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Le protestantisme et le cinéma

   On donne trop souvent à entendre que le protestantisme aurait un problème avec l’art en général. C’est lui faire un bien mauvais procès. Mais on ne peut le blanchir des soupçons dont il est l’objet sous cet angle en ne prenant en considération que l’art « en général ». Ce dernier n’existe que sous les différentes formes de l’architecture, des beaux-arts, de la musique, du théâtre, de la littérature. C’est pourquoi je me suis risqué, ces dernières années, à aborder successivement sous ces différents angles l’« étroite parenté », comme aurait dit Schleiermacher, du protestantisme et du domaine de l’art 1. Reste le cinéma et ses problèmes spécifiques. Non sans rappeler le nombre élevé de films issus de régions marquées par une tradition protestante (pays scandinaves, Allemagne, Grande Bretagne, États-Unis, voire Suisse et Pays-Bas), j’entends m’en tenir ici au fait même du cinéma – à ce que je pourrais appeler la « cinématographicité » 2.

   Les premiers films, ne l’oublions pas, étaient muets. Le « parlant », comme on disait à l’époque, n’est apparu qu’en 1927. Or, avant cette date, de véritables monuments du septième art existaient déjà (Métropolis, Ben Hur, Naissance d’une nation, les grands films muets de Chaplin, etc.). Le problème de ces images non sonorisées n’était pas du tout le même qu’au seizième siècle. La Réforme avait été confrontée aux déviations de la piété dues à la vénération d’images sacrées. C’est à ces images-là qu’elle s’en était prise, d’où la réputation d’iconoclasme qui reste collée à ses basques. Mais elle n’a rien eu à redire aux images « profanes » dont elle n’a d’ailleurs pas hésité à faire un large usage, par exemple pour illustrer ses premières bibles en langues vernaculaires 3. Elle doit d’autre part l’efficacité de son rayonnement à l’imprimerie dont l’usage lui permettait de satisfaire une de ses exigences cardinales : mettre la vérité évangélique à la portée du plus grand nombre 4.

   Avec le cinéma, le protestantisme s’est trouvé, tout comme le catholicisme et l’ensemble de la culture occidentale, devant un phénomène nouveau : celui d’images animées. Pris dans sa matérialité, un film n’est certes qu’une succession d’images fixes juxtaposées sur un support souple, en forme de bande. L’illusion du mouvement, car c’en est une, provient du parti que l’invention des frères Lumière tire de la permanence de la perception rétinienne : à raison de 24 images par seconde, séparées par de relativement longs espaces sans images, nous avons l’impression d’un mouvement continu et serions bien incapables, au moment de la projection, de le décomposer en images discontinues (il faut pour cela examiner la pellicule du film indépendamment de l’appareil qui la projette à la cadence voulue pour obtenir l’effet escompté). Jamais encore on n’avait vu d’images de ce type.

   C’était magique, mais dans un sens plutôt banal. Dans un premier temps, on ne songea pas du tout à voir dans le cinématographe un nouveau moyen d’expression du même type, dans son ordre, que la peinture ou la littérature dans le leur. On le tenait pour une vulgaire attraction foraine, propre à époustoufler les amateurs d’émotions aussi fortes que passagères. Les milieux dits « cultivés » trouvaient de bon ton de n’y voir qu’une distraction de bas étage destinée à l’amusement du vain peuple. Aussi ni les Églises ni les milieux intellectuels ne voyaient de raisons de s’en préoccuper – pas davantage que des prestidigitateurs, des femmes à barbe et autres avaleurs de sabre (le problème du statut social de ces derniers était d’un tout autre ordre).

   Les années 1900 et suivantes sont aussi celles où des peintures figuratives ont commencé à faire leur réapparition dans les temples réformés 5, d’ailleurs non sans susciter bien des réticences parmi les fidèles. Mais c’étaient des images fixes, figées, inanimées. Du fait du mouvement qui les anime et les caractérise, les images cinématographiques sont d’un tout autre ordre, avec cette particularité supplémentaire qu’elles n’ont aucune existence en dehors du moment même de la projection. Depuis lors, il est vrai, l’expression « film culte » est entrée dans les usages des chroniqueurs en matière de cinématographie ; mais c’est seulement une manière de dire : personne n’a jamais songé à adopter devant un écran de cinéma, même en privé, une attitude semblable à celle des fidèles qui, dans les religions à images sacrées, prient ou méditent devant une icône (orthodoxe) ou une statue de saint (catholique) 6. Quant au substitut de religion auquel s’adonnent celles et ceux qui vénèrent la mémoire de telle ou telle vedette de l’écran, par exemple celle d’un James Dean, leur « piété » se nourrit d’images fixes tirées de ses films et non de la projection proprement dite de ces derniers. Le cinéma n’a donc jamais été de nature à placer le protestantisme devant un problème tant soit peu identique à celui qui lui a valu sa réputation – contestable et contestée – d’iconoclasme.

