épique aussi longuement et patiemment travaillé et canalisé ? Quelle monstruosité viendrait en prendre la place ? Que se passerait-il si nous perdions le noyau éthico-mythique de nos sociétés ?

Le triple dépérissement

Enfin, et je terminerai là-dessus ce bref bilan subjectif de la « génération 68 », ce qui la caractérise peut-être le plus, c’est d’avoir immédiatement partagé, sans jamais vraiment chercher à le penser ni le critiquer, le mythe d’un triple dépérissement de la Religion, de l’Etat, et du Capital — c’était déjà au fond un mythe de la fin de l’histoire. Sans doute est-ce l’effet de la conjonction des grands discours dominants que j’ai présentés plus haut, et surtout l’effet d’un marxisme réduit à sa vulgate, même et surtout après son refoulement. Le mythe du dépérissement de l’État a abrité des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires : ne pas penser la rationalité propre du politique interdisait d’en penser les maux spécifiques. Comme nous l’avons vu avec le texte de Ricœur sur « le paradoxe politique », cela, nous étions en train de nous en apercevoir.

Mais nous ne sommes pas allés jusqu’au bout de la déconstruction critique de ce mythe sur les deux autres volets du triptyque. Le mythe du dépérissement du Capital et de la sortie du capitalisme nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique glisse elle aussi à la barbarie, fût-elle la barbarie high-tech. Et ce sont bien les pays les plus marqués par la croyance dans la fin inéluctable du capitalisme qui sont aujourd’hui parmi les pays où le capitalisme le plus dérégulé propage ses effets les plus désastreux.

Enfin le mythe du dépérissement de la religion, semblablement, a autorisé la prolifération d’un n’importe quoi religieux, à la fois hors institutions et hors tradition critique, ce qui a interdit d’en penser tant les formes spécifiques de « légitimité » que les « maux » spécifiques, irréductibles à des effets de la misère économique ou de l’oppression politique. La réduction de la religion à ce que l’on appelait un « appareil idéologique d’Etat », dans tous les pays où cela a été mis en œuvre, a montré comment ces « appareils » échappent à toute gouvernance, et s’autonomisent pour ne suivre que leur logique propre, leur folie. A bien des égards la situation actuelle, sur les trois registres, porte et amplifie ce mythe dérégulateur qui continue à faire le lit de cette société de prédateurs, de chacun pour soi et de mafias, qui porte son ombre sur notre monde, le seul monde que nous ayons.


1 Sauf exception que je mentionnerai, dans ces remembrances, je tenterai de faire autant que possible appel à mes notes et cahiers et vocables de l’époque, sans trop plaquer sur mes souvenirs des analyses ultérieures.

2 Le 19 juillet 1973, dans le Monde, Ricœur déplorait l’échec des Eglises à surmonter ces diverses ruptures, en insistant pour sa part sur celle entre la recherche intellectuelle exigeante et le besoin spirituel de simplicité, de langage ordinaire.

3 Mais peut-être est ce aussi le prolongement de l’opposition, ancienne en protestantisme, entre l’institution presbytéro-synodale et les formes d’églises plus congrégationalistes.

4 L’autorité de mon père était réelle, même si dans un article de 1970 paru dans une revue de scoutisme il insistait qu’il n’y avait d’autorité que résistible, c’est à dire à condition d’être librement et spontanément reconnue par les autres. Ma mère a sans cesse joué un rôle de contrepoint, à la fois soutenant mon père dans son propos, ne cessant d’en parler avec lui, et éprouvant et formulant les limites de son discours. Notre éducation doit beaucoup à cette conversation ample et tendue.

5 À Pâques 68, en avril, nous étions avec mon père pasteur et le groupe de jeunes de Robinson pour un camp de ski au chalet de la Fédé à la Chalp d’Arvieux en Queyras, lorsqu’un ami de mon père, le pasteur et guide Paul Keller, alors professeur à la Faculté Protestante de Théologie de Montpellier, est venu nous parler de la révolte des étudiants de cette Faculté, commencée en février (et donc avant Nanterre !). Ce fut le premier signe de ce qui allait se passer.

