En 1946, Jean Delannoy adapte librement, mais avec l’agrément de l’auteur, le roman d’André Gide, La symphonie pastorale. Gertrude, jeune aveugle, est recueillie dans la famille d’un pasteur piétiste qui ne lui donne à connaître du Nouveau Testament que les évangiles. La jeune femme voue une confiance sans bornes à son protecteur ; celui-ci s’est résigné à accepter l’opération qui lui donnera la vue. Il redoute l’émancipation que produira en elle la perception visuelle du monde. La scène où le pasteur conduit sa pupille chez les diaconesses qui vont prendre en charge cette opération, condense toutes les tensions du récit. Le plan ci-dessus en est le moment crucial.
Le jeu des regards manifeste les forces en présence : diaconesse et pasteur se regardent droit dans les yeux, ils s’affrontent. Le pasteur est sur la gauche de l’image, lieu du passé dans nos représentations occidentales, alors que la diaconesse occupe la partie droite de l’image et figure ainsi l’avenir de Gertrude. Derrière la diaconesse, on aperçoit d’ailleurs une porte, comme pour mieux signifier que de ce côté-là est la seule issue. Derrière le pasteur, la voûte arrondie n’ouvre sur rien. À l’instant figé par l’image, le regard de Gertrude, encore aveugle, est perpendiculaire à la ligne de tension des deux autres regards et coupe cette ligne. Belle illustration du caractère décisif de l’instant, un passé meurt, un avenir se profile.
Pourtant la coupure ne se fait pas à parts égales. Gertrude au regard encore vide, est inclinée vers son protecteur au bras duquel elle s’accroche ; l’arche marque la césure entre la diaconesse et le couple toujours soudé pasteur-Gertrude. La main gauche, gantée, du pasteur soutient celles de la jeune femme, comme pour la retenir encore un peu. Entre les bustes rigides des deux protagonistes, le buste en mouvement de Gertrude oscille. Entre les tenues noires du pasteur et de la diaconesse, le manteau gris de Gertrude exprime l’incertitude où se trouve la jeune femme.
Sur la même ligne que les mains du pasteur et de Gertrude, brille la croix huguenote de la diaconesse. Le film a mis auparavant plusieurs fois en gros plan l’alliance que le pasteur porte à la main gauche, cette fois l’alliance est cachée par le gant, ce n’est pas l’homme marié qui accompagne Gertrude, c’est l’homme, aveugle à sa manière, qui ne veut voir dans son amour pour Gertrude que charité évangélique alors que son épouse a su parfaitement y percevoir une tout autre dimension. Dans le roman de Gide, un conflit théologique sous-tendait les conflits psychologiques, il opposait le pasteur à son fils, Jacques ; la piété évangélique du père était choquée de l’attachement du fils aux écrits pauliniens. Le roman s’achevait sur la révélation faite par Gertrude qu’elle avait lu l’Épître aux Romains, sous la conduite de Jacques. Delannoy a choisi de ne pas dire avec des mots ce conflit théologique, il le donne à voir. Ce côté droit de l’image, avenir auquel résiste encore Gertrude mais vers lequel elle doit aller, est celui de la religion instituée.
La Nouvelle Vague a reproché à Jean Delannoy son style jugé froid. À y regarder de près, comment peut-on estimer froide cette scène qui bouillonne de passions que chaque détail manifeste ?
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