   À la différence des théologiens catholiques qui n’ont pas les mêmes réticences, les théologiens protestants hésitent souvent à s’aventurer dans le domaine des arts, soit par manque d’intérêt personnel, soit par crainte de s’y monter maladroits, soit encore pour éviter de donner à penser qu’ils chercheraient à récupérer un peu d’un terrain culturel en train de leur échapper. Cette retenue est tout à leur honneur. Aussi ne s’aventurentils dans ce domaine qu’avec beaucoup de prudence et à propos de formes d’art pour lesquelles ils se sentent quelque familiarité ou auxquelles la tradition n’a pas fait de réputation trop sulfureuse. La musique paraissant à cet égard au-dessus de tout soupçon, on ne s’étonne pas de l’intérêt soutenu que Karl Barth a porté à Mozart ou Albert Schweitzer à J.-S. Bach. On trouve d’autre part comme allant d’ordinaire presque de soi l’activité de critique littéraire à laquelle se sont adonnés un Alexandre Vinet, un Auguste Sabatier ou, à propos de Dostoïevski, un Eduard Thurneysen, et aujourd’hui un Laurent Gagnebin. Plus exceptionnelle est la place que Paul Tillich a accordée à la peinture en général, en particulier à la production des peintres expressionnistes.

   En revanche, aucun des théologiens protestants de renom nés avant la Première Guerre mondiale (ce sont eux qui ont marqué de leur empreinte la théologie du siècle dernier) ne s’est réellement intéressé au cinéma ni n’y a trouvé matière à réflexion théologique. À leur décharge, c’est probablement affaire de génération. Le cinéma « d’art », comme on s’est plu parfois à l’appeler pour le distinguer de celui qui était une simple attraction foraine, ce cinéma-là n’est apparu qu’à la veille de la Première Guerre mondiale et n’a véritablement pris son essor qu’une fois la paix revenue. Or les théologiens en question n’appartiennent justement pas aux générations qui se sont mises à fréquenter les salles obscures dans leur adolescence et leur jeunesse. Le septième art n’a jamais fait partie de leur bagage culturel implicite 7.

   Née en 1903, ma mère avait un petit cousin placeur dans une salle de cinéma. Il la faisait régulièrement bénéficier de places gratuites. Elle avait donc vu la plupart des grandes productions du muet et assisté aux toutes premières projections en « parlant ». Elle jouissait de ce fait d’une culture cinématographique dont n’ont souvent pas bénéficié la plupart de ses contemporains, même quand ils appartenaient aux milieux cultivés de leur époque – parmi eux, précisément, la majeure partie des théologiens protestants qui tenaient le haut du pavé vers 1950. Et si vient aussitôt à l’esprit, en France, le nom du théologien protestant André Dumas qui, lui, s’est beaucoup occupé de cinéma, il faut préciser qu’il appartenait justement à la génération suivante – celle qui, dès avant la Seconde Guerre mondiale, avait déjà l’habitude de se rendre fréquemment au cinéma. Notons toutefois que Dumas s’est moins intéressé au fait même du cinéma – à la « cinématographicité » – qu’aux différents films qu’il commentait, d’ailleurs magistralement, comme il aurait pu le faire pour une pièce de théâtre ou un roman.

   Si les théologiens doctoraux sont dans l’ensemble restés sur la réserve et continuent souvent à le faire, les théologiens de terrain que sont les prêtres et les pasteurs ont été confrontés très tôt à l’importance croissante du cinéma dans la culture populaire de notre temps. Jamais encore une forme d’art, hélas trop souvent médiocre, n’avait été en mesure d’atteindre quasi simultanément d’aussi larges publics, jusque dans des localités ordinairement dépourvues de toute activité théâtrale.

