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Survivre à Dachau

À l’occasion de la « Semaine de prière pour l’unité des chrétiens » (18-25 janvier), Olivier Guivarch a interrogé Jean Kammerer, prêtre à l’église Saint-Jacques du Haut-Pas (fidèle lecteur d’Évangile et liberté). Déporté à Dachau en 1944, il nous confie quelques réflexions concernant cette tragique expérience.

Jean Kammerer est né à Thann le 31 décembre 1918. Ordonné prêtre le 24 juin 1943, il est arrêté par la Gestapo pour fait de résistance en octobre 1944, et déporté à Dachau. Après la libération du camp, il retourne à Montbéliard où il était vicaire. Il occupe longtemps la fonction d’aumônier dans l’enseignement public à Besançon et à Paris, puis il est chargé de l’aumônerie de l’hôpital international de l’université de Paris. Il vit sa retraite actuellement à Saint-Jacques du Haut-Pas, à Paris.

  La vie dans le camp amène un sentiment de déshumanisation et d’angoisse. Tout le système est conçu pour que le déporté soit dégoûté de lui-même et perde son identité. Il faut reconnaître que la direction du camp de Dachau exécutait plus ou moins la politique nazie car il y avait une certaine usure en 1944-45, les gardiens étaient des mobilisés âgés, pères de famille, pas de jeunes nazis déterminés. Mais la mort et les maladies étaient là, omniprésentes, elles nous enveloppaient.

  À Dachau, le contact avec la mort était tout à fait curieux. Il y avait tellement de morts que l’on n’y prêtait plus attention.

  Mon ami Edmond Fesselet – qui avait été nommé vicaire à Montbéliard en juin 1944 – et moi conversions dans le camp lorsqu’un convoi passa, une sorte de plateau sur lequel étaient placés une trentaine de cadavres, tiré par des prisonniers. Nous avons continué à bavarder, indifférents à ce qui se déroulait autour de nous et, de fait, manquant de respect pour ces morts. Mais aussitôt après, nous nous sommes demandés si nous allions retrouver un sentiment de respect devant la mort après la libération. Or, tout revient dès qu’on est libre : le respect que l’on doit à autrui, la pudeur aussi, si souvent absente dans le camp.

  Après les premières semaines de quarantaine, je me suis retrouvé avec les autres prêtres et pasteurs du camp. On se demandait pourquoi nous étions regroupés dans la même baraque, sauf les prêtres polonais installés à part. On imaginait plusieurs hypothèses : nous empêcher d’évangéliser ou simplement la conséquence du paganisme des nazis. En réalité, dès 1942, les tractations entre le pape Pie XII et les nazis ont permis le transfert au camp de Dachau de tous les prêtres et, par extension, de tous les pasteurs disséminés dans les différents camps de concentration [NDLR : lire le dossier en annexe de son livre*].

  Il y avait même des messes le dimanche matin dans la baraque qui servait de chapelle, l’après-midi était réservé aux protestants. Il fallait limiter le nombre de participants à la messe. Les prêtres allemands avaient inventé un système qui consistait à donner un mot de passe le vendredi à quelques camarades. C’était admis par la direction du camp. La Croix-Rouge belge avait distribué des bréviaires, les prêtres allemands avaient obtenu du matériel liturgique. Nous disposions d’une sorte de bibliothèque où j’ai pu trouver des livres non seulement théologiques mais aussi profanes. Nous avions différentes Bibles à notre disposition. J’ai pu mener des discussions de groupes, écouter des exposés, participer à des réunions, suivre des conférences comme celle du pasteur suisse Bornand sur le protestantisme français.

  Je tenais un journal et je recopiais des listes de vocabulaire allemand.

  J’étais à l’affût des nouvelles de l’extérieur, nous suivions les événements de très près grâce aux prêtres allemands qui recevaient le journal de propagande ; il suffisait de lire entre les lignes. Pour nous, la libération prochaine de la France signifiait la fin de la guerre et donc notre propre libération.

