Dans la classique échelle des êtres, les plantes occupent un rang inférieur. Elles relèvent du vivant, certes, mais l’âme végétative, siège de la croissance et de la génération, n’atteint pas, et de loin, la dignité de la raison. En règle générale, la philosophie et la théologie s’intéressaient peu à ce qui ressemblait à un niveau élémentaire plutôt qu’à une forme originale de la vie.
De nos jours nous assistons à un renversement spectaculaire de cette posture intellectuelle. La conscience de l’évolution du vivant y contribue, celle de la fragilité des conditions de vie sur Terre aussi. S’y ajoute l’étonnement devant les facultés insoupçonnées de l’organisme végétal : les plantes perçoivent bien plus que leur apparent mutisme ne laissait penser, elles communiquent entre elles et avec d’autres vivants, elles manifestent, par la richesse de leurs symbioses, les vertus de la vie en réseau. Il est donc grand temps que la théologie leur consacre son attention. En attendant la parution d’un livre, version retravaillée de ma thèse de doctorat strasbourgeoise et zurichoise en théologie protestante « La grâce du végétal », je propose ici quelques pistes de réflexion.
Quatre qualificatifs me semblent résumer l’originalité et l’importance des plantes pour les humains que nous sommes : elles sont nos sages-femmes, nos nourrices, nos inspiratrices et nos consolatrices.
Les plantes – nos sages-femmes
Sans les plantes l’espèce humaine n’existerait pas, tout simplement. C’est-à-dire, nous n’aurions pas été une option réalisable de l’évolution du vivant. Car nous dépendons de l’oxygène pour atteindre le niveau énergétique requis par la coordination interne d’unorganisme pluricellulaire. Et cet oxygène provient des plantes pour une part décisive. Les plantes (unicellulaires d’abord) ont donc créé les conditions de possibilité physiologiques de l’émergence, dans l’évolution, de l’humain et même de tous les organismes pluricellulaires. C’est en ce sens qu’elles remplissent un rôle de sages-femmes – et la métaphore est même trop modeste puisque leur apport est presque autant maternel qu’obstétrique. Disons que les plantes déterminent la matrice du vivant pluricellulaire dont nous descendons et que nous incarnons.
Les plantes – nos nourrices
Comme la quasi-totalité des animaux, nous sommes des organismes hétérotrophes : tout ce que nous mangeons provient directement ou indirectement des plantes. Les plantes sont donc nos nourrices – et là encore, la métaphore est faible, car le sevrage n’intervient jamais : c’est à vie et de génération en génération que nous sommes nourris par les plantes, qui sont des organismes, capables de produire de la biomasse à partir de composés inorganiques grâce à l’énergie lumineuse. Une nourrice se soucie aussi du bien-être du bébé et le pose dans le berceau, préfiguration de la maison de l’adulte. En effet, les plantes sont nos pharmaciennes, nos constructrices et bien d’autres choses encore que je renonce à spécifier pour ne pas alourdir le texte. Le rôle nourricier du végétal fonde la fraternité humaine par la reconnaissance d’une dépendance constitutive qui nous unit en nous faisant grandir ensemble : en accueillant dans une commune gratitude les dons qui nous parviennent des plantes, nous sommes sœurs et frères de sève comme on parlait autrefois des frères de lait. Les plantes – nos inspiratrices
Le végétal représente une forme de vie radicalement différente de la nôtre, animale, et en même temps un reflet de l’humain et une transparence du divin. Les plantes nous donnent à penser et à sentir la vie autrement et nous engagent à cet égard dans des rapports de transcendance spécifiques. J’en veux pour exemple le motif de la plante mémoratif dont la théorisation débute avec Rousseau : telle plante, par la place qu’elle tient dans une biographie, évoque, voire reproduit à jamais la présence d’un temps révolu ou d’une personne disparue (chez Rousseau, c’est la pervenche, fleur bleue, qui lui rappelle Mme de Warens). Dans les établissements médicalisés pour personnes âgées, les plantes dites biographiques, par leur odeur parfois ou le toucher, permettent de revivre en mémoire tel moment de leur vie ou telle relation privilégiée, et de bénéficier d’un instant de recentrement reconnaissant face aux forces dissipatrices de la maladie.
