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Dieu transcendant et insoumis, selon Raphaël Picon

 

On a parfois l’impression que tout ce qu’a écrit Raphaël Picon pose directement ou indirectement la question de Dieu. Cela est très frappant quand on relit la cinquantaine de ses éditoriaux publiés dans Évangile et liberté entre 2004 et 2015 rassemblés dans un livre pos­thume : Un Dieu insoumis. Si son ouvrage Dieu en procès offre sur Dieu une approche assez synthétique, cette dernière ne saurait constituer un véritable panorama en la matière tant la pensée de Raphaël Picon a évolué entre la date de la publication de ce livre en 2009 et sa mort en janvier 2016.

Dans une prédication du culte radiodiffusé sur France Culture, le 14 septembre 2003, sermon pro­noncé peu après la mort de son père, R. Picon déclarait : « Pendant ces journées de désordre et d’obscurité, au cœur de la nuit, qu’est-ce qui pourrait nous faire croire encore en Dieu ? Qu’est-ce qui pourrait nous ramener à la foi, nous permettre de dire je crois, nous permettre de dire oui, de dire oui à la vie, à soi-même, à Dieu, de dire oui quand tout dit non ? » Et au paragraphe sui­vant, il affirmait : « Après tout, c’est plutôt facile de croire en Dieu quand tout va bien. On peut toujours se dire que Dieu c’est l’amour, la vie, la santé, on peut toujours se dire que Dieu c’est le salut, le possible, la nouveauté. Mais comment croire en Dieu lorsqu’il n’y a plus de santé, lorsque plus rien n’est vraiment possible et lorsque la vie elle-même commence à nous échap­per ? » Et R. Picon de poser alors la question : Qu’est-ce qu’un « Dieu crédible quand on ne peut plus croire en rien ? »

Ces lignes ont quelque chose de douloureusement prémonitoire quand on se rappelle la propre mort de Raphaël Picon et les jours si tristes et douloureux, ter­ribles même, qui l’ont précédée.

Dieu est au-delà de nos paroles à son sujet

Parler de Dieu « révèle nos préoccupations les plus ultimes ». Ce dernier mot nous renvoie à une termino­logie propre à Paul Tillich (1886-1965), dont la théolo­gie a profondément marqué R. Picon. Parler de Dieu révèle par conséquent « nos aspirations profondes ». D’autre part, quand je dis Dieu, c’est bien un « je » qui s’exprime. Dieu est ainsi « ce que nous faisons de lui tout en demeurant ce qui nous permet de faire de lui ce que nous en faisons ». Dans ce sens-là, Dieu est une « réalité relationnelle ». Il ne s’agit pas de parler de Dieu en soi, mais d’un Dieu en lien avec « la foi qui fait Dieu ». Ce Dieu-là s’inscrit dans une dimension existentielle pour laquelle il n’est pas question de son essence. R. Picon se réfère ici à Luther qui disait dans une prédication de 1525 que « l’homme a le Dieu de sa foi » ou, littéralement traduit : « Dieu est pour lui tel qu’il le croit ».

Vouloir un Dieu crédible et non pas prouvé, c’est user « sans modération aucune » de la raison pour mettre la foi à son épreuve. Il s’agit bien de Penser la foi, comme le dit le titre d’un livre d’André Gounelle. Si nos prédécesseurs des Lumières ont « déniaisé » la foi, il convient alors pour nous de reconnaître la liberté de penser et de critiquer, de « couper la barbe » de Dieu. Cette liberté de penser est, pour Raphaël Picon, remar­quablement exprimée par un des plus importants pen­seurs américains : Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Il lui a consacré en 2015 un grand et beau livre : Emer­son. Le sublime ordinaire. Il dit de Emerson qu’il est « le grand défenseur de la liberté de pensée », « la grande figure de l’indépendance de la pensée ».

Cela dit, Dieu est toujours au-delà de nos discours sur lui et nous ne pouvons pas l’enfermer dans lesimages que nous nous faisons de lui. Nos paroles sur Dieu sont en fait des « interprétations balbutiantes », des « caricatures ». On ne peut pas enfermer Dieu dans des doctrines ni dans des institutions. Dieu ne peut être confondu avec ce que les religions ont fait de lui. Dieu est toujours en « excès » par rapport à tout ce que nous disons de lui. Il excède ainsi nos logiques et nos com­préhensions. Il est impossible d’épuiser le sens du mot « Dieu ». Dans nos prières, ce sont alors nos silences qui constituent une manière de dire Dieu, ce Dieu pré­cisément indicible.

Dieu est en quelque sorte un Dieu au-delà de lui-même, un Dieu « extravagant ». Tillich parle de Dieu au-delà de Dieu et au-dessus de Dieu. Dieu est ailleurs, il nous échappe. « De même que Dieu est toujours au-delà de Dieu, l’Évangile n’est-il pas toujours au-delà des évangiles ? », interroge Raphaël Picon.