   Que faire ? La situation s’est d’emblée avérée bien différente de celle du seizième siècle. Tant les catholiques que les protestants n’étaient pas en mesure de tirer du cinéma le même parti que la Réforme (mais aussi la Contre-Réforme) avait tiré de l’imprimerie. Quelquesuns des tout premiers films, il est vrai, étaient de nature à donner l’impression que le cinéma pourrait contribuer à sa manière à la diffusion du message chrétien. En 1898-1899, Alice Guy 8 avait déjà tourné une série de dix tableaux sur la vie du Christ, avant de réaliser en 1906 un moyen métrage sur La Vie du Christ en 25 scènes. En 1904, Ferdinand Zecca avait produit La vie et la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, l’un des premiers grands succès du cinéma français. Et en 1927, Cecil B. DeMille lançait sur le marché sa superproduction Le Roi des rois. Il y a tout lieu de penser que bien des pasteurs et des prêtres (mais pas tous !) n’ont pas manqué de recommander ces films à leurs ouailles, comme n’ont en général pas manqué de le faire leurs successeurs des années 1960 et suivantes pour Le roi des rois de Nicolas Ray (1961) ou La plus grande histoire jamais contée de George Stevens (1965). Mais dans quelle intention ? Pour favoriser l’existence d’un certain espace chrétien dans le monde du cinéma et tenter d’en faire un élément, sinon d’évangélisation, du moins d’édification ? Ou en espérant que ces tentatives de visualiser des épisodes bibliques aboutissent à mieux les inscrire dans la mémoire et la conscience des fidèles ?

   Mais le fait d’être sur le terrain ne dispense pas de conserver quelque lucidité théologique. Les représentations picturales d’épisodes bibliques, si nombreuses au cours des siècles, sont toutes de nature à marquer nettement une distance entre le texte qu’elles entendent illustrer et ce qu’elles cherchent à en montrer. Du fait même de leur fixité, ces images ne sont visiblement rien d’autre que des interprétations. La visualisation cinématographique de ces mêmes épisodes passe au contraire aux yeux de nombreux spectateurs pour la reconstitution historique de ce qui s’est effectivement passé, par exemple la traversée de la Mer Rouge illustrée à coup de trucages donnant l’illusion de la réalité, alors que les textes eux-mêmes restent à cet égard d’un vague, d’une discrétion ou d’une allusivité véritablement exemplaires. L’exécrable, abusive et sanguinolente Passion du Christ (2004) de Mel Gibson, tellement prônée par les milieux évangéliques américains et par le Vatican, est, de ce point de vue, le type même de film qu’il ne faudrait jamais faire et encore moins recommander. On peut avoir toutes les raisons théologiques de voir au contraire dans Jesus Christ superstar (1973) de Norman Jewison, mal vu des mêmes milieux, l’exemple type d’un film qui donne à penser : il ne cherche pas à être fidèle aux textes bibliques, mais se présente comme une relecture cinématographique de la passion, donc comme une interprétation qui, du fait même de son caractère contestable, invite à la discussion. Les théologiens de terrain auraient pu ou dû en profiter ; certains, heureusement, l’ont effectivement fait 9.

   Cela dit, n’oublions pas que le cinéma a d’abord été pris pour une sorte de théâtre industriel à la portée de tous. Aussi les milieux religieux ont-ils été portés très tôt à entretenir à son endroit la même méfiance qui a souvent été celle de nombreux ecclésiastiques envers les arts de la scène 10. Les écrans tenant de plus en plus de place dans l’horizon culturel du vingtième siècle, on a cherché à endiguer ou à contrôler ce que le cinéma pouvait avoir de plus pernicieux. Ainsi des milieux religieux américains ont-ils fortement milité pour que soient censurés les films trop complaisants envers les étreintes d’une langoureuse durée, trop laxistes en matière de convictions religieuses ou donnant visiblement de mauvais exemples, comme celui de femmes fumant en public 11. Si l’Europe protestante semble s’être montrée en général moins bégueule ou scrupuleusement moraliste 12, les pasteurs n’ont souvent pas laissé de mettre les fidèles en garde contre les films susceptibles de constituer de mauvais exemples, particulièrement pour la jeunesse. Mais prendre le cinéma de cette manière, c’est le faire sous un angle qui n’a rien de théologique et encore moins de religieux. C’est trop souvent donner une image fort désobligeante des convictions au nom desquelles on croit devoir intervenir dans ce domaine et dans bien des cas ne pas tenir compte du fait que le cinéma, dans certaines de ses productions apparemment les plus crues, aborde justement les aspects les plus cruciaux de la vie et de la mort.

   C’est ce qu’ont bien compris, toujours sur le terrain, les pasteurs (ou les paroisses) qui se sont inspirés de l’exemple des ciné-clubs (en France les premiers d’entre eux sont apparus au début des années 1920). Ils ont visé non plus à censurer les « mauvais films », mais à proposer des instruments de réflexion permettant de mieux apprécier les films qui, par leurs qualités intrinsèques, méritent de retenir l’attention. Dès que des copies en 16 mm ont été disponibles et quand on disposait de l’équipement nécessaire, ce fut (et c’est parfois encore) l’occasion d’organiser des séances non commerciales. Ou alors certains pasteurs se sont mis à rédiger des critiques de films pour la presse tant profane que religieuse. Il semble bien que c’est ce qu’on peut encore et toujours faire théologiquement de mieux dans ce domaine, tout comme des théologiens 13 ou des laïcs engagés14 se sont distingués par le passé – et continuent à le faire aujourd’hui – par la pertinence et la qualité de leurs critiques littéraires.

   Rudolf Arnheim remarquait en 1933 que « beaucoup de gens cultivés » refusaient catégoriquement de considérer le cinéma comme un art : il ne pouvait pas l’être « puisqu’il ne fait que reproduire mécaniquement la réalité », à la différence de ce qui se passe en peinture où « le chemin qui va du réel à sa représentation passe par l’oeil et le système nerveux de l’artiste et, en dernier lieu, par les coups de pinceau sur la toile 15. » Arnheim n’a pas eu de peine à montrer que les effets de cadrage, d’angle de prise de vue, de découpage des scènes et de montage impliquent tous une intervention décisive du cinéaste, y compris dans le cas des reportages cinématographiques : le spectateur ne voit jamais que ce que le cinéaste a choisi de lui montrer, tout comme le lecteur d’un roman est bien obligé de suivre page après page ce que l’auteur a choisi de lui raconter, avec les raccourcis, les redondances, les retours en arrière ou les anticipations qu’il lui a plu d’imaginer. Louisiana Story (1948) de Robert Flaherty reste exemplaire à cet égard : à la fois modèle de reportage et bijou de l’art cinématographique.

   Arnheim regrette significativement que l’on ait tellement cherché à permettre au cinéma d’être une reproduction de la réalité, d’abord avec le passage au sonore, enfin avec les essais de cinéma en relief (3D). À son sens, le cinéma muet en noir/blanc annonçait clairement, par le fait même de ses limites techniques, le caractère subjectivement recomposé de ce qu’il montrait. Ces mêmes limites techniques lui imposaient d’autre part une économie de moyens qui est une marque distinctive de l’art véritable. Ce point de vue se défend parfaitement : muets et en noir/blanc, le Ben Hur (1925) de Fred Niblo ou La ruée vers l’or (1925) de Charles Chaplin ont une beauté intrinsèque et une force expressive rarement égalées, même s’il faut tenir compte des improvisations musicales qui accompagnaient normalement leur projection. Loin de reproduire la réalité, le cinéma la recompose à sa manière. C’est ce qui le rend intéressant et, dans son ordre, fait son éloquence propre. Un parallèle saute aux yeux du théologien : malgré ce que les milieux littéralistes sont toujours tentés de leur faire dire, les textes bibliques ne sont, eux non plus, pas en mesure de reproduire la réalité, mais doivent se contenter de la recomposer pour la restituer autrement. Or cette faiblesse ou cette limitation fait justement leur force et les revêt de vérité – une vérité qui n’est plus celle de « faits » prétendument « objectifs », mais celle du narrateur rendant compte, de ce qu’il a vu, entendu et compris.

   La subjectivité n’est cependant pas le fait du seul cinéaste. Elle est tout autant celui du spectateur. Comme le remarquait Jean Epstein, l’image cinématographique n’existe pas à proprement parler en-dehors de ce spectateur qui, à la faveur de sa permanence rétinienne, dote de continuité, donc aussi de mouvement, des images fixes que l’écran lui renvoie à raison d’un minimum de 24 par seconde. L’avènement du cinéma numérique ne change pas fondamentalement la donne : cette fois-ci, c’est notre incapacité à percevoir indépendamment les uns des autres les pixels ou pigments des images défilant sur nos écrans numérisés qui en assure la compacité et la continuité, mais à nos yeux seulement et encore une fois dans le seul moment où nous les regardons et en dehors duquel ces images n’existent tout simplement pas (en-dehors de ce moment-là, elles ne sont qu’un amas de pigments discontinus).

