Une certaine idée de la grâce répond-elle de manière pertinente aux angoisses de nos contemporains ? Je ne le pense pas. Nous ne sommes plus au XVIe siècle où le message de Luther fut une source de délivrance pour des croyants terrorisés par l’enfer ; le sommes-nous encore aujourd’hui ? Tu ne peux pas gagner le Ciel par toi-même, découvre et proclame le Réformateur. Dieu, en Christ, nous a libérés de ces vains efforts. Mais nos peurs actuelles les plus vives sont de fait très différentes de celles de l’enfer post mortem (par exemple avec le terrorisme pour cause religieuse, la destruction possible de la planète bleue, etc.) et ne seront pas vaincues en comptant sur la seule grâce divine.
D’autre part, il me semble que pour beaucoup, le mot « grâce » est devenu un vocable énigmatique relevant largement du jargon théologique.
Non à une conception judiciaire du christianisme
Là où l’usage du mot grâce me paraît le plus sujet à caution, c’est qu’il risque de nous maintenir à l’intérieur d’une conception judiciaire du christianisme. J’estime, plus particulièrement avec le philosophe Nicolas Berdiaeff (1874-1948), qu’il nous faut abandonner les doctrines selon lesquelles Dieu intente un procès à l’humanité pécheresse. Dans sa justice cruelle, il exige une rançon en châtiant un innocent, son Fils, sur la Croix. Un sacrifice sanglant a pu seul éteindre sa colère. Et la grâce qui nous est faite vient ainsi conclure un procès qui, sans ce pardon immérité, nous valait une condamnation à mort et à un enfer éternel. Est-ce véritablement là l’image de ce Dieu dont la première épître de Jean (4, 8 et 16) déclare qu’il « est amour » ? Parler de l’amour premier et prévenant de Dieu n’est-il pas préférable à ce scénario-là de la grâce ?
Luther a trouvé dans les épîtres, plus spécialement celles de Paul, toute une doctrine de la grâce rédemptrice et du fait que nous sommes ainsi rachetés par le sang du Christ. Cette théologie est appuyée sur un nombre significatif de passages. L’épître aux Romains est même devenue pour lui le sommet de la Bible. Il ouvre la « Préface » qu’il donne à cette lettre en affirmant : « Cette épître est la véritable pièce maîtresse du Nouveau Testament et elle est l’Évangile sous sa forme la plus pure. » Avec Luther, ces pages de Paul deviennent en quelque sorte un nouvel évangile plus important que ceux de Matthieu, Marc, Luc et même Jean qu’il affectionne tout particulièrement.
En compagnie de beaucoup d’autres
Cela dit, je propose de faire une pause à l’heure actuelle dans l’utilisation un peu trop automatique du mot grâce. On me dira que c’est là une scandaleuse amputation. Mais, ce faisant, nous ne sommes pas en si mauvaise compagnie. Les quatre évangiles en effet, écrits après les lettres de Paul et dont les auteurs connaissaient évidemment la théologie, n’utilisent pourtant jamais ce terme, dans le sens qu’il donne à ce mot, sauf dans le prologue de Jean (1, 14 et 17). Va-t-on prétendre alors, avec Luther, que les évangiles ne nous apportent pas l’Évangile « sous sa forme la plus pure » et qu’ils passent ainsi à côté de l’essentiel ? Naturellement non. Il est donc possible, et à mon avis très souhaitable, de dire l’amour merveilleux de Dieu pour nous sans recourir à une phraséologie judiciaire pour le moins problématique. L
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