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Haines d’hier et d’aujourd’hui regard sur l’antiprotestantisme

 

À l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, l’apport du protestantisme à la construction de la France a systématiquement été valorisé. On trouverait aujourd’hui difficilement quelqu’un pour considérer le protestantisme incompatible avec l’identité française mais ce ne fut pas toujours le cas. L’antiprotestantisme en France est une réalité historique. Avec ses violences, avec ses hontes, avec ses crimes. Et parfois de surprenants échos nous en arrivent encore.

Durant la dernière présidentielle, Marine Le Pen avait ainsi confessé son admiration pour Richelieu « qui a refusé qu’une religion prenne le pas sur la France », avant d’ajouter – le journaliste rappelant que le cardinal n’avait pas été « très amical » avec les protestants – que « c’est peut-être les protestants qui avaient des exigences à l’époque qui allaient à l’encontre de la Nation. » Le lendemain, après un tollé bien légitime, elle s’en est expliquée et excusée. Le 31 décembre précédent, elle avait déjà présenté ses vœux aux Français devant un portrait de Richelieu au siège de La Rochelle – effroyable massacre de huguenots. Et avant elle, sa nièce avait déclenché une polémique lors du lancement de sa campagne régionale, mettant sur le même plan – dans la version écrite de son discours – résistance à l’occupant allemand et résistance à la Réforme protestante. Version écrite qui ne fut pas prononcée et pour laquelle elle présenta aussi ses excuses.

Souscrivons à l’idée de maladresses (répétées). Mais quelles intéressantes maladresses ! Il y a, dans ce retour du refoulé à la droite de la Droite, un écho des plus intéressants, comme une continuité maladroitement mise à nue. Au-delà des cibles circonstancielles et des impostures politiques, n’y aurait-il pas une trame permanente : la réalité primaire et instinctive de la haine dans son austère irrationalité ? Revenir un instant sur ce que furent les discours antiprotestants permet de saisir que, si les haines sont multiples dans la désignation de leurs victimes, elles partagent réflexes et obsessions. La mémoire des haines d’hier n’est pas la moindre des armes pour combattre celles d’aujourd’hui.

Rappelons d’abord que le protestantisme contre lequel s’indignent les antiprotestants de l’époque n’est pas une notion véritablement spirituelle mais – reprenant ici les conclusions de Michèle Sacquin étudiant le phénomène entre 1815 et 1870 – un mythe politique. En somme, un fantasme. Les antiprotestants n’accordent pas de crédit aux positions religieuses du protestantisme qu’ils entendent dénoncer : ils ne s’y intéressent pas et n’y connaissent rien. Ce qui n’est pas le moindre des parallèles avec les haines contemporaines. Pour les antiprotestants, le protestantisme n’est pas une religion mais un projet politique de domination. Pour certains, tel Maurras dénonçant « l’État-Monod », cette domination n’est même plus un projet mais déjà un fait établi.

Le vocabulaire utilisé ne sera pas sans nous rappeler une certaine actualité : on y lit systématiquement les termes de conquête et d’invasion. En 1924, Richard de Boysson consacre ainsi une étude à la présence protestante sobrement intitulée L’invasion calviniste en Bas- Limousin, Périgord et Haut-Quercy. L’auteur, qui parle d’hérétiques et de « religion prétendue réformée » comme au XVIIe, va jusqu’à affirmer que l’attaque allemande de 1914 n’est qu’une énième tentative du protestantisme de s’imposer en France. Le prisme simplificateur du tout-religieux appliqué aux crises géopolitiques les plus complexes : une aberration de l’esprit toujours très en vogue.

Aux côtés des francs-maçons et des juifs, les protestants se voient accuser de fomenter un complot pour se saisir du pouvoir. Face à cet État dans l’État, la lutte est un devoir et le nationaliste Barrès comme l’antisémite Drumont ne cachent pas leur admiration pour le cardinal de Richelieu.

Certains vont même jusqu’à admirer la Saint-Barthélémy. Ainsi du théoricien contre-révolutionnaire Joseph de Maistre qui affirme : « Dans tous les cas de rébellion, les excès même de la puissance qui se défend sont à la charge du rebelle. L’humanité en corps a droit de reprocher le massacre de la saint Barthélemy au protestantisme, car pour l’éviter il n’y avait qu’à ne pas se révolter. (…) il ne s’agit point de savoir qui avait tort ou raison, mais seulement qui était souverain ou rebelle, et sur ce point il ne peut y avoir de doute. » Légitime défense d’une identité attaquée.

