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Sébastien Castellion

Sébastien Castellion

Sébastien Castellion

Sébastien Castellion est né en 1515. Les quelques manifestations prévues pour ce cinquième centenaire n’attireront certainement pas l’attention des médias et des foules. En un sens, c’est normal. Castellion a été durant sa vie un isolé, un marginal, sans grande audience. Il n’a guère marqué l’histoire de son temps et a été ensuite largement ignoré. On peut, cependant, le regretter. Sa personnalité et ses travaux méritent amplement d’être connus et médités. La recrudescence, ces temps-ci, des violences pour motifs religieux confère de l’actualité et de la pertinence à sa réflexion. De plus, depuis 15 ans, la recherche a mis en lumière l’originalité, auparavant méconnue ou négligée, de ses traductions de la Bible.

 Qui est Castellion ?

Ce lettré érudit, fin connaisseur de l’Antiquité grecque, latine et hébraïque, se fait connaître en publiant des éditions savantes de textes anciens et des traductions en français d’Homère. Ses travaux lui valent l’estime de ses pairs, mais peu d’argent ; toute sa vie, il se débattra avec la pauvreté.

Castellion et Calvin se rencontrent en 1540. Castellion, qui vient de terminer ses études (il a 25 ans), fréquente la maison de Calvin, alors pasteur à Strasbourg. En 1541, Calvin retourne à Genève d’où il avait été chassé en 1538 à la suite de conflits avec les Conseils de la ville. Parmi les tâches qui lui incombent, il y a celle d’organiser l’enseignement. Il cherche un « recteur » pour le collège de la ville. Après plusieurs démarches infructueuses, il s’adresse à Castellion dont il a constaté à Strasbourg qu’il était pieux, travailleur et savant. Il aurait toutefois souhaité quelqu’un de plus connu et de plus confirmé que ce tout jeune homme. Castellion sait qu’on l’appelle sans grande conviction et que dès qu’on trouvera mieux, on le remplacera. Néanmoins, il prend ce poste et introduit des innovations pour rendre l’enseignement agréable et vivant : ainsi il fait jouer à ses élèves de petites saynètes, qui transposent en vers latins des récits bibliques. Il a un souci pédagogique assez rare à son époque ; on utilisera ses recueils de dialogues jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

En même temps qu’il enseigne, Castellion prêche régulièrement dans un village proche de Genève, Vandœuvres. Ses rapports avec Calvin commencent alors à se détériorer. Fort d’une compétence d’humaniste que n’ont pas les autres prédicateurs et d’une connaissance de l’hébreu et du grec supérieure, aux dires de l’exégète Richard Simon, à celle de Calvin, Castellion discute certaines des explications du Réformateur. Par exemple, il voit dans le Cantique des Cantiques un poème d’amour sexuel, profane ; il conteste l’interprétation allégorique traditionnelle qu’en défend Calvin pour qui les deux amants du poème seraient Dieu et l’âme croyante, ou le Christ et l’Église. De plus, Castellion propose des traductions de textes bibliques que Calvin désapprouve. Il se développe entre eux ce que l’historien genevois Christian Grosse appelle une « rivalité d’intellectuels ».

En 1544, Castellion demande à devenir pasteur à Genève. Il aime prêcher ; son maintien au collège n’est pas assuré ; il s’est marié, vient d’avoir un enfant et aspire à une situation stable. Le Conseil de la ville donne son accord. Mais, sous l’influence de Calvin, la compagnie des pasteurs refuse de l’agréger en son sein à cause, dit-elle, de ses opinions particulières, tout en reconnaissant qu’elles portent sur des points secondaires. Dépité, Castellion donne sa démission. Il quitte Genève en 1545 et s’installe à Bâle, la ville des grands éditeurs humanistes. Il y gagne difficilement sa vie comme correcteur d’imprimerie. En 1553, il devient professeur de grec à l’Université, ce qui lui assure un petit revenu. Tout en poursuivant ses travaux érudits, il proteste énergiquement contre l’exécution de Michel Servet. Du coup, le « froid » qui, lors des années genevoises, s’est installé entre lui et Calvin se transforme en une hostilité frontale. Une polémique extrêmement dure les oppose. Castellion meurt à Bâle, âgé de 48 ans, le 29 décembre 1563, cinq mois avant Calvin.