   Le parallèle avec les textes auxquels se réfère la foi protestante est évident. Quelle que soit la langue dans laquelle nous en prenons connaissance, ils nous parviennent sous la forme de lettres (ou de graphismes) dont la juxtaposition ne dit strictement rien à qui ne sait pas les lire, donc tirer un sens des groupes de lettres que l’écrivain a distribués sur sa page. C’est encore plus discontinu et plus abstrait, si l’on veut bien, que dans le cas de l’image cinématographique. Mais à tout prendre, n’en est-il pas de même de tout texte biblique lu et surtout entendu : il n’a pas à proprement parler d’existence indépendamment de la perception que nous en avons – une perception toujours éminemment subjective et tributaire des conditions dans lesquelles elle a lieu. Le texte, bien sûr, a son objectivité ; mais comme celle de la bobine de film, c’est une objectivité relative ou plus exactement incomplète, puisqu’elle ne sert à rien aussi longtemps qu’elle ne fait pas l’objet d’une perception, sauf à être mise en attente et conservée.

   Jean Epstein, encore lui, s’est beaucoup plu à mettre en évidence une particularité du cinéma qui était impensable avant lui : l’impression que donne le cinéaste de remonter le temps ou d’en inverser le cours quand il fait passer le film à l’envers. C’est presque diabolique 16, mais l’est-ce vraiment ? Les théologiens attachés, comme Oscar Cullmann 17, à la notion d’« histoire du salut » ont tellement insisté sur la linéarité et l’irréversibilité du temps qu’ils ont fini par faire passer pour hérétique ou du moins pour non chrétienne toute autre manière de se le représenter. Avec l’artifice des séquences passées à l’envers, avec aussi celui des fortes accélérations ou des forts ralentissements de mouvements en accélérant ou en ralentissant le déroulement de la pellicule, le cinéma nous donne l’occasion d’aborder sous un angle renouvelé ce problème du temps.

   Ces inversions, ralentissements ou accélérations de mouvements ne sont certes que des artifices dont l’usage et la projection s’inscrivent obligatoirement dans un écoulement irréversible du temps concret tel que nous le vivons. Mais s’il est vrai qu’aux yeux de Dieu « un jour est comme mille ans et mille ans sont comme un jour » (II Pierre 3,8), c’est aussi que peuvent se ramasser, se télescoper ou s’étirer beaucoup, voire parfois s’inverser, des laps de temps que nous avons tort de toujours mesurer à l’aune de nos chronographes. Il n’est pas vrai que toutes les minutes se valent, ni telles que nous les percevons au gré de nos rencontres, de nos solitudes ou des circonstances, ni surtout telles qu’elles se déroulent entre Dieu et nous. Marcel Proust le savait bien, encore qu’il ne soit ni le premier ni le seul à l’avoir dit. Or ce qu’il a exposé à longueur de pages, le cinéma ne cesse de le concrétiser de film en film – à coup de subterfuges, mais des subterfuges qui justement donnent à penser, tant sous l’angle de la justice que sous celui de la grâce, tant sous celui de la mort que sous celui de la vie.

   Le protestantisme, vraiment, a tout à gagner à se frotter au cinéma, mais en tenant compte d’une dernière remarque. Avec ses images animées, le cinéma donne indubitablement l’illusion du vivant. Mais ce n’est qu’une illusion : le film est en réalité un support aussi froid, inanimé, irréformable que peut l’être une statue de bronze. Dès qu’un film est prêt à être diffusé dans les salles (ou un DVD à être distribué dans le commerce 18), il ne peut plus être modifié 19. Seul change éventuellement l’état d’esprit des spectateurs assistant à sa projection. Le film, lui, poursuit imperturbablement son chemin, avec la régularité d’une mécanique. Quant aux acteurs qu’il met en scène, il y a belle lurette qu’ils sont passés à autre chose. De toute manière, au moment même des prises de vue, à la différence de ce qui se passe au théâtre, ils ne jouent pas pour des spectateurs, mais pour satisfaire les exigences du cinéaste qui, lui, s’adresse implicitement à son public en devenir. Mais même dans ce cas, les réactions du public ne peuvent pas avoir d’effet sur le film en train d’être projeté, seulement sur d’éventuels films en devenir. Au théâtre, au concert, il y a au contraire de constantes et subtiles interactions entre le public et les artistes en train de se produire, aussi deux concerts avec le même programme, deux représentations d’une même pièce ne sont-ils jamais exactement semblables, ni pour les uns ni pour les autres.

   Le protestantisme ne saurait y être trop attentif, lui qui plus que toute autre confession chrétienne fait dans son culte une large place à la prédication, fidèle en cela à l’apôtre Paul et à son affirmation selon laquelle « la foi vient de ce que l’on entend » (Romains 10,17). À l’âge où la voix humaine peut être restituée artificiellement, cette sentence apostolique appelle un complément : « ce que l’on entend de vive voix 20. » La parenté de situation avec le théâtre ou le concert in vivo est évidente. Celle avec le cinéma, en revanche, se distend d’autant, jusqu’à devenir carrément sujette à caution. L’intérêt du protestantisme pour le septième art doit en tenir compte, tout en étant hors de doute, tant cette forme d’art ne se contente pas d’occuper largement le champ culturel contemporain, mais donne à penser aussi bien par le contenu narratif de ses productions et par les caractéristiques propres à la « cinématographicité ».*

  • NOTES 1. Voir : L’architecture religieuse des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996 ; Le protestantisme et les images, ibid. 1999 ; Le protestantisme et la musique, ibid. 2002 ; Théâtre et christianisme, ibid. 2002 ; Le protestantisme et la littérature, ibid. 2008. 2. En français, les ouvrages les plus utiles à ce type de réflexion datent de plus d’un demi-siècle, une époque où l’on était alors plus proche qu’aujourd’hui du cinéma dans ce qui fait son originalité première : Rudolf ARNHEIM, Le cinéma est un art, Paris, L’Arche, 1989, 1re éd. anglaise 1958 ; Jean EPSTEIN, L’intelligence d’une machine, Paris, Melot, 1946, et Le cinéma du diable, ibid. 1947, ouvrages republiés dans Écrits sur le cinéma, 2 vol, Paris, Seghers, 1974-1975. 3. La première Bible réformée, éditée à Zurich en 1535, était abondamment illustrée. 4. Voir à cet égard l’excellent roman d’Anne CUNEO, Le maître de Garamond, Paris, Livre de Poche, 2007. 5. À part de nombreux vitraux, ce fut en particulier le cas dans plusieurs temples de Suisse romande, dans ceux d’Auteuil à Paris et de Sarrebourg en Moselle. Le phénomène s’étend des toutes dernières années du dix-neuvième siècle jusqu’aux années 1950. 6. Il n’y a pas de statue dans la tradition orthodoxe orientale, mais seulement des images à plat, car il ne saurait y être question de se prosterner devant une image « taillée » (voir l’interdiction du Décalogue). 7. On peut en dire autant de l’attitude la plus courante des théologiens nés avant 1945 devant les productions de ce « neuvième art » que sont les bandes dessinées. 8. Elle était la secrétaire de Léon Gaumont, pionnier de l’industrie cinématographique et fondateur de la société de production qui porte son nom. 9. Ce film existant en DVD, il peut n’être pas trop tard pour le faire ! 10. Voir à cet égard mon étude citée plus haut sur Théâtre et christianisme. 11. Ainsi dans Carmen (1915) de Cecil B. DeMille. 12. Du côté catholique, en revanche, le cas est bien connu des curés de campagne italiens qui, pour mieux contrôler les films, organisaient eux-mêmes les séances de cinéma dans leur localité, mais en jouant allègrement des ciseaux pour retrancher les scènes qui leur semblaient devoir favoriser par trop les penchants peccamineux de leurs ouailles. Voir le délicieux Cinema Paradiso (1980) de Giuseppe Tornare. 13. On pense aussitôt à Alexandre Vinet. 14. Et l’on pense tout aussitôt à Albert-Marie Schmidt et Laurent Gagnebin, par exemple. 15. Op. cit. p. 19. 16. D’où le titre de son livre : Le cinéma du diable. 17. Voir son livre, d’ailleurs fort discutable, Christ et le temps, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1re éd. 1947. 18. À cette différence près que, avec les possibilités d’arrêt, de retour en arrière et d’avance accélérée, l’usage du DVD présente des analogies avec celui du livre. 19. Réserve faite évidemment des coupures susceptibles d’être imposées par la censure. 20. Voir mon essai De vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Labor et Fides, 1998.

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À propos Bernard Reymond

né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.

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