C’est le moment de souligner l’importance du mot « insoumis » dans sa théologie. On ne peut pas en effet s’approprier Dieu. Il est « déroutant », transcendant, et Raphaël Picon de parler alors d’un Dieu intrigant, dérangeant. Il y a par conséquent « une insoumission de Dieu à toute tentative de captation ». R. Picon aimait à citer cette expression d’Auguste Sabatier (1839-1901), qu’on peut lire au cœur d’un passage consacré au sym­bole dans son Esquisse d’une philosophie de la religion : « Comprendre, c’est dominer ». Comment pourrions-nous dominer Dieu ? Le prédicateur est « le ministre de la Parole insoumise et subversive ». La musique ne favorise-t-elle pas « l’écoute d’un Dieu insoumis » dans la mesure où elle permet d’échapper précisément à la mainmise de nos paroles sur Dieu ? Elle « souligne la non-soumission de Dieu à tout système de croyance » et nous fait « entendre quelque chose de l’infini de Dieu »

Les chrétiens, et surtout les protestants par leur histoire et leur héritage, sont les « témoins d’une foi insoumise et intrépide ». C’est Raphaël Picon qui a choisi le titre du livre que nous avons écrit ensemble : Le protestantisme. La foi insoumise. Les protestants en effet relient sans cesse l’Évangile et la liberté, comme le dit le titre de ce mensuel dont Raphaël Picon a été le rédacteur en chef de 2004 à 2014. Ce Dieu insoumis et notre foi, conséquemment elle aussi insoumise, nous permettent alors de résister à la résignation.

Le dynamisme créateur de Dieu et de l’être humain

Pour R. Picon, comme pour toute la théologie du Process, Dieu est pensé comme un dynamisme, un élan créateur. Croire en un tel Dieu, c’est refuser un Dieu « momie » ; Dieu est vu comme une puissance de créa­tivité. On se rappelle ici le titre d’un livre d’André Gou­nelle publié en 1981 et réédité en 2000 : Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Là, la création n’est pas uniquement ce qui nous précède ou ce qui est déjà là ; elle est aussi et surtout ce qui est à venir, ce qui vient. La création est à comprendre dans le sens d’un acte créateur, thème dominant d’ailleurs de la pensée de Nicolas Berdiaev (1874-1948), philosophe russe que lisait R. Picon et dont plusieurs réflexions annoncent, à bien des égards, la théologie du Process.

Dieu nous attire vers l’avenir. Cela est si vrai que le chrétien ne devrait pas tant se référer à un Dieu qui a parlé, ou qui a été, mais bien à un Dieu qui parle et qui est.

Dieu est une puissance de transformation créa­trice, un élan créateur. C’est la raison pour laquelle « aucune fatalité ne conduit le monde », comme le déclare R. Picon en montrant que Dieu est « amoureux du monde ». Il l’enrichit sans cesse de nouvelles possi­bilités. Avoir foi en Dieu, c’est ainsi et c’est alors avoir foi en une force de résurrection et de transfiguration créatrice à l’œuvre dans le monde. Mais cela ne se fait pas sans nous.

Dieu est « avec » nous. De ce « avec », Raphaël Picon écrit qu’il est « le mot le plus important du christianisme ». Cette idée très importante de Dieu avec nous, on la trouve chez Karl Barth (1886-1968) plus particulièrement dans sa fameuse conférence de 1956 magnifiquement intitulée : L’humanité de Dieu. Il y écrit « Une fois pour toutes, il a été décidé en lui (Jésus-Christ) que Dieu n’existe pas sans l’homme. » En Christ, aimerions-nous ajouter, Dieu n’existe pas non plus contre l’homme.

Pour Raphaël Picon, Dieu est le « oui magistral » adressé et accordé à l’humanité. En Christ « Dieu est une force d’approbation ». Karl Barth affirme de l’hu­manité de Dieu qu’elle est sa participation à notre exis­tence et son « approbation » de l’être humain. Ce mot approbation, que l’on n’a pas suffisamment souligné dans les commentaires de cette conférence de 1956, est très fort et surprenant sous la plume de Barth ; en allemand approbation se dit « Bejahung » ; c’est donc, littéralement traduit, un oui de Dieu à l’être humain. On trouverait cela plutôt chez Paul Tillich. Ce « avec », chez Raphaël Picon, n’est pas un état, ne désigne pas une réalité statique, mais un élan. Le dynamisme créa­teur de Dieu est en effet un « appel » à « être plus que ce que nous sommes ». L’humain est ainsi la promesse et l’espérance de Dieu, sa « passion ». Ce Dieu qui « nous dit oui » est alors un Dieu qui « nous rend pos­sibles » et « nous autorise à être ». S’il y a une théolo­gie du Process, il y a aussi une anthropologie du Process. Ce point est le plus souvent insuffisamment développé chez certains des partisans et représentants d’une théologie du Process. Raphaël Picon écrit pour sa part : « (…) pour le christianisme, dire Dieu, c’est toujours aussi dire l’humain qui dit Dieu. Penser Dieu, c’est tou­jours aussi réfléchir aux modalités de cette pensée, à ce qui la provoque et à ce qu’elle-même entend provo­quer. La théologie est toujours ainsi une anthropolo­gie ; une réflexion qui met en corrélation quête de Dieu et quête de l’humain. »

Le Dieu du Process est une puissance de l’infini. Nous pouