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Non ! Une réponse historique aux néo-orthodoxes contemporains

Depuis quelques temps déjà, des voix s’élèvent dans nos Églises pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme une forme d’idole du protestantisme luthéro-réformé contemporain : la culture du dialogue. Or, souvent, cette critique prend la forme d’une démonstration historique : en se fondant sur l’expérience des réformateurs, on espère montrer que bien loin de justifier une culture du débat dont on estime que le protestantisme est aujourd’hui devenu la victime, les pères fondateurs auraient au contraire cherché à défendre une Vérité univoque (celle de l’Écriture), par essence inconciliable avec l’opinion de leurs adversaires. Exit donc la culture du dialogue – pour autant, du moins, que l’on se veuille fidèle à l’héritage des Réformateurs. Or, il me semble que cette justification historique d’un retour au caractère univoque de l’Écriture mérite réaction, en particulier de la part de l’historien et théologien que je suis et qui tente de réfléchir à l’histoire de la confession à laquelle il appartient et dans laquelle il est actif.

 

Les herméneutiques de Calvin

À mon sens, l’argumentation que je viens de résumer comporte deux difficultés. Tout d’abord, la conception herméneutique généralement attribuée dans cette perspective aux réformateurs me semble, sinon erronée, du moins largement incomplète. On se réfère en effet volontiers à la doctrine du témoignage intérieur du Saint-Esprit, avancée par Calvin (Institution de la religion chrétienne I,6), pour défendre la thèse d’une univocité de l’Écriture. Si cette thèse correspond bien, en gros, aux affirmations dogmatiques de Calvin, elle ne saurait par contre résumer l’entier de sa pensée herméneutique. Dans ses commentaires, en effet, le Réformateur de Genève entend souvent laisser la place à une lecture de type humaniste de l’Écriture, c’est-à-dire une étude purement exégétique et non pas fondée sur quelque herméneutique de nature dogmatique. Calvin renonce ainsi à voir la trinité dans certains passages de l’Ancien Testament (là où certains auteurs tendaient à la « dénicher » ; cf. son commentaire des premiers chapitres de la Genèse), ce qui lui sera d’ailleurs vertement reproché ; il n’hésite pas non plus à se lancer dans une critique très véhémente de certaines figures importantes de la Bible (cf. l’exemple d’Abraham en Gn 12, souvent défendu par d’autres commentateurs) ; enfin, et surtout, Calvin se refuse à proposer une lecture théologique de toutes les réalités évoquées dans la Bible : lorsqu’il est question de la Création du monde, par exemple, il ne s’étale pas sur les six jours qu’a duré celle-ci, pour encourager simplement les lecteurs de l’Écriture à admirer les beautés de la Création et à rendre gloire à Dieu. Autrement dit : l’Écriture n’est pas la source d’un discours cosmologique, mais, d’abord et avant tout, le livre de la foi. Par ailleurs, il faut relever que la posture de Calvin, lorsqu’il lit la Bible en exégète, n’est pas la même que celle du prédicateur qu’il est aussi : Richard Stauffer l’a jadis souligné, en montrant les contradictions théologiques que le réformateur ne semble pas avoir craintes lorsqu’il en allait de convaincre son auditoire – une lecture du réformateur de Genève, qui, d’ailleurs, attira sur le professeur d’histoire à la Faculté de Paris les foudres des calvinolâtres les plus fervents.

 

Le canon dans le canon de Luther

Les choses sont encore bien différentes en ce qui concerne Luther, dont on rappellera que sa lecture du texte biblique, bien plus christocentrique que celle de Calvin (du moins dans les commentaires de ce dernier), le conduisit à prôner le rejet hors du canon des Écritures de l’épître de Jacques (cette épître « de paille » [« stroherne Epistel »]), car celle-ci ne parlait que peu du Christ et s’opposait à la doctrine de la justification par la foi (Jc 2,14-26). Bref, qu’il s’agisse de Calvin ou de Luther, les réformateurs ne se sont jamais fourvoyés dans une idolâtrie du canon biblique au nom de quelque dogmatisme théopneuste, mais ont au contraire cherché à en proposer une lecture théologique profilée, quitte à estimer que certains textes bibliques ne reflétaient pas le message de l’Évangile tel qu’ils le comprenaient.