6 Peter Brooks Le temps oublié, Paris Seuil 2012, p.180.

7 Ou bien j’étais secrétaire et elle trésorier.

8 Cette année là, avec Paulette Mounier, qui habitait elle aussi aux Murs Blancs et que je fréquentais souvent, nous montons une belle exposition Mounier au lycée, avec des panneaux, des livres, des lettres (on nous vole d’ailleurs une belle lettre de Bergson et une magnifique de Camus à Mounier, Paulette était très triste). Le proviseur du Lycée de Châtenay, Monsieur Regnard, qui était lui aussi par hasard protestant et paroissien de Robinson, nous annoncera plus tard qu’il est au regret de devoir quitter la communauté de Robinson, trop révolutionnaire, pour rejoindre la paroisse « plus classique » de l’Oratoire du Louvre.

9 J’étais fils de pasteur, pour un syndicat d’obédience plutôt communiste la manœuvre était risquée mais séduisante.

10 Au bout de ces variations, en 1977, à la Bibliothèque-Médiathèque de Massy, et dans le sillage de Nietzsche et d’un certain agacement à l’égard du discours de la conscientisation, j’ai donné une conférence sur le thème « causerie contre la conscience ».

11 Cf. Ricœur, «  Science et idéologie » Du texte à l’action, Paris Seuil 1986.

12 Reprenant sur les murs de mon lycée des formules de Jacques Ellul contre la religion, entendue comme la fabrication par les humains de leurs propres idoles, cette idée centrale chez certains prophètes de l’Ancien Testament, reprise par Calvin, puis par Kierkegaard, était devenue une arme politique très tranchante.

13 Les deux fondateurs de la revue Socialisme ou Barbarie.

14 Et que j’avais tenté de reprendre de manière synthétique, en réponse aux nouveaux philosophes, dans un article publié en juillet 1978 dans Sciences & Avenir, intitulé « Les nouveaux philosophes et le Pouvoir ».

15 En 1975, comme je venais de lire très soigneusement la plupart des textes de Marx sous la férule originale de Michel Henry, je savais que Marx était bien plus profond que le marxisme, même « critique ».

16 En 1972, je consacrais à ce renversement d’optique une de mes premières dissertations d’étudiant.

17 Il y avait quelque chose de cela dans Les Shadocks, qui surgirent cette année là, et qui m’enchantait.

18 Celles notamment d’un camp dans un moulin aux bords du Doux à Desaignes en Ardèche, à Pâques 1971.

19 En août 68, raconte Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, les jeunes femmes pragoises qui viennent se planter en minijupes devant les chars russes pratiquent méthodiquement l’attentat à la pudeur.

20 Denis de Rougemont, Henri Corbin, Jean Cavaillès, Madeleine Barrot, Suzanne de Dietrich, André Philip, Paul Ricœur, Jacques Ellul, André de Robert, Francine et André Dumas, André Gorz, Georges Casalis, Pierre Burgelin, Roger Mehl, Françoise Smyth-Florentin, Jean Carbonnier, René Gorz, France Quéré, Jean-Jacques de Félice, Claude Gruson, Michel Rocard, etc.

21 Formule des Evangiles synoptiques pour dire le rejet, sinon la malédiction jetée sur une ville.

22 Pendant mes trois dernières années de lycée j’ai rempli un double cahier de notes de lecture, avec d’un côté l’éthique fondamentale, élémentaire, et l’autre côté l’éthique politique ; le je et le nous ; les relations courtes, interpersonnelles, et les relations longues, à travers les structures et les institutions. C’est donc là un balancement ancien chez moi.

23 Lors d’un camp de Pâques de notre groupe Ardesco en 1974 à Chaudeyron, près de Saint Jean Chambre, où j’étais venu quelques années auparavant repérer un lieu de camp pour les éclaireurs et les louveteaux EUF de Robinson-Massy, nous avions eu des débats laborieux sur ces questions de l’articulation entre une vision de la société trop institutionnelle, trop organigrammatique, trop « durckheimienne », et une vision trop libertaire, trop sociogrammatique (on dirait aujourd’hui connexionniste, trop axée sur les « réseaux »), chacune d’elle oblitérant une partie des conflits.

