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La Passion selon saint Marc de Michael Levinas

La commande de La Passion selon Marc de Michael Levinas, pour le jubilé de 2017 à Lausanne, est exceptionnelle à deux titres : d’une part, elle est adressée à un compositeur juif, prenant le risque volontaire d’une lecture théologique de la Passion différente de celle qui aurait été portée par un artiste de tradition chrétienne, et d’autre part les commanditaires ont choisi un compositeur de premier plan, d’esthétique savante et actuelle. Le choix de ne pas se replier sur un conservatisme esthétique ou des traditions artistiques populaires, de la part d’une institution ecclésiale, est peut-être encore plus remarquable que l’ouverture théologique et œcuménique, plus fréquente que l’ouverture esthétique. L’initiative des chargés du programme culturel du Jubilé renoue à ce titre avec une tradition plus ancienne, qui a fait la grandeur de l’art protestant et a permis en leur temps l’émergence de chefs-d’œuvre contemporains, esthétiquement exigeants, et théologiquement renouvelants.

L’œuvre qui en résulte est hors normes et parvient à conjuguer trois dimensions d’une extrême richesse : elle intègre pleinement la radicalité de l’histoire contemporaine, elle est audacieuse esthétiquement, la contemporanéité de son langage étant une condition de son inscription pertinente dans l’histoire, et elle est risquée théologiquement.

La question soulevée par l’esthétique de l’œuvre dépasse largement celle d’une Église dans un rapport conservateur ou non à l’art ; elle interroge directement le rapport à la Shoah. La musique atonale a été défendue, après 1945, par Adorno notamment, dans sa Philosophie de la nouvelle musique, comme étant la seule possible après la seconde guerre mondiale. La poésie de Celan peut, « à l’instar de la musique contemporaine, exprimer la fin des lois harmoniques et rendre ainsi compte d’une rupture sans précédent dans l’Histoire ». Les choix esthétiques, après les totalitarismes du XXe siècle et la Shoah, ont un sens qui n’est pas seulement esthétique : ils ont un sens historique, voire théologique.

L’œuvre renouvelle par ailleurs les implications théologiques du genre artistique de la Passion, composée par un compositeur juif placé face à l’aporie que constitue l’événement de la Shoah, à la fois vis-à-vis de la théodicée, et vis-à-vis de la christologie. La lecture de la Passion par le prisme du sacrifice, du rachat des péchés par la souffrance, qui permet le salut, ne peut pas être articulée avec la Shoah. Par ailleurs, elle induit, comme prérequis, un Dieu qui ne soit pas tout-puissant : il n’est pas envisageable de supporter l’idée que la Shoah puisse faire partie d’un « plan de Dieu ». Enfin, mettre la Shoah et le Golgotha en relation implique de questionner la présence et la réponse de Dieu. Pour le dire de manière très schématique, les chrétiens considèrent généralement qu’au Golgotha, Dieu ne répond pas aux paroles de déréliction de Jésus, tandis que les théologiens juifs se sont débattus, depuis 1945, non pas avec l’absence de réponse de Dieu, mais avec l’absence de Dieu. Delphine Horvilleur, dans son dernier ouvrage, Vivre avec nos morts, raconte l’histoire de deux « rescapés des camps qui font de l’humour noir sur la Shoah. Dieu, qui passe par là, les interrompt : “Mais comment osez-vous plaisanter sur cette catastrophe ? ” et les survivants de lui répondre : “Toi, tu ne peux pas comprendre, tu n’étais pas là ! ” »

Vous retrouverez la suite de cette réflexion sur la Passion selon Marc dans le numéro 359 de mai prochain.

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À propos Constance Luzzati

est harpiste, professeur de culture musicale à Paris, et étudiante en théologie à Genève. Elle est titulaire d’un doctorat de musique, de plusieurs premiers prix du conservatoire de Paris et de concours internationaux.

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