Accueil / À lire / UNE THÉOLOGIE LOCALE ET DATÉE ?

UNE THÉOLOGIE LOCALE ET DATÉE ?

Occupée à travers les âges par l’établissement de rapports éventuels et possibles entre l’homme et les puissances invisibles, la pensée religieuse née à un certain moment dans la conscience des premiers représentants du genre homo a toujours été marquée par le fait de s’exercer dans une pluralité de situations géographiques, temporelle et culturelles. Aujourd’hui encore, pour toutes les religions, un ensemble doctrinal cohérent pouvant s’adapter aux manières de penser de tous les humains n’est pas envisageable.

Nos problèmes théologiques chrétiens ne font pas exception. Exemple : On a évoqué récemment dans Évangile et Liberté la controverse inépuisable sur la double prédestination que voulut nous léguer Calvin. C’était un génie, mais aussi un esprit typiquement du XVIe siècle et strictement Européen de l’Ouest. Influencée par les concepts moyenâgeux de salut et de damnation, disons de paradis et d’enfer à la Jérôme Bosch, son interprétation de certains versets bibliques doit nous faire poser la question suivante : comment le choix souverain et non justifiable de la puissance d’en-haut sur le destin éternel de chaque créature pourrait-il s’appliquer aux hommes et aux femmes existant partout sur la terre avant la formulation de l’élection par Paul, et ensuite aux profondeurs animistes de l’Afrique, au totémisme amérindien, aux glaciations Inuit, au Tao chinois, aux primitifs australiens, donc à une impressionnante majorité de ces vivants qu’en bonne orthodoxie on doit appeler quand même enfants de Dieu ? Et n’oublions pas cet humble et honnête paysan vaudois intégralement illettré qui récitait dévotement sa prière vespérale parce qu’on lui avait dit que cela lui vaudrait — sans autre détermination — la béatitude éternelle.

Étant localisés entre deux limites spatiales et deux temporelles, pouvons-nous vraiment réfléchir sur un article de foi que nous pensons devoir s’appliquer à tout l’humain ? De plus, nous le ferons dans le langage qui nous est particulier et donc n’est que peu ou pas chargé de signification dans les centaines d’autres idiomes existants. Et même, qui sera entendu comme un patois par les auditeurs de même langue mais d’un autre niveau locutoire.
Or, cependant, notre discours se veut chargé d’universel ; mais nous ne pouvons ignorer où et quand nous parlons. Et de qui. De Celui, réputé éternel et immuable, qui dit à un endroit d’un saint Livre : « Frappe Amaleq, sois sans pitié pour lui, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons » et ailleurs, plus tard : « Quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » ? Il nous faudrait bien, alors, bâtir une théodicée…

A propos d’apologie, il peut être tentant de mettre en avant la mondialisation du christianisme. Et, par exemple, de rappeler que désormais chaque peuple, même s’il conserve son propre calendrier ( originé d’une Hégire ou d’une Création du monde ), se voit, pour les indispensables communications internationales, obligé de numéroter les années d’après l’invention d’un moine du VIe siècle situant ( en se trompant ) l’année 1 à la naissance de notre Christ. Ou qu’un habitant des îles Tonga doit mettre sa montre à l’heure sur la base d’un méridien des antipodes passant par un observatoire dans la banlieue d’une grande capitale européenne réputée chrétienne. Ou encore, que la Bible soit de loin le livre le plus édité et qu’il parle toutes les langues.

Personne, évidemment, n’osera dire qu’il y a là un facteur d’identité et d’intemporalité pour les diverses confessions de foi qu’ont suscitées la personne et la vie de Jésus à travers la planète. Il est plus significatif de rappeler qu’au cours des siècles où l’Occident a pris connaissance des terres lointaines et des peuples étranges du reste de la planète, la chrétienté a montré son aptitude à faire accepter l’Évangile au fil du temps par au moins une partie de toute ethnie. Et que fréquemment les missionnaires se sont efforcés de s’assimiler le substrat culturel de chacune, non seulement pour pouvoir traduire des textes bibliques dans leur idiome propre, mais aussi pour adapter la diffusion du message de Jésus aux représentations de leurs traditions particulières. D’autres, malheureusement, dans leur crainte de construire une théologie locale, ont plaqué un décalque verbal, catéchétique et rituel sur des populations où conversion et récitation de formules ont signifié déculturation et piété uniquement formaliste.
Pour aborder un tel sujet, il faut manifestement se délivrer de tout intégrisme.