Ce fantasme délirant du complot va jusqu’à imaginer les sombres menées d’un Syndicat protestant planifiant un vaste système de déplacements de populations afin de provoquer un basculement démographique : un grand remplacement. Cette thématique complotiste se recoupe avec l’accusation qui voit dans les protestants des traîtres par nature, le passé des guerres de religion nourrissant ce discours sur le traître héréditaire. Une utilisation aberrante de l’Histoire qui fige les communautés dans des folklores fantasmés et immobilise le présent dans des peurs insensées. Ceux qui, aujourd’hui,invoquent la bataille de Poitiers de 732 pour enfermer les musulmans de 2017 dans une hérédité de la conquête n’ont rien inventé en termes de recours malhonnêtes au passé.

Pour rendre ces brèves évocations plus parlantes encore, convoquons un nom illustre et respecté, éloigné des passions réactionnaires de Maistre ou Maurras : Émile Zola. En 1881, dix-sept ans avant d’en accuser d’autres pour défendre Dreyfus, Zola prend la plume pour accuser violemment les protestants dans un article paru à la Une du Figaro le 17 mai et suivi d’une réponse à ses critiques le 6 juin. Zola dénonce le protestantisme comme une force rétrograde : « un bloc tombé en travers de la route du progrès ». Condamnant la « rage de propagande » d’un protestantisme « qui exige l’empire du monde », il n’hésite pas à reprendre lui aussi la thématique conquérante en redoutant le jour où « les races du Nord auront dévoré les races du Midi ». L’intérêt de ce brûlot de Zola repose dans l’opposition qu’il trace non seulement entre la modernité du siècle et l’obscurantisme supposé – et intrinsèque – du protestantisme mais plus encore entre le caractère protestant – caricaturé en une pudibonderie austère, fermée, rigide et réactionnaire – et le vibrant et joyeux caractère français. Zola achève son réquisitoire en revendiquant avec éclat : « Nous sommes en France, et non en Allemagne ! » Le protestantisme est évidemment renvoyé à l’étranger et Mgr de Ségur – fils de la célèbre comtesse – de dire en 1858 que « le protestantisme n’est pas français ». Incompatibilité diagnostiquée : cet élément étranger ne saurait s’intégrer à l’âme gauloise. Incompatibilité de mœurs, de culture : incompatibilité de race.

Il ne s’agit pas de céder aux raccourcis historiques. Chaque haine a la couleur de son époque et les victimes qu’elle se donne. Il y a des différences nombreuses entre l’antiprotestantisme et l’islamophobie, chacun inscrit dans un temps particulier. Mais ce que nous voulions souligner nous semble incontestable : les instincts les plus abjects comme les peurs les plus délirantes n’ont pas attendu le XXIe siècle pour faire du dissemblable un ennemi, selon des procédés quasi identiques. Et toutes les ressemblances possibles n’ont pas été épuisées, ne serait-ce que l’invocation des racines catholiques de la France pour en exclure les réformés – les racines chrétiennes nous y réintégrant aujourd’hui pour mieux en exclure d’autres.

La peur d’un groupe se pensant menacé dans sa position de majorité et qui transforme son identité en identité irréductible, légitimant l’écrasement de toute minorité : dans l’antiprotestantisme résonne le rêve d’un monde uniforme et immobile qu’on croit pouvoir restaurer alors qu’il n’a jamais existé. La question de comprendre et faire avec l’altérité n’a pas attendu les musulmans et les mosquées pour se poser à la société car cette question fondamentale est celle de la fraternité. Elle oppose ceux qui, de tout temps, se vivent en frères de sang pour mieux exclure et ceux qui, de tout temps, professent la fraternité universelle. Au rang de ces derniers, les chrétiens doivent se tenir résolument « car un seul est votre maître, et vous, vous êtes tous frères. » (Mt 23.8).

Maxime Michelet

 

Zola antiprotestant

 

Introduction à l’article :

 

En complément de l’article Repenser du numéro 316 (février 2018), Evangile et Liberté vous propose la version intégrale de la tribune antiprotestante d’Emile Zola cité dans celui-ci.

 

L’idée de jeter du soufre sur la figure hautement respectée de ce grand écrivain n’est absolument pas un dessein pour nous (d’autant plus que Zola est l’auteur préféré du propre rédacteur de ces lignes) et il ne faut pas oublier, à la lecture de ce texte antiprotestant, les autres combats de cet homme – hautement plus mémorables – et notamment son indispensable engagement pour l’innocence du capitaine Dreyfus.