Naturellement, ces éléments ne sont pas, en soi, en contradiction absolue avec les thèses avancées par les défenseurs d’un retour au littéralisme biblique. Mais ils permettent par contre de pointer du doigt un fait qui a son importance dans notre discussion et qui constitue selon moi la seconde faiblesse de leur argumentation : il n’y a pas une théorie de l’interprétation du texte biblique chez les réformateurs, mais bien plusieurs, de même qu’il n’y a pas, chez eux, une lecture de l’Écriture, mais également plusieurs. D’ailleurs, les controversistes catholiques ne se sont pas privés de le relever en dénonçant cette véritable « concorde discordante » que représentait à leurs yeux la Réforme protestante : tant qu’il s’agit de critiquer l’Église catholique, on s’entend ; quand il s’agit de lire l’Écriture, on se fourvoie dans des débats sans fin et sans lendemain. On se rappellera à cet égard la fameuse formule de Boileau : « chaque protestant est pape, Bible en main ». Certes, les réformateurs ne se sont jamais faits les apôtres du libre examen de l’Écriture (dont la paternité revient plutôt à Rousseau et aux Lumières protestantes) et ils n’ont eu de cesse, au contraire, d’affirmer la souveraineté des Écritures et la dépendance des fidèles à leur égard.

 

« Nous n’avons pas le même esprit »

Seulement, cette affirmation fut précisément la cause des affrontements les plus violents au sein du camp réformateur. Cela se vérifie par exemple dans l’opposition entre Luther et Zwingli à propos de la question de la présence du Christ dans les éléments de la cène. Luther répond à cette question par un littéralisme sans faille : « quand même Dieu me mettrait sous les yeux des pommes de bois, en me disant : prenez et mangez ! je n’aurais pas le droit de balancer un instant. » Autrement dit : si le Christ nous dit « prenez et mangez, ceci est mon corps », il ne s’agit pas de tergiverser. Le pain, lors de la cène, est bien le corps du Christ – encore qu’il s’agisse de relativiser ce littéralisme ; une telle attitude est en effet possible, pour Luther, parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle déclaration biblique, mais bien d’une parole du Christ. La posture de Zwingli, elle, n’est pas moins biblique : le réformateur de Zurich se fonde en effet sur le passage de Jean 6,63 (« C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien ») pour défendre une lecture spirituelle et symbolique du récit de l’institution de la cène. Lorsqu’il lit que le Christ a dit « ceci est mon corps », le chrétien doit entendre « ceci signifie mon corps », car les réalités matérielles ne sont pas centrales pour le croyant mais ce qui compte, ce sont les réalités spirituelles. Les tentatives de rapprochement de leurs interprétations se solderont par un échec. À Marbourg, lorsqu’il se trouvera confronté à Zwingli, Luther n’aura de cesse de montrer du doigt les mots qu’il venait d’inscrire à la craie sur la table du débat : « hoc est corpus meum » (« ceci est mon corps »), comme pour rappeler à son contradicteur que l’autorité de l’Écriture devait demeurer sans faille sur ce point. Et au moment de quitter son frère ennemi, il aura encore ces mots, en refusant de lui serrer la main : « nous n’avons pas le même Esprit », mettant ainsi en évidence que lorsqu’ils lisaient la Bible, ils n’étaient pas inspirés par la même réalité. C’est de ce rejet d’une poignée de main fraternelle et d’un déni de leur inspiration réciproque que naîtront cinq siècles de dissension entre luthériens et réformés. Au-delà de l’anecdote, cette histoire nous montre donc bien que derrière l’affirmation commune de l’autorité de l’Écriture seule, les deux réformateurs défendaient en réalité deux herméneutiques, deux théologies différentes, deux compréhensions de l’homme, du Christ et, finalement, de Dieu.

Or, cet état de fait historique se doit d’être pris au sérieux, sauf à considérer que tel ou tel des deux réformateurs était en fait tombé dans l’hérésie et à (re-)lancer l’anathème contre lui – mais au nom de quelle autorité ? Car la revendication de l’autorité de l’Écriture ne constitue pas un point de départ absolu de la réflexion théologique, pas plus qu’elle ne saurait constituer le point au-delà duquel le fidèle n’aurait pas à réfléchir au message de l’Évangile. Il y a toujours, en effet, derrière cette affirmation de l’autorité de la Bible (ou à sa suite si l’on veut), plusieurs théologies et plusieurs compréhensions possibles de ce qu’est le message de l’Écriture car il y a, finalement, plusieurs Écritures, comme nous le montre le débat entre Luther et Zwingli, opposant indirectement Matthieu et Jean. Le principe protestant de l’autorité de l’Écriture n’a en effet jamais permis de dépasser une confrontation des théologies au sein du camp réformateur. L’exemple du dialogue de sourds que nous venons d’évoquer le souligne, de même que le conflit entre la Réforme magistérielle et la Réforme dite « radicale » ou celui entre Calvin et Michel Servet (car ce dernier n’entendait pas tant se fonder sur la seule raison pour critiquer la doctrine trinitaire que sur une lecture rigoureuse de la Bible). Or c’est là, à mon sens, toute la limite de la démonstration des défenseurs contemporains du littéralisme biblique. Celui-ci fut en effet la source de ruptures en cascades au sein du camp réformateur mais aussi, et surtout, de nombreuses mises à mort : la plaque commémorant la noyade des anabaptistes de Zurich dans la Limmat est là pour nous le rappeler. Voltaire avait donc raison, n’en déplaise aux néo-orthodoxes contemporains : « nous nous sommes entretués pour des paragraphes »…