 Les travaux sur la Bible

À partir des manuscrits hébreux et grecs, Castellion élabore deux traductions de la Bible. La première en latin, destinée à des lettrés, sort de presses en 1551. La seconde en français, à l’intention de ceux qui n’ont pas fait d’études, paraît en 1555. La version française ne décalque pas simplement la latine. Entre les deux, Castellion a repris et retravaillé les textes dans leur langue d’origine.

 La Bible latine

À sa parution et jusqu’au XVIIIe siècle, sa version latine de la Bible a soulevé de nombreux débats. Castellion s’y assigne deux objectifs. D’abord, il la veut écrite dans un latin classique et élégant, qui ne soit pas truffé d’hébraïsmes. Il s’inspire du style de Tite-Live, de Salluste ou de Cicéron selon la nature des livres bibliques ; d’après les spécialistes, c’est une réussite. Quand il traduit le Cantique des cantiques, il va chercher du côté de Catulle et d’Ovide, et du coup (alors qu’il est plutôt prude), il fait apparaître la dimension érotique, en général masquée, de ce poème hébreu qui va parfois jusqu’au pornographique. Pour le nom propre, imprononçable selon la tradition juive, qui désigne le Dieu d’Israël et le distingue des autres dieux, à savoir le tétragramme YHWH (que nos versions rendent soit par « Seigneur », soit par « Éternel »), Castellion propose une transcription audacieuse et contestable : Jova, qui garde les consonnes de l’hébreu tout en ayant une forme latine et qui évoque évidemment Jupiter (au génitif Jovis). Certains ont reproché à cette latinisation d’opérer un rapprochement excessif, peut-être sacrilège, entre les divinités gréco-romaines et le Dieu des Hébreux. D’autres y ont vu une transposition heureuse.

Castellion poursuit un second objectif : une grande exactitude dans l’emploi des mots. Il s’interroge sur leur signification originelle antérieure à leur adoption ecclésiastique. Par exemple, « ecclesia », qui a donné église, désigne dans le monde grec une réunion profane, celle de gens qui se groupent non pas pour rendre un culte ou pour former une confrérie religieuse, mais pour écouter une conférence, assister à une représentation théâtrale ou discuter des affaires de la cité. De même, le grec « baptizein » qui a donné « baptiser » veut initialement dire : se plonger dans de l’eau, prendre un bain ou faire sa toilette. Les chrétiens ont sacralisé ces mots. Ils en ont éliminé l’usage profane et les ont réservés à des réalités ou des cérémonies religieuses. Castellion essaie de restituer leur sens premier en traduisant « ecclésia » par respublica et baptême par lotio (le fait de se laver). Bien évidemment, cette désacralisation n’est pas simplement une affaire de vocabulaire. Jésus, tel que le comprend Castellion, met en place non pas une religion du mystère, du surnaturel et du rituel, mais une religion de l’habituel, du banal, du quotidien. Dieu se manifeste et on doit le servir non pas dans des cérémonies spéciales, mais dans l’ordinaire, dans la vie de tous les jours. De même, Luther disait que les occupations de la femme de ménage et du valet de ferme ne sont pas moins saintes que celles du prêtre ou du moine, et que leur travail est un ministère aussi sacré que celui du pasteur ou de l’évêque.

 La Bible française

À la différence de la latine, la Bible française de Castellion n’a eu aucune audience. Les protestants lui ont préféré celle d’Olivétan (un cousin de Calvin) pourtant assez approximative, à la rédaction lourde et rugueuse. Celle de Castellion, après quelques vives critiques, tombe dans l’oubli le plus total.