Dieu a-t-il suivi le cours du temps ? Se montre-t-il pluriel ? Évidemment. Il n’y a là rien de désespérant ni de scandaleux. C’est très dynamisant au contraire. Sont indissociables liberté, évolution et délocalisation, tout comme enfermement, fixisme et centralisation.

Les arguments émis dans le cadre de ce dernier trio d’options sont connus. On part d’un postulat : la vérité ne peut être qu’unique, dressée une fois pour toutes et devant s’imposer partout et à tous. C’est la parfaite image de l’Unicité rassurante. Mais, objectera-t-on, les dogmes ont pourtant bien une histoire ? Oui, diront-ils, mais c’est que Dieu n’a cessé de dispenser peu à peu la même Révélation, dont les fragments s’accumulent peu à peu en un seul corps et en un point fixe, comme l’avare ne cesse de verser de l’or toujours dans le même coffre. Et si, suivant les époques, la doctrine fut énoncée différemment à Jérusalem qu’à Antioche, à Byzance qu’à Carthage, à Strasbourg qu’à Zurich, à San Salvador qu’à Rome, c’est que le Diviseur dominant la Cité terrestre veut fragmenter la Cité de Dieu pour régner sans partage. Mais la Vraie Foi, grâce à une ardente conquête, ne peut que s’établir un jour de Kuala Lumpur à Inverness et de Chios à Kamenskoie. Alors chacun des n milliards d’habitants de la Terre aura l’esprit en paix par sa certitude de bien croire et bien prier.

Caricature ? Plût au Ciel. Que l’on se rappelle ce qui s’enseigne dans certaines Églises « évangéliques » des États-Unis. Il y a pourtant, parmi toutes les paroles des Écritures, celle-ci qui à notre connaissance n’est contredite nulle part : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né du Souffle ».

Le Souffle met-il le désordre ? L’incertitude ? Le doute ? L’envie perpétuelle d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte et le prêcheur plus éloquent ? Fait-il de chaque quêteur de vérité un hérésiarque en puissance ? Bien sûr, nous affirmons que non. Mais jamais nous ne pourrons esquiver la question du positionnement dans un lieu et une époque, cette réalité qui s’impose à nous. Quand nous en prenons conscience, c’est une épreuve difficile, une pierre d’achoppement à écarter.

Le vent passe, et le temps passe avec lui. Donc l’esprit de l’homme avance. Par prudence, ne disons pas qu’il progresse, car l’on sait que du progrès on peut dire autant de mal que de bien. Mais acceptons, malgré les reproches que l’on peut nous faire, de ne plus penser demain comme hier. Et ne considérons pas trop vite Calvin comme l’homme d’un seul lieu et d’une seule époque ; nous sommes interpelés par une étape de son parcours qui ne nous contraint pas et ne nous empêche pas de vivre le nôtre.

Pour ce qui est des cloisonnements spatiaux, un travail difficile mais indispensable est toujours à faire dans la formulation théologique : dégager, par l’accueil et l’écoute, ce qui dans l’âme humaine ici et ailleurs, forme en-deçà de tous les aliens culturels un fondement compatible avec l’essentiel du message christique. Nous ne pouvons interdire à la liberté du Souffle de rencontrer la liberté du plus lointain des étrangers et de lui permettre de formuler à sa manière ce qu’il lui inspire.

Serge Lannes

Télécharger le fichier PDF

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos La rédaction d'Évangile & Liberté

.La-redaction-devangile-r-Liberte@evangile-et-liberte.net'

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading