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Protestantisme et désacralisation

On rappelle souvent les grands principes du protestantisme (La grâce seule – La foi seule – La Bible seule…), mais ces données parlentelles vraiment à toutes et à tous ? Des initiés, des chrétiens du sérail, sont en fait seuls capables de comprendre de tels principes. Il s’avère donc important de présenter le protestantisme différemment si l’on veut que chacune et chacun, chrétien ou non, puisse le comprendre. La Réforme du XVIe siècle impliquait une révolution non seulement spirituelle, mais une transformation radicale de la société. Cela, me semble-t-il, a l’immense avantage de pouvoir être compris de tous. Je veux parler de cette entreprise considérable de désacralisation à laquelle le protestantisme a procédé dès ses origines.

 Désacralisation du temps et de l’espace

La Réforme a voulu une limitation drastique des jours de fête. On rejette ce que la Confession de foi de La Rochelle (1571) appelle « l’observation cérémonielle des jours ». Les dimanches sont uniformes. Les fêtes patronales (chômées et dédiées en semaine à des saints locaux), le culte des saints, sont supprimés. On garde ce calendrier dans la mesure où les saints peuvent servir de modèles.

« Priez sans cesse », écrit Paul (1 Th 5,17) ; ce qui signifie, entre autres, qu’il n’y a plus de temps sacrés. Prier n’importe quand, mais aussi n’importe où : c’est là une désacralisation de l’espace. Il n’y a plus de lieux sacrés. Les églises et les temples, pas plus que les objets ou le mobilier (l’autel, par exemple) qui s’y trouvent, ne sont sacrés. La vénération des reliques disparaît. Le chœur n’est plus un espace sacré (parfois même séparé des fidèles par une monumentale construction, le jubé), réservé aux seuls prêtres. Il suffit de regarder des représentations de l’église de l’Oratoire à Paris avant qu’elle devienne protestante, pour voir que le choeur en tant que tel n’est plus là. Les fidèles y sont tout simplement assis. J’ai publié en 1992 un petit traité de liturgie consacré au culte réformé ; le titre en était significatif : Le culte à chœur ouvert.

 Désacralisation des personnes

Le sacerdoce universel a été une des grandes affirmations de la Réforme. Il n’y a plus entre Dieu et nous la médiation d’un clergé. Nous sommes tous prêtres et avons un accès direct à Dieu sans passer par le trait d’union obligatoire des clercs. Le pasteur est, lui en premier, désacralisé. Il est un laïc comme les autres, ce mot « laïc » étant d’ailleurs une expression fautive puisqu’il n’a de sens que par rapport à des personnages sacrés, à savoir les prêtres. On assiste ainsi à l’abolition de l’autorité cléricale. On devine le bouleversement que cela représente dans l’Église et la société. Le sacré, s’il faut garder cette notion, reflue intégralement en Dieu : « À Dieu seul la gloire », dit la devise protestante.

On a écrit du christianisme qu’il est « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, 1985) et qu’il contenait en lui potentiellement une dynamique de la sécularisation. On pourrait dire du protestantisme qu’il est la religion de la sortie de la sacralisation. Le protestantisme en contenait donc d’emblée les germes.

Le sacerdoce universel et la volonté de mettre la Bible dans toutes les mains sont une seule et même chose. Ces deux réalités s’appellent l’une l’autre. On cite souvent Boileau (1636-1711) selon lequel chaque protestant fut pape une Bible à la main. Oui, quand le pape lit la Bible, il n’est pas nécessairement plus et mieux inspiré que n’importe lequel d’entre nous. Il n’y a plus de clergé seul habilité à dire la bonne interprétation des Écritures. Luther écrit : « Nous sommes tous également prêtres, c’est-à-dire que nous avons le même pouvoir à l’égard de la Parole et de tout sacrement. » (De la captivité babylonienne de l’Église, 1520) On pourrait écrire l’inverse : nous avons le même pouvoir à l’égard de la Bible, c’est-à-dire que nous sommes tous également prêtres.

On a vu, dès le XVIe siècle, les dangers représentés par cette lecture individuelle des Écritures. On l’attaqua d’emblée. On l’a même parfois, ici ou là, interdite. Elle signifiait en effet la dissolution de la hiérarchie cléricale et conduisait ainsi à une redoutable désobéissance : l’Église, via son clergé, n’était plus la médiatrice indispensable pour notre rencontre avec Dieu. On trouve là les germes d’une révolution démocratique dans l’Église et la société, l’une et l’autre étant alors étroitement solidaires. Je ne dis pas que les Églises protestantes, les paroisses protestantes, furent d’emblée des modèles de démocratie. Je dis que le protestantisme portait en lui les germes qui ont donné aujourd’hui, et unanimement, ce fonctionnement très largement démocratique de toutes les Églises protestantes.

Lors d’une conférence donnée à l’Oratoire du Louvre à Paris, Michel Quesnel, remarquable théologien et exégète catholique romain, prit la parole pour dire que la fête de la Réformation ne devrait pas commémorer le fameux affichage des 95 thèses de Luther sur et contre les indulgences, le 31 octobre 1517. Une autre date serait plus juste : le jour (10 décembre 1520) où Luther brûla publiquement à Wittenberg la bulle du pape, ce décret lui enjoignant de se rétracter sous peine d’être excommunié ; ce qui sera fait d’ailleurs le 3 janvier 1521. Cet exemple montre qu’à bien des égards la vraie rupture du protestantisme a eu lieu le jour où, de manière emblématique, Luther rompit avec la hiérarchie romaine, désormais totalement désacralisée aux yeux des protestants.

 La désacralisation de la Bible

C’est principalement au XVIIIe siècle que se produira la désacralisation de la Bible. Quand on sait l’importance de cette dernière pour comprendre le protestantisme (son histoire, ses théologies, sa culture, sa piété et son culte), on devine la gravité de cette désacralisation-là et toutes les résistances qu’elle a connues jusqu’à aujourd’hui. On promeut en effet au XVIIIe siècle un nouveau rapport au texte lu et compris dans une perspective scientifique et technique ; ce sera pour la Bible une approche historico-critique. Les Écritures ne sont plus considérées comme des écrits sacrés et intouchables. On en souligne les fragilités d’ordre historique, les erreurs et contradictions. La Bible est donc susceptible d’une même approche que celle des livres dits profanes. Cela a l’avantage d’inscrire ses textes les plus beaux au patrimoine mondial de la littérature. La Bible est ainsi décloisonnée et n’est plus enfermée dans l’univers religieux, ecclésial et clérical.

Si cette désacralisation a pu être effectuée alors, n’est-ce pas parce que la Réforme possédait déjà, dès le XVIe siècle, les germes d’une telle entreprise ? Il y a en effet dans la théologie et l’exégèse de Luther une relativisation des textes bibliques les uns par rapport aux autres, une hiérarchisation au nom de la grâce seule et du Christ seul. On trouve ainsi chez Luther un canon dans le canon. Il écrit : « Ce qui n’enseigne pas le Christ n’est pas apostolique. Cela fût-il enseigné par Pierre ou Paul. À l’inverse ce qui prêche le Christ est apostolique, même si ce sont Judas, Anne (le grand prêtre), Pilate ou Hérode qui le font. » (Préface à l’Épître de Jacques) Luther estimait que l’Épître de Jacques, qu’il appelait une épître de paille, devait même être retirée de la Bible ; elle prêtait le flanc, par son insistance sur l’importance des œuvres, à un possible retour du salut par ces dernières. N’était-ce pas là déjà une certaine désacralisation, que l’on trouve d’ailleurs davantage, via une lecture historico-critique, chez les luthériens que chez les réformés ? Ce n’est pas par hasard que les grands témoins, au XXe siècle, d’une telle exégèse sont des luthériens : Rudolf Bultmann, Paul Tillich et Albert Schweitzer.

On pourrait toutefois signaler, en conclusion, du côté réformé, l’apport de Sébastien Castellion dont la traduction de la Bible en français (1555) dans le langage commun et populaire de l’époque fut considérée (par exemple par le Réformateur Théodore de Bèze) comme une insulte au texte sacré. Castellion a en effet traduit la Bible comme on le faisait d’un livre profane, sans un respect sacro-saint et proprement religieux. Cela fut alors bien perçu comme une… désacralisation.

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À propos Laurent Gagnebin

docteur en théologie, a été pasteur de l'Église réformée de France, Paris ( Oratoire et Foyer de l'Âme ) Professeur à la Faculté protestante de théologie.Il a présidé l’Association Évangile et Liberte et a été directeur de la rédaction du mensuel Évangile et liberté pendant 10 ans. Auteur d'une vingtaine de livres.

Un commentaire

  1. jean-pierre.castel@mines.org'

    Bonjour,
    vous dites que dans le protestantisme (lequel?) « la désacralisation [de la Bible] a pu être effectuée ». Qu’est-ce à dire? Des textes comme la Genèse, sans doute, mais Les Evangiles, ou le Sermon sur la montagne sont-ils désacralisés, c’est à dire des textes où chacun prend ce qu’il lui paraît bon de prendre, avec pour seul guide sa conscience et se relationnelle personnelle à Jésus? Mais quel Jésus, celui des Evangiles ou celui de son imagination?
    L’Evangélisation ne se fait elle pas sur la base de la Bible? Quelle autorité, quel missionnaire a démenti qu’il s’agisse d’un texte sacré?
    Merci d’avance
    Bien respectueusement

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