 

Ce texte est intéressant à plus d’un titre, qu’il s’agisse du fond commun de fantasmes et d’accusations qui semblent rassembler les haines – qu’importe leurs cibles – ou qu’il s’agisse de la foi indéfectible dans la science – qu’on serait tenté de rapprocher du fanatisme religieux. Il y aurait beaucoup de choses à dire et beaucoup de choses à commenter.

 

On s’intéressera notamment aux passages où Zola dénie toute richesse culturelle aux sociétés protestantes et place face au fantasme d’un protestantisme glacial et morbide l’idée – tout aussi fantasmagorique – d’une culture française tout entièrement faite de ripailles et de vie, comme si d’ailleurs l’amour de la vie était une spécificité française et non une aspiration commune à tous les hommes et toutes les femmes.

 

Car ceux qui caricaturent autrui pour le rejeter ne cessent aussi de caricaturer cette même communauté imaginaire à laquelle ils s’affirment si fiers d’appartenir. La haine est un fantasme multidimensionnel, dans ses rejets comme dans ses solidarités. A ne trouver que des qualités chez soi et que des défauts chez l’autre, on divise fallacieusement l’humanité en piétinant les vraies solidarités pour construire de fausses communautés – rivales – sur la tombe de la seule vérité qui a survécu à toutes les haines : la fraternité universelle.

 

M.M.

 

PROTESTANTISME

(Le Figaro, 17 mai 1881)

 

Si l’esprit pédagogique, dont j’ai parlé dans mon étude sur les Normaliens, est un danger pour notre génie français, fait de logique et de clarté, il est un esprit plus nuisible et plus redoutable encore, l’esprit protestant, qui, à cette heure, s’efforce de tout envahir, notre littérature, notre presse, notre politique. Ce n’est plus simplement une coterie, c’est une religion. Là est l’ennemi.

 

Je n’attaquerai aucune foi, j’entends rester dans le pur domaine de la discussion scientifique. Ce sont, d’ailleurs, ici des opinions personnelles qui n’engagent personne autour de moi. Que les lecteurs du Figaro veuillent donc bien m’accorder toute la liberté d’examen nécessaire.

 

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Aux yeux des libres-penseurs d’aujourd’hui, la Réforme, lorsqu’elle s’est produite, a été un pas en avant dans l’enquête de la vérité. Elle retournait aux sources, elle réclamait la discussion, elle conviait tous les fidèles à faire le plus de clarté possible sur les textes, de manière à n’obéir qu’à la raison. C’était une façon de rationalisme chrétien, se proposant d’épurer les mœurs et de mettre de l’ordre dans l’intelligence. Les débuts furent superbes d’héroïsme et d’espoir : le monde, régénéré, allait en quelques enjambées entrer dans la vérité absolue et goûter la félicité parfaite. Et, au bout de trois siècles, voilà que le protestantisme est devenu une borne, un bloc tombé en travers de la route du progrès, plus lourd, plus entêté, plus dangereux que les religions dont il se flatte d’être le perfectionnement.

 

L’aventure était fatale. Elle se produit dans tous les ordres de phénomènes : quand le mieux s’exalte et se pose en solution définitive, il barre l’avenir et n’est plus que détestable. Aujourd’hui, un esprit scientifique s’entendra plus facilement avec un catholique qu’avec un protestant ; il trouvera chez le premier plus d’humanité et plus de souplesse ; tandis que le second gardera une raideur maussade, en homme qui est convaincu d’avoir la vérité dans sa poche. Les protestants ont beau être partis de la liberté d’examen, ils n’en sont pas moins une secte religieuse, et non une école scientifique. Or, une école scientifique seule peut aller au bout de la vérité, car elle s’appuye (sic) uniquement sur les faits, et se déclare toujours prête à modifier ses solutions, si de nouvelles lois l’exigent. Une secte religieuse, au contraire, qui base toute sa croyance sur un document révélé, immuable, en est réduite à l’obstination, et doit plier la nature au gré de ce document. Par exemple, les protestants ont pu avoir la prétention de ramener le christianisme à l’esprit de la Bible ; ils n’en restent pas moins enfermés dans la Bible, dans un document extra-scientifique, et plus étroitement que les catholiques à coup sûr. Dès lors, les voilà murés, ils ne peuvent faire un pas en avant. Les libéraux, les révolutionnaires du seizième siècle, sont devenus les réactionnaires du dix-neuvième.