De manière générale, une analogie forte relie les représentations imaginées de la vie intérieure à l’inépuisable variété des formes et des couleurs du monde végétal dans la réalité extérieure. Ce n’est pas sans raison profonde que Paul Ricœur, dans sa théorie de la métaphore vive, parle d’éclosion au sens du bourgeon ou du bouton floral : comme une plante qui éclôt, le mot se dédouble dans la métaphore et fait comme une nouvelle pousse, une floraison de sens au-delà de la simple définition lexicale.
Les plantes sont donc pleines d’âme et les âmes pleines de vie végétale. Chez Rousseau, le mouvement est centrifuge : lorsque tout s’entrechoque dans son âme en souffrance, il fuit dans l’herborisation pour y trouver ce que Leibniz appelle « autant de variété
qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse ». Chez Goethe, le mouvement est centripète : la plante située en dehors de moi représente un modèle que je cherche à imiter en le transposant sur mon propre développement. Autrement dit, l’auto-déploiement harmonieux de l’organisme végétal est à contempler (comme Goethe le fait dans son écrit sur la métamorphose des plantes) pour se l’appliquer à soi-même comme une invitation à la croissance harmonieuse de la personnalité.
La réflexion de Goethe sur ce sujet dépend d’ailleurs de sources théologiques, mystiques, surtout de Johann Arndt (1555-1621) et, bien au-delà, de Maître Eckhart (mort en 1328). L’idée est toujours celle du déploiement de la vie du Christ en nous, dans le droit fil de la catéchèse baptismale de Romains 6, et cette existence christomorphe en devenir est comparée à la vie du végétal.
Les plantes – nos consolatrices
C’est devant cet arrière-fond qu’il faut comprendre le discours actuel sur les plantes résilientes. Bien sûr, dans des contextes de stratégie agronomique et de sécurité alimentaire, l’emploi de cette expression se réduit à l’énoncé d’un objectif technique d’adaptation à des phénomènes divers de stress climatique. Mais peut-on encore parler de résilience aujourd’hui sans prendre en compte le sens fortement popularisé, grâce à Boris Cyrulnik, de résurgence compensatrice d’énergie vitale dans les situations traumatisantes d’épreuve physique et psychique ? Aux plantes résilientes s’attachent les espoirs de résilience des conditions de vie par lesquels on tente d’atténuer la perspective désespérante de l’anthropocène. La résilience du monde végétal, fortement éprouvée pourtant par la sixième extinction qui est en cours, semble fournir des motifs légitimes de se projeter dans la résilience de l’humanité.
Si j’appelle les plantes « nos consolatrices », c’est au sens fort d’un sursaut de vie. L’une des interlocutrices dans les lieux de vie que j’ai étudiés dans ma thèse, artiste et designer, parlait de l’art comme d’une entreprise consistant à conférer de la valeur à ce qui n’en a pas dans nos représentations courantes. Les « plantes du futur », comme elle disait, sont celles dont la valeur se découvre aujourd’hui en opposition à leur dépréciation coutumière. Il n’y a pas de « mauvaises herbes » et, parmi celles que l’on disqualifie par ce terme, nous rencontrons, sans nul doute, des plantes du futur car en nous dérangeant dans nos plantations bien planifiées elles font preuve de la robustesse recherchée en vue des dérèglements écologiques en cours. Reste à leur trouver d’autres qualités, nutritives, gustatives, diététiques, avec le discernement et l’inventivité nécessaires. Une chose est sûre : l’horizon de la promesse s’ouvre devant nous lorsque nous nous penchons vers ce qui pousse à nos pieds.
Toutes ces observations et tant d’autres marquent un changement de paradigme dans l’approche du végétal, tant en biologie qu’en théologie. L’interprétation du récit sacerdotal de la création en Genèse 1, empêtrée souvent dans les pondérations de l’anthropocentrisme, sera attentive à la totalité du créé et à la place déterminante des plantes, véritable clef de la coexistence et subsistance de tous les vivants.
Dans le Nouveau Testament, le caractère végétalien du repas du Seigneur reprend ce motif. Et la dignité eschatologique des plantes se retrouve dans les paraboles du Royaume : conjuguant nouveauté et fidélité, elles sont une expression privilégiée du jeu entre l’apparente banalité du monde ancien et la surprenante fraîcheur du monde nouveau : le même monde, autrement.
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