  Privé de liberté et dans l’enfer du système concentrationnaire, vos convictions ont-elles été ébranlées ? Dans le camp, on doit se dire : je garde mon identité et ma dignité. On cultive ce qu’on est sans réaliser ce que l’on rêve de faire. On garde aussi sa personnalité, on la fait jouer dans les conversations, dans les attitudes de tous les jours. Il faut garder toute la force de son identité fondamentale.

  Par exemple, lorsqu’un des directeurs de Peugeot qui s’était fait voler un colis s’était mis à pleurer, je n’avais pas hésité à le secouer quelque peu, fraternellement, car son état de désespoir était disproportionné. Je lui avais dit qu’il s’agissait d’un incident mineur, qu’il était père de famille et dirigeant d’entreprise et qu’il devait se souvenir de sa vie civile pour garder toute sa dignité.

  Il valait mieux avoir des amis solides autour de soi pour tenir, pour ne pas sombrer dans la dépression. Je savais par exemple que la mère et la soeur d’un ami étaient mortes dans un bombardement après son arrestation : que faire ? Lui dire ou lui cacher ? J’ai pris conseil, je lui ai caché la vérité jusqu’à la libération ; il m’a remercié par la suite d’avoir agi ainsi.

  C’était aussi une question de tempérament. Nous devions conserver un esprit de résistance malgré notre faible capacité d’action. L’espoir de la libération était déjà une forme de résistance.    

  C’est pourquoi j’étais agacé par les conversations autour des besoins les plus pressants comme la nourriture. Au contraire, la lecture, les discussions théologiques et l’entretien de ma culture personnelle me préservaient et élargissaient ma liberté intérieure. J’ai gardé confiance au Dieu d’amour, je n’ai pas douté.

  La question de l’enfer nous préoccupait cependant : Dieu peut-il vouloir pire que Dachau après la mort, alors que les camps ont été inventés par les nazis, ennemis de Dieu ? Il y avait quelque chose de scandaleux dans la notion d’enfer. Mais l’enfer n’est qu’une nécessité de logique théologique. À mon avis après cette expérience du camp, l’enfer ne peut pas exister. L’amour de Dieu est tel qu’il ne peut pas souffrir que des hommes souffrent, l’enfer est incompatible avec la bonté de Dieu. Deux logiques se heurtent et il faut donner la priorité à l’amour infini de Dieu.

  Après le camp, j’ai poursuivi mon engagement dans le monde : pour la réconciliation franco-allemande et la paix ; je suis particulièrement sensible aux Amitiés judéo-chrétiennes, solidaire de mes frères qui ont tant souffert ; j’ai participé quelques années à la section française d’Amnesty International et je suis entré dans le mouvement ACAT [NDLR : Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, mouvement oecuménique fondé en France en 1974]. Tous ces mouvements me permettaient aussi de rencontrer des protestants, des orthodoxes et des juifs.

  Ça me paraît dans la logique de mon parcours personnel.

  J’essaye toujours de mettre de l’actualité dans mes homélies. J’entends parfois des commentaires bibliques qui pourraient dater de cinquante ans ! Il est heureux qu’il existe des théologiens théoriciens mais il est aussi nécessaire qu’il y ait des prophètes : qu’ils proclament la Parole de Dieu dans le monde, qu’ils vivent la réflexion théologique dans leur temps afin de toucher la génération présente en annonçant la Bonne Nouvelle qui transforme le monde.

  L’ancrage de mes convictions est biblique : les prophètes se moquent des rois et des chefs. Ceux qui détiennent l’autorité dans l’Église ne sont pas nécessairement des prophètes.

  Il y a de nouveaux engagements à prendre. On peut de nouveau agir dans le monde pour faire respecter les droits de l’homme et il est du devoir des chrétiens de savoir comment les choses se passent, en s’informant, en vivant dans son temps.

  Je ne suis pas inquiet car ce sont bien mes petitesnièces qui ont voulu que je raconte Dachau*.

Propos recueillis par Olivier Guivarch

  • * Jean Kammerer, La baraque des prêtres à Dachau, Salvator, 2006 (réédition du livre publié chez Brepols : Mémoire en liberté, La baraque des prêtres à Dachau, 1995).

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À propos Jean Kammerer

Jean.Kammerer@evangile-et-liberte.net'

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