 

L’unité dans la diversité

Et ce principe n’est pas mort aujourd’hui : il est toujours à l’œuvre, les exécutions en moins, dans certaines mouvances évangéliques : un verset mal compris par sa communauté et l’on crée son Église !  Le protestantisme se meurt de cette attitude parce que justement, derrière la volonté de défendre la vérité, c’est bien sa vérité personnelle, son interprétation que l’on veut défendre et imposer comme la Vérité, au détriment de la nécessité de « faire Église », malgré nos désaccords. Or, le Christ de l’évangile de Jean nous invite à adopter une autre attitude, « afin que tous soient un, comme toi, ô Père, tu es en moi, et moi en toi » (Jn 17,21). Cette unité peut en effet trouver son principe dans l’événement de la Pentecôte et de la diffusion des dons de l’Esprit (Ap 2,1-11). Autrement dit : l’unité ne peut et ne doit se réaliser que par la diversité (des charismes, comme des lectures de la Bible). Il s’agit là de l’exact contraire d’une libre-pensée désincarnée qui se gargariserait de la relativité de la vérité mais bien de la base d’un libéralisme théologique qui, bien loin de se contenter de la juxtaposition des idées théologiques, prend au sérieux l’appel à l’unité du Christ mais assume justement son principe : celui de la diversité comme source de l’unité. Chaque confession de foi, en effet, a connu ses propres errances, mais elle possède aussi ses propres charismes sur la base desquels une compréhension plus ample de la vérité du témoignage biblique est possible. Et c’est sur ce principe (biblique !) que repose justement la Concorde de Leuenberg, qui a mis un terme aux dissensions entre réformés et luthériens et qui se trouve, je me permets de le rappeler, à l’origine théologique de la création de l’Eglise Protestante Unie de France.

Sur le plan confessionnel, ce renouvellement de la lecture de la Bible que nous devons à la réflexion œcuménique du XXe siècle implique une conséquence qui me semble importante et sur laquelle j’aimerais conclure : il est permis et même nécessaire de penser en se fondant sur une tradition chrétienne (et les défenseurs d’un retour aux principes de la Réforme ont raison de ce point de vue) : en l’occurrence, la protestante et son appel sans relâche à se soumettre à l’autorité de la Bible. Mais il faut tout aussitôt se rappeler que toute tradition est soumise au procès de l’histoire : de l’opposition entre Luther et Zwingli et des ruptures au sein du protestantisme, mais aussi de la critique catholique de ces dissensions, naîtra en effet la critique historique et la nécessité de lire le texte biblique dans son contexte historique et culturel pour mieux le comprendre et lui rendre justice, au lieu de projeter sur lui nos petites théologies.

Cela ne signifie pas pour autant que le geste réformateur doit être abandonné, bien au contraire, et c’est même dans ce geste premier que se situe, à mon sens, la source de la proximité entre la Réforme et les Lumières, tant décriées par les défenseurs du littéralisme biblique. Toutes deux partagent en effet un même souci d’émancipation de l’être humain : émancipation des chrétiens du joug d’une Église au nom de l’autorité de la Bible, pour la Réforme ; libération des hommes de toute tutelle religieuse, pour les Lumières, avec l’affirmation, non pas du caractère illégitime de la croyance (relisons Rousseau !), mais celle de la nécessaire tolérance des confessions et des religions. Or, c’est justement grâce à cette libération que nous devons aux Lumières que nous pouvons nous exprimer aujourd’hui en toute liberté – pas grâce aux discours de la vieille orthodoxie protestante toute imbue de son littéralisme ! Et il n’y a, à mon sens, pas d’autre voie possible que d’accepter ce pluralisme et de s’en réjouir, au risque de rééditer les anciennes divisions que nous avons mis cinq siècles à résorber…

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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