24 Intéressé à l’idée d’une « Convention des Institutions Républicaines », je me souviens à l’automne 68 être allé, enthousiaste, voir François Mitterrand rue Guynemer : il n’était pas là et j’avais été orienté vers Claude Estier, que j’avais invité l’année suivante à venir faire un débat au lycée avec Pierre Mazeaud, alors député UDR à Sceaux (il m’était impossible au lycée de faire venir l’un sans l’autre, pluralisme oblige).

25 Il avait répondu avec bienveillance, en disant d’abord la bonté et la merveille de la sexualité, mais en disant aussi l’errance, le mal que l’on peut mutuellement se faire, ou la tristesse de l’insignifiance.

26 Ce fut sans doute, avec l’analyse du tragique d’Œdipe, ma première rencontre avec la pensée de Freud.

27 Fasciné par ces perspectives, je cherchais à comprendre mieux cet élargissement, cette ampleur cosmique et épique que nous apportait les Pères grecs, et à la suggestion de Paul, un jour, j’ai sonné chez son voisin du premier étage, Henri Marrou, grand connaisseur des Pères grecs, qui m’accueillit un peu étonné, mais avec une grande bienveillance, et orienta mon questionnement vers la notion de Récapitulation (notamment développée chez Irénée, Meliton, Polycarpe et Justin) qui lui semblait l’un des principaux motifs épiques de cette théologie, je redescendis ensuite chez Paul pour discuter cette notion —qui bientôt me sembla trop hégélienne, et devoir être lue autrement.

28 Je venais de faire un exposé sur La théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann devant notre groupe de jeunes, et je cherchais le chemin d’une « éthique eschatologique » dont j’étais en train de comprendre que c’était moins une éthique de l’exception souveraine, de la fin des temps, qu’une éthique du retour au monde ordinaire mais perçu dans sa fragilité, sa précarité.

29 On sait qu’il défendra Cohn-Bendit mis en procès, l’année suivante.

30 Refusant aussi de se placer dans une positions de surplomb extérieur et « scientifique », mais reconnaissant le caractère de part en part interprétatif et donc pluraliste de la critique elle-même.

31 Paul Ricœur, Du texte à l’action, Seuil 1896, p.275-276

32 C’est la même polarité que l’on trouve dans la conférence de 1967 sur « Sens et fonction d’une communauté ecclésiale », que j’ai introduite et publiée sous le nom de Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale. Il y a quelque chose d’utopique dans l’idée d’une communauté ecclésiale, parce qu’il s’agit, selon la définition de Kant, d’une communauté éthique, c’est-à-dire d’une communauté volontaire, libre. Ensuite parce qu’il y a toujours un écart entre la communauté parlante, instituante, et la communauté instituée, déposée dans un langage établi.

33 Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris Galilée 2008.

34 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris Seuil 1990, p. 227 et 230

35 C’est dans ce contexte, aujourd’hui oublié, que des amours aujourd’hui inimaginables entre des adultes et des quasi enfants, ont surgi, avec leurs passions platoniques, mais aussi certainement, comme on le découvre depuis, avec leurs abus inacceptables. Je considère aussi comme un abus la promiscuité dénudée qui semblait être devenue la norme dans certains milieux. Je n’ai pour ma part jamais été aussi pudique que ces années là !

36 Nous avons maintenu ce rendez vous au lever du soleil le premier dimanche d’août en 1980, 1990, 2000, 2010, accompagné de nos amis, conjoints, enfants, et petits-enfants, avec la surprise heureuse de nous reconnaître quand même. On s’y retrouvera au lever du soleil du (sans doute) dimanche 2 août 2020, bien sûr !

37 Paul Ricœur, Temps et Récit III, Seuil 1985, p. 278.

38 Paul Ricœur, Histoire et Vérité, Seuil, 1964, éd. Poche p.93-112.

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À propos Olivier Abel

est professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Montpellier) (http ://olivierabel.fr).

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