Les électeurs américains vont déterminer dans quelques semaines le prochain président des États-Unis. Liliane Crété fait le parallèle entre la situation actuelle, où un Noir, Barack Obama, a été choisi comme candidat démocrate plutôt qu’une femme, Hillary Clinton, et les élections de la fin du XXIe siècle où le droit de vote fut accordé aux Noirs plutôt qu’aux femmes.
Les jeux sont faits : Barack Obama a été choisi comme candidat démocrate aux élections présidentielles de 2008. Choix populaire ? Peut-être. Mais avec un sérieux coup de pouce du parti. Une presse très favorable à Obama, beaucoup plus d’argent, et donc de publicité, moins de gaffes sans doute qu’Hillary, et un charisme que n’a pas sa rivale. L’Amérique indubitablement voulait du changement. Ou bien une partie des démocrates préférait un Noir à une femme. Et tant pis si le discours d’Obama reflète le flou de l’inconnu. C‘est un séducteur. Il a séduit les jeunes, les Noirs, le show biz, les intellectuels et finalement une grande partie de la classe politique démocrate qui pourtant soutenait fermement Hillary Clinton au début de la campagne. L’Amérique aime l’audace et la nouveauté. Car dans ce choix qui était offert il y avait ce pari audacieux du parti démocrate : un Noir, une femme. Partie en première ligne, Hillary a eu progressivement contre elle la majorité des caciques du parti qui ont exercé une pression énorme pour lui faire abandonner la course au profit d’Obama le Noir. Et c’est alors que j’ai eu une impression de « déjà vu ».
C’était au XIXe siècle, après la Guerre de Sécession, après l’assassinat de Lincoln, lorsque le parti vainqueur (le parti républicain), était aux mains de radicaux et que les États-Unis étaient dirigés par un président incapable, Andrew Johnson. Afin d’évincer de la politique toutes les personnalités du Sud, des lois iniques frappèrent d’incapacité les ex-Confédérés tandis que le droit de vote était accordé aux Noirs, presque tous illettrés. Dans cinq États, l’Alabama, la Floride, le Mississippi, la Louisiane et la Caroline du Sud, les électeurs noirs représentaient la majorité ; dans d’autres États, une coalition Noirs- Blancs constituait la majorité radicale. Ce fut le temps du Ku Klux Klan et du Camelia Blanc dont la mission initiale fut d’assurer la protection des familles blanches contre tout acte de violence de la part des affranchis et d’empêcher ceux-ci de voter. En vérité, le vote Noir permit aux Républicains de se maintenir au pouvoir jusqu’en 1885.
Les femmes avaient été oubliées. Et pourtant, bien avant la guerre de Sécession, un certain nombre d’entre elles militaient pour l’obtention du droit de vote, tenant en 1848 leur première « convention » à Seneca Falls, dans l’État de New York. L’Amérique dans son ensemble n’apprécia pas. La très grande majorité des Américains ne voyaient la femme, du moins la Vraie Femme, que dans son rôle d’épouse et de mère, et lorsque les femmes ajoutèrent à leur combat l’abolition de l’esclavage et le retour des Noirs en Afrique, elles ne trouvèrent pas même de soutien auprès des plus libéraux d’entre eux. Ceux-ci pensaient qu’en faisant des droits de la femme et des droits du Noir un même combat, les militantes mettaient en danger la cause abolitionniste. Loyalement, mais souvent la rage au coeur, les militantes abandonnèrent leurs revendications pour se consacrer entièrement et fidèlement à la campagne anti-esclavagiste. La guerre finie se posa la question des droits civiques des affranchis. Lincoln voulait que ce droit de vote ne fût donné qu’aux Noirs sachant lire et écrire et à ceux qui avaient combattu dans les armées de l’Union. Une très petite minorité donc. Mais Lincoln mort, les radicaux du parti républicain décidèrent de l’accorder à tous. Une fois encore, ils firent appel aux leaders du mouvement pour les droits des femmes. Elles acceptèrent de bonne grâce de les aider, persuadées qu’elles pourraient en même temps faire entendre leurs revendications. Il n’en fut rien. Les radicaux se montrèrent farouchement opposés au « suffrage universel » et refusèrent de signer la pétition qu’elles présentèrent au Congrès, affirmant que c’était « l’heure du nègre » et qu’elles ne devaient pas mêler leurs revendications à celles des affranchis. Les Noirs eux-mêmes refusèrent de les soutenir sous prétexte qu’en associant le Parti républicain au suffrage des femmes, on ruinerait leurs chances.
Le 14e amendement de la Constitution des États- Unis fut ratifié en juillet 1868 ; au deuxième paragraphe, le mot male y figure par trois fois. Puis dans la foulée les Républicains firent adopter le 15e amendement qui interdisait à tout État de « refuser le suffrage à un citoyen des États-Unis à cause de sa race, de sa couleur ou de sa servitude antérieure ». Le mot sexe n’apparaît pas. Le plus tragique dans l’histoire fut que ce vote accordé trop tôt aux affranchis, ainsi que le pouvoir énorme qui leur fut donné dans le Sud durant les années tragiques de la Reconstruction, provoquèrent la peur, la frustration et le ressentiment parmi les populations et les Noirs devinrent les boucs émissaires des malheurs du Sud. Il est douteux que les vieilles populations sudistes acceptent de voir un Noir à la Maison Blanche, même s’il ne descend pas d’affranchis, et il est clair qu’il ne fera pas le plein des voix qui se sont portées sur Hillary. Mais d’un autre côté, si le choix des superdélégués s’était porté sur Clinton, beaucoup d’Afro-américains, désillusionnés, ne seraient sans doute pas allés voter à l’automne. On ne peut en tout cas qu’admirer le courage, la détermination et le fair play de Hillary Clinton.
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