 

Et, j’insiste, des réactionnaires d’autant plus féroces, qu’ils prétendent toujours marcher à la tête des idées. La science les a dépassés ; mais ils ne veulent pas en convenir. Ils tâchent de l’accommoder avec leurs dogmes ; puis, comme elle résiste, ils finissent par la nier. Au fond, ils l’exècrent, ils sentent en elle la toute-puissance qui les écrasera un jour. Comment voulez-vous que l’entente soit possible ? Pour un protestant, une fatalité pèse sur la vie, l’homme est né mauvais, il n’y a rien à attendre de lui ; pour un savant, la vie est la grande force, l’humanité est le produit toujours superbe de la machine universelle. Toutes les sectes viendront se briser contre les faits, surtout celles qui se raidiront contre eux, après avoir cru les dominer.

 

Voyez, d’ailleurs, où en sont les protestants. Je trouve des détails très curieux dans un roman : Palmyre Veulard, que publie M. Edouard Rod, un jeune écrivain de grand avenir. M. Rod est Suisse et parle des sectes religieuses de son pays en homme admirable renseigné. On n’imagine pas un gâchis pareil. Cela finit par être drôle. Il y a d’abord deux grandes Eglises bien distinctes : l’Eglise nationale, dépendant de l’Etat, démocratique, d’une orthodoxie discutable ; et l’Eglise libre, soutenue par les familles riches, conservatrice, d’une orthodoxie plus rigide. Puis, entre les deux, s’est produit un pullulement de sectes extraordinaire. Les Eglises, continuellement, se forment et se divisent à l’infini. Pour la plus légère façon nouvelle d’expliquer un verset de la Bible, on se met à quatre ou cinq et on fonde sa petite Eglise. Par exemple, dans la secte des Darbistes, une scission effroyable a éclaté sur la question de savoir si le Christ « compatit » ou « sympathise » à nos malheurs ; et voilà deux Eglises, voilà deux groupes de braves gens qui tombent en fureur et qui se damnent réciproquement, à grands coups de textes sacrés !

 

Les protestants disent aux libres-penseurs : « De quoi vous plaignez-vous ? Nous sommes l’Eglise ouverte. Si les sectes se multiplient chez nous, c’est que nous posons en principe la liberté d’examen. » Je le veux bien. Seulement, l’Eglise ouverte n’est plus l’Eglise, sans être encore la Science. Et de là viennent la misère et l’impuissance du protestantisme. L’esprit d’examen est un outil terrible qui se révolte dans leurs mains et finira par les tuer ; il va au delà des documents révélés, il anéantit toute religion. Malheur à la foi qui s’avise de l’employer ! Aussi l’émiettement des sectes protestantes est-il un symptôme caractéristique. Le catholicisme immuable a sa raison d’être. Le protestantisme, comme toutes les formules intermédiaires, restera écrasé entre les dogmes et les lois qu’il a voulu concilier.

 

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Je me hâte de rentrer dans ma spécialité d’écrivain et de moraliste. Au demeurant, comme toute métaphysique m’épouvante, le protestantisme ne m’intéresse que par son influence sur les mœurs littéraires, sociales et politiques. S’il paraît s’émietter, si nous sourions du pullulement de ses Eglises qui poussent en une nuit, comme les champignons, il ne faut pourtant pas le dédaigner, car il reste une puissance redoutable. On nous en menace comme de la religion de demain, quand les races du Nord auront dévoré les races du Midi. Il est d’autant plus à craindre qu’il semble répondre au rationalisme de notre âge, satisfaisant à la fois le vieil instinct religieux et les nouveaux besoins d’analyse.

 

Et quelle détresse, quelle société de cuistres et d’hypocondres, s’il triomphait ! Il faut vivre quelques mois dans un pays protestant, en Suisse, par exemple, pour voir quel niveau la Réforme passe sur la tête d’un peuple. La moyenne est honnête et a horreur du mensonge, c’est vrai ; mais cette moralité a été achetée au prix de l’individualité et de la virilité de l’homme. La fatalité du mal pèse sur tous ces pauvres gens, les accable et les assombrit. Pour eux, la vie n’est plus qu’une lutte obscure et désespérée contre le péché, au lieu d’être l’expression de toutes les forces, la floraison même de la création. On meurt dans cet air de continuelle pénitence, dans ce prétendu libre examen qui aboutit fatalement à la négation de la liberté humaine.

 

En littérature, les résultats sont plus désastreux encore. Je voudrais qu’un esprit jeune et hardi étudiât l’influence du protestantisme sur les lettres, dans les pays où il a triomphé. Ainsi, voyez l’Angleterre actuelle et comparez-la à l’Angleterre de Shakespeare, de Ben Jonson, de tous ces génies d’une audace et d’une violence si larges. A côté du théâtre qu’ils ont créé, de ce théâtre où la bête humaine est lâchée tout entière, mettez donc le train-train bourgeois et évangélique des romans d’aujourd’hui. Le protestantisme a fait son œuvre : il a passé son niveau, il a créé une littérature utilitaire, dans laquelle l’analyse exacte et complète de l’homme est défendue comme une inconvenance. Aussi le théâtre, qui vit de passion, est-il mort à Londres ; on y discute encore avec terreur si l’on doit y autoriser la Dame aux Camélias. Quant au roman, il est tombé au conte moral, à la lecture permise en famille. Sans doute l’ancien génie saxon, si âpre et si cru, se débat parfois. Ils ont eu Thackeray, ils ont eu Dickens. Et encore prenez Dickens, d’une émotion si pénétrante, d’une vie si intense : ses personnages ne sont que des poupées sentimentales, à côté des personnages de notre Balzac ; pas un ne dresse un type vivant, complexe, ayant la hauteur du mal et du bien. Dickens est un Balzac dont la race a trempé dans des siècles de protestantisme.

 

Il en est de même en Allemagne, où les lettres agonisent sous le joug des sectes religieuses et dans les brouillards de la métaphysique. Ils n’ont plus un auteur dramatique, plus un romancier d’une véritable valeur. La police religieuse est là qui écrase l’originalité. Leur morale tourne à l’hypocrisie ; ils exigent, dans les livres et au théâtre, le silence sur les chancres qui les dévorent.

 

Mais c’est en Suisse où l’exemple devient le plus frappant pour nous, car il s’est créé là toute une littérature écrite en notre langue et ayant une odeur propre. On ne saurait s’y tromper : en ouvrant un livre, on sent immédiatement s’il a poussé dans l’air épais de Genève ou de Lausanne, et le plus singulier est qu’il suffit parfois d’avoir respiré cet air, sans être soi-même protestant. La littérature suisse est à la fois enfantine et pesante, grise et d’un idéalisme fleuri. Au fond, elle cède toujours à la rage du prêche et elle apporte, même lorsqu’elle veut consoler, la désespérance de la damnation finale.

 

Toeppfer est un des maîtres de cette littérature. Je ne connais pas de livre plus lourd dans l’aimable que les Nouvelles genevoises. Aujourd’hui, les romans de M. Victor Cherbuliez sont aussi d’excellents échantillons de la littérature suisse, bien qu’additionnés d’une dose de George Sand. Le protestantisme qui, dans les batailles de sa naissance, a dicté les vers énergiques d’Agrippa d’Aubigné, ne produit plus, aux jours maussades de sa vieillesse, que des œuvres incolores et romanesques, dont la prétendue morale détraque les jeunes filles bien élevées.

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Voilà l’ennemi, entendez-vous ! pour le génie de notre race si primesautier, si libre, allant de lui-même à la vie et à la vérité.

 

Tenez ! à mon sens, tout le protestantisme, toute la lourdeur allemande et l’épaisseur suisse s’incarnent dans un homme, M. Edmond Scherer. Il suffirait d’étudier celui-là pour nettement déterminer le danger qui nous menace, si nous nous laissons jamais conquérir.

 

  1. Scherer est né à Paris, d’une famille originaire de la Suisse. Il a étudié la théologie à Strasbourg et a occupé pendant quelques temps une chaire d’exégèse à l’Ecole évangélique de Genève. Plus tard, ses idées se modifièrent, il prit la direction du mouvement libéral, lors de la crise qui se déclara parmi nos protestants français. Jusque-là, rien de mieux ; chacun est le maître de sa foi. Mais M. Scherer devint journaliste, fit des campagnes dans le Temps, et dès lors il travailla à notre conversation littéraire, politique et sociale, avec cette pesanteur et cette maussaderie qui est la marque même du protestantisme.

 

Comme il nous arrivait avec tout un solde de philosophes allemands, et qu’il déballait sa marchandise dans des articles interminables, d’un poids énorme, les lecteurs lui tirèrent respectueusement leur chapeau. En France, nous avons une admiration profonde pour l’ennui. Dès qu’on nous assomme et que nous ne comprenons plus, nous préférons nous en sortir en déclarant que le monsieur est très fort. Il eut donc tout de suite une réputation parmi les gens graves. Certes, personne n’a envie de l’en déposséder, car il faudrait le lire, besogne dont bien peu se sentent capables. Pourtant, j’ai lu son dernier travail sur Diderot, et je déclare que c’est une pitié et une grande tristesse, que de voir notre Diderot, ce passionné, ce vibrant, cette flamme toujours flambante de notre génie, tomber entre ces mains carrées de protestant. L’étude est absolument médiocre.

 

Ce n’est pas tout, on a fait de M. Scherer un homme politique. Et, ici, je voudrais pouvoir m’étendre, car c’est notre République surtout qui est menacée d’une invasion de protestants. M. Scherer n’est pas le seul ; il y en a d’autres au Sénat et à la Chambre ; on dit même qu’on choisit volontiers des ministres parmi eux. C’est que notre République dogmatique est elle-même d’essence protestante ; non pas la République des capacités, la République scientifique, progressive et vivante, que nous sommes quelques-uns à rêver ; mais cette République des médiocrités, cette République de doctrine et de néant que l’on nous impose. Ils sont là tout un banc de protestants, parlant de leur honnêteté, abusant de leur moralité, prenant des airs absolus d’hommes qui seuls dispensent du bien et du vrai. Et si on les laissait faire, la France deviendrait une grande Suisse, qui, avant dix ans, serait morte d’hypocrisie et d’ennui.

 

En littérature, le ravage serait plus terrible encore. On ne lit pas assez les articles littéraires de M. Scherer. Je comprends qu’on se contente de les saluer au passage, en les acceptant sur l’étiquette ; mais que de perles de style, que d’affirmations étranges on perd à ce respect exagéré ! Ainsi, M. Scherer en est encore à nier Balzac ; j’ai lu une étude de lui où il déclarait qu’un honnête homme n’avait pas Balzac dans sa bibliothèque. Quant à son style, il est extraordinaire d’épaisseur et de vide ; c’est à croire que l’écrivain traduit de l’allemand. Et cela ne va pas sans une ignorance absolue de notre monde moderne, de notre art, de nos volontés et de nos efforts. Il nous juge comme La Harpe nous jugerait. Quand on le compare à Sainte-Beuve, dont le sens critique était si souple et si pénétrant, on est pris d’un rire involontaire, tant il apparaît lourd, carré, têtu et fermé. Ici, le protestantisme se complique de pédantisme. Il y a au fond un professeur de théologie qui se prononce d’après des dogmes. Cet homme qui n’a pas de style personnel, qui ignore radicalement l’art d’écrire, a toutes sortes de principes pour nier le style, chez les écrivains qui en ont apporté un, dans leur chair et dans leur sang.

 

Et bien ! Non, il faut se révolter à la fin ! Ces protestants ne sont ni la vérité ni la liberté. Je préfère les catholiques, qui au moins sont des artistes. Toute notre race répugne à cet en régimentement des volontés, à cet aplatissement des individualités, sous un prétexte souvent hypocrite de morale. Nous voulons être libres et fiers, être même capables de ce qu’on appelle le mal, s’il doit en sortir une affirmation éclatante de la vie. Qu’ils s’en aillent s’ils ont faim de métaphysique et soif de discipline ! Nous sommes en France, et non en Allemagne !

 

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Je ne leur envie qu’une chose, leur rage de propagande. Certes, je ne rêve pas de faire, comme eux, donner des sous aux enfants pour acheter et élever des petits nègres, ou bien pour envoyer aux Esquimaux des gilets de flanelle et des Bibles. Mais en voyant la puissance du prêche, la force de l’étude des textes en commun, je songe souvent à la belle besogne qu’on ferait, si des missionnaires de nos sciences partaient à leur tour pour conquérir les intelligences.

 

Oui, c’est un rêve dont je me berce. Nous aussi nous commençons à avoir nos Évangiles, nos textes de vérité. Eh bien ! pourquoi ne pas nous les communiquer les uns aux autres, pourquoi ne pas les expliquer à qui les ignorent et semer ainsi la bonne parole, jusque dans les hameaux les plus reculés ? Allons, où est notre Calvin ? Qu’il se lève et qu’il marche !

 

Emile Zola.

 

 

 

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À propos Maxime Michelet

est étudiant, diplômé d’un master d’Histoire contemporaine à la Sorbonne ; issu d’une famille de tradition athée, il a rejoint le protestantisme libéral à l’âge adulte à travers le temple de l’Oratoire du Louvre de Paris.

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