Ce rejet massif vient de ce qu’elle se situe résolument à contre-courant. Au XVIe siècle, tout le monde voit dans la Bible un livre royal, seigneurial qui reflète la grandeur et la majesté de Dieu. Les protestants estiment que seule est digne d’elle une traduction en style noble, dans la langue de la cour, celle du roi, des juristes, des universitaires et des classes supérieures de la société. Pour Castellion, au contraire, la Bible est un livre populaire, s’exprimant à la manière des petites gens. Aussi la traduit-il dans « un langage commun et simple ». Il utilise la langue courante, banale, vulgaire, celle des artisans et des paysans, pas celle des gens de lettre et des aristocrates. Ainsi, quand il rencontre le « en vérité en vérité, je vous le dis » qui introduit certaines paroles de Jésus, il le rend par : « je vous l’assure ». Au lieu de « évitez les vaines redites », il écrit : « ne jasez pas trop ». Il se sert d’un vocabulaire familier, parfois rural et argotique, souvent savoureux, qu’il préfère à des expressions guindées et solennelles. Les contemporains de Castellion en ont été choqués. Ils le blâment d’utiliser des « termes bas et rampants » et de faire parler Dieu comme tout le monde et non sur un mode sublime. Comme le lui reproche l’éditeur Henri Estienne, le fils de Robert : « Au lieu de chercher les plus graves mots et manières de parler, il s’est étudié à parler le jargon des gueux. »

Cette traduction n’est cependant ni relâchée ni débraillée. Elle ne manque ni d’allure ni de style. Une inventivité parfois foisonnante de vocabulaire (Castellion n’hésite pas à forger des mots et des expressions) s’y accompagne d’une grande rigueur grammaticale. La fidélité au texte original s’y allie avec beaucoup de fluidité (elle ne donne pas l’impression de maladresse de nombreuses traductions). Castellion l’a désirée « entendible », par quoi il a voulu peut-être dire non seulement intelligible, mais aussi apte à être écoutée. On a quelques raisons de soupçonner qu’à une époque où peu de gens savent lire, il a cherché à en faciliter une lecture publique à haute voix au culte ou en famille.

Selon l’historien catholique de Fribourg (Suisse), Guy Bédouelle, en l’écartant « par préjugé confessionnel… et surtout linguistique », on est passé à côté de ce qui aurait pu être en français une version de référence analogue à la Bible de Luther en allemand ou de la King James en anglais.

 Les difficultés de la Bible

Au XVIe siècle, la plupart des protestants affirment la clarté de la Bible. Calvin admet bien l’obscurité de quelques passages. Il est cependant convaincu que le travail des spécialistes (commentateurs, grammairiens, historiens) les éclaire entièrement. Selon lui, il n’y a finalement aucune incertitude quant à leur sens. La Bible donne un enseignement limpide, harmonieux et cohérent pour qui se donne la peine de l’étudier sérieusement.

Castellion, au contraire, dans la ligne d’Érasme, souligne les problèmes que posent de nombreux textes. Certains sont parfaitement clairs, en particulier ceux qui traitent de l’essentiel, à savoir de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. D’autres, par contre, sont confus, ambigus. Les meilleurs spécialistes des langues anciennes n’arrivent pas à déterminer ce qu’ils veulent exactement dire. Dans bien des cas, leur signification reste incertaine ; on hésite entre plusieurs hypothèses sans pouvoir trancher. Castellion reconnaît ne pas comprendre certains passages, il l’indique dans les notes marginales de sa traduction. Calvin lui reproche d’entretenir un questionnement incessant et de favoriser ainsi le scepticisme. À quoi Castellion répond : si la Bible est tellement limpide, pourquoi Calvin écrit-il autant de volumes pour l’expliquer ?

À l’affirmation protestante que seule la Bible a autorité en matière de foi, le catholicisme répond qu’en raison de ses obscurités, on a besoin d’une instance ecclésiale (évêque, concile ou pape) habilitée à en déterminer le sens et à décider de sa juste interprétation. Castellion s’accorde avec les catholiques sur la difficulté de la Bible sans en tirer la même conclusion. Certains passages poussent à affirmer la trinité, d’autres incitent à la nier. On y trouve des arguments pour ou contre telle ou telle compréhension de la Cène. Qui tranchera ces débats et pourquoi les trancher ? La pureté de la vie, le service des autres, l’amour du prochain sont des impératifs absolus et parfaitement clairs. Pour le reste, que chacun se forge une opinion,aussi fondée et réfléchie que possible, et qu’il accepte que d’autres n’aient pas le même avis que lui. Qu’on en discute, certes, mais qu’on ne se batte pas.

En contraste avec le dogmatisme intransigeant de son époque, Castellion préconise un certain relativisme doctrinal et la pratique de l’examen critique. Loin d’être condamnable, le doute relève, pour lui, de la prudence, de la sagesse et de l’humilité chrétiennes. Comme l’écrit Jacques Roubaud, « à la différence de Calvin, Castellion ne parle pas au nom de Dieu mais au nom de ce qu’il comprend de l’enseignement de l’Évangile ». Il faut éviter la « témérité de l’affirmation ». Quand on se réclame de certitudes absolues, on oublie la condition de l’homme et sa finitude.

 La liberté de conscience

Cette approche de la Bible conduit naturellement à affirmer la liberté de conscience.

 L’affaire Michel Servet

La grande querelle qui oppose Castellion à Calvin à propos de l’exécution de Servet, inaugure son combat contre la violence en matière de religion. Michel Servet, un médecin espagnol, a publié en 1531, un livre intitulé De Trinitatis erroribus. Ce livre est-il aussi antitrinitaire qu’on le dit généralement ? Il propose plutôt une variante de la doctrine admise qui ne comprend pas de la même manière la notion de personne. On y lit : « Je concède une personne du Père, une personne du Fils, une personne de l’Esprit Saint ; et je reconnais le Père, le Fils et l’Esprit saint en une déité unique. Voilà ce qu’est la véritable trinité, mais je préférerais ne pas utiliser ce mot étranger aux Saintes Écritures… » Ces lignes ne donnent pas l’impression d’un véritable antitrinitarisme, ce que confirme Castellion : « Servet… croyait au Père, au Fils et au Saint Esprit, c’est-à-dire à la Trinité, mais il l’interprétait autrement qu’eux. »

Quoi qu’il en soit, ce livre soulève une réprobation générale, plus, semble-t-il, en raison de son titre que de son contenu. Servet doit se cacher. Dans les années 1550, sous un nom d’emprunt, il exerce la médecine à Vienne, dans la vallée du Rhône. Il y rédige un autre ouvrage, Christianismi Restitutio, qu’il fait imprimer clandestinement et dont il envoie un exemplaire à Calvin, en lui demandant « son opinion fraternelle ». Un proche collaborateur de Calvin communique ce texte à l’un de ses cousins catholiques habitant Lyon, qui le remet à l’Inquisition, avec des documents qui permettent de localiser et d’identifier Servet. Cette dénonciation s’est-elle faite sur les instructions, avec l’accord, ou à l’insu du Réformateur ? On n’en sait rien, et cet épisode alimente un soupçon qui pèse sur la mémoire de Calvin. L’Inquisition fait arrêter Servet, qui parvient à s’échapper. Dans sa fuite,il passe par Genève où il est reconnu, arrêté, passant ainsi, en quelques semaines, des geôles catholiques aux protestantes. Il est jugé, condamné et brûlé vif, le 27 octobre 1553. La sentence contre Servet a été prise par le Conseil de Genève et non par Calvin. Mais Calvin a servi d’accusateur et d’expert théologique au procès. En février 1554, il publie un livre intitulé Déclaration pour maintenir la vraie foi, qui légitime la mise à mort des hérétiques ; les éliminer est, selon lui, un devoir pour les autorités politiques et judiciaires.

Castellion, horrifié, intervient alors. Il publie un recueil de textes d’auteurs chrétiens depuis l’Antiquité jusqu’au seizième siècle (dont Calvin lui-même) qui réprouvent les exécutions pour cause d’hérésie. Lorsque la Déclaration de Calvin sort de presses, il rédige une réfutation qui a pour titre Contre le libelle de Calvin. La censure n’en autorise pas l’impression et elle ne paraîtra qu’en 1612 aux Pays-Bas, mais des copies manuscrites circulent sous le manteau dès 1555. À l’argumentation de Calvin (il faut défendre la bonne doctrine), Castellion réplique par une phrase devenue fameuse : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. » Castellion y apostrophe Calvin : « Nous diras-tu, à la fin, si c’est le Christ qui t’a enseigné à brûler des hommes ? »

Castellion n’approuve nullement les idées de Servet ; il n’essaie pas de démontrer qu’elles ne sont pas aussi aberrantes que Calvin le prétend. Il conteste la légitimité de condamner quelqu’un pour ses opinions religieuses ; on n’a pas le droit d’exécuter le déviant uniquement parce qu’il professe et exprime une doctrine jugée, à tort ou à raison, erronée (chacun tient pour hérésie, écrit-il, la religion de l’autre). Son argumentation a eu de l’écho dans l’opinion protestante de l’époque qui désapprouvait massivement l’antitrinitarisme, mais que l’exécution de Servet mettait mal à l’aise.

 Les guerres de religion

Dans les années 1560, les guerres de religion se développent en France. En octobre 1562, un an avant sa mort, Castellion publie un livre Conseil à la France désolée aussi sévère pour les protestants que pour les catholiques. Il reproche aux uns et aux autres de lever des troupes, de prendre les armes et de pratiquer, selon son expression, le « forcement de conscience » en oubliant que l’Évangile enseigne l’amour et le respect des autres. Castellion préconise de laisser « les deux religions libres », « de permettre en France deux Églises », de donner à tous la possibilité de « servir Dieu selon la foi non d’autrui mais selon la leur ».

Nous constatons qu’il y a des divergences religieuses. Nous n’avons pas les moyens de dire qui a raison et qui a tort. Il faut en prendre acte et l’admettre. Le jugement appartient à Dieu qui interviendra à la fin des temps et fera le tri entre le bon grain et l’ivraie. Le pluralisme religieux de Castellion n’est pas une concession provisoire exigée par une situation politique transitoire ; il se fonde sur ce qu’est la condition humaine sur cette terre. Il ne s’agit cependant pas d’une totale liberté d’opinion. Castellion écrit que les athées « doivent être repoussés avec horreur ». Même s’il est souvent en avance sur son temps, il n’en appartient pas moins à une époque pour qui la croyance en Dieu n’est pas tant affaire de religion ou de foi que d’ordre public. S’il demande que les chrétiens ne condamnent ni les juifs ni les musulmans, et réciproquement, par contre, il ne s’oppose pas à des sanctions contre les athées à condition qu’on n’aille pas « jusques à les faire mourir ».

En août 1563, après les autorités catholiques, le Synode National des Églises Réformées réuni à Lyon condamne le livre de Castellion. Selon une expression de Christian Grosse, il s’établit, entre catholiques et protestants, un « consensus dans l’intolérance », avec cependant quelques exceptions. La plus connue est celle du chancelier Michel de l’Hospital qui, dans une Harangue de janvier 1562, propose un moratoire avec suspension des conflits confessionnels jusqu’à ce qu’un concile les tranche. Le chancelier n’a probablement jamais entendu parler de Castellion et on ignore si Castellion a eu connaissance de son discours. Par contre, Castellion cite le livre du juriste Étienne Pasquier, Exhortation aux princes et Seigneurs du conseil privé du Roi qui va dans le même sens. Si leurs conclusions sont voisines, l’argumentation de Pasquier est plutôt juridico-politique, alors que chez Castellion dominent des motifs théologiques. Ni l’un ni l’autre n’a été écouté.

L’héritage de Castellion

De son vivant, Castellion jouit d’une petite notoriété, en tant qu’humaniste et pédagogue (Montaigne, par exemple, le mentionne). Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il arrive qu’on le cite parmi les adversaires de Calvin ; les polémiques contre le Réformateur l’utilisent parfois à ce titre. Bayle lui consacre une notice, assez mitigée, dans son Dictionnaire. Toutefois, si on le nomme çà et là, on ne le connaît pas vraiment. Seule exception, les Resmontrants hollandais, des réformés non calvinistes, se réclament de Castellion et conservent précieusement ses manuscrits.

En 1892, Ferdinand Buisson tire Castellion de ce semi-oubli en lui consacrant une remarquable thèse de doctorat à la méthode et à l’érudition très sûres : elle fait encore autorité aujourd’hui et on l’a rééditée en 2010. Collaborateur de Jules Ferry, Buisson participe à la création de l’enseignement primaire laïc, qu’il dirige avec beaucoup de compétence et de rayonnement avant de se lancer dans une carrière politique. Il préside la commission qui rédige la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Il reçoit le prix Nobel de la Paix en 1927 pour ses appels à la réconciliation entre les nations européennes au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’oeuvre de Castellion a pour lui un triple mérite : elle préfigure la pédagogie moderne, elle annonce et prépare le protestantisme libéral, auquel Buisson se rattache, et elle proclame la liberté de conscience.

Vingt-deux ans après Buisson, en 1914, un pasteur français libéral, Étienne Giran (qui devait mourir en 1944 à Buchenwald), publie un livre où il oppose deux réformes : celle dogmatique, autoritaire, intransigeante et bornée de Calvin ; celle ouverte, généreuse, libérale et intelligente, que représente Castellion. D’un côté, il y a, écrit-il, ceux qui se croient prophètes, s’imaginent posséder la Parole de Dieu et connaître la vérité ; ils condamnent et éliminent quand ils le peuvent leurs adversaires. De l’autre côté, nous avons d’humbles lecteurs de la Bible, des chercheurs de vérité, qui ont conscience d’être faillibles ; ils écoutent les autres, en tiennent compte et accueillent ce qu’ils ont à leur apporter.

En 1936, alors qu’il fuit le nazisme, l’essayiste autrichien Stefan Zweig publie un livre très bien écrit, mais bourré d’erreurs historiques, Castellion contre Calvin ou conscience contre violence. Quand il raconte la Genève de Calvin, Zweig parle en fait des régimes hitlérien et stalinien (il l’écrit explicitement à Romain Rolland), ce qui fausse son regard sur le passé. Son livre reste cependant un émouvant témoin de la résistance intellectuelle au nazisme et a le mérite d’élargir le débat aux grandes idéologies, au-delà du domaine du religieux au sens strict.

Buisson, avec beaucoup de rigueur, et Giran, avec une véhémence parfois injuste, mettent bien le doigt sur la dualité du protestantisme. Il est toujours tiraillé entre deux courants : l’un qui préconise une croyance étroite, rigide et sectaire ; l’autre qui plaide pour une spiritualité large, souple et humaniste. Cette tension traverse chacun d’entre nous. Nous savons mal conjuguer convictions et tolérance. Castellion nous dit que jamais les désaccords ne justifient des violences physiques ou mentales, et qu’on ne doit en aucun cas sacrifier le respect dû à autrui aux certitudes que nous jugeons fondamentales ou sacrées. Il me paraît être l’héritier des prophètes juifs quand ils dénoncent l’arbitraire et l’abus de pouvoir, et il préfigure ces intellectuels, qui émergent au moment de l’Affaire Dreyfus, convaincus que leur culture et leur savoir leur font obligation de protester contre l’injustice et de défendre l’être humain. Ne devient-il pas à nouveau urgent aujourd’hui de faire droit à son appel ?

 

A lire l’article de Marie-Noële Duchêne  « Tolérance et non-violence »

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À propos André Gounelle

est pasteur, professeur honoraire de l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier), auteur de nombreux livres, collaborateur depuis 50 ans d’Évangile et liberté.

Un commentaire

  1. nathan.andiran@gmail.com'

    Oui, je partage bien évidemment l’éloge mérité qu’il revient de faire à Castellion.
    Bien que la mise à mort de Servet puisse suffire à condamner Calvin, il me semble que les persécutions que Calvin infligea à Castellion ne font que confirmer l’aveuglement moral du Pape de Genève.
    Je pense qu’il faut savoir s’inspirer des bonnes personnes: Castellion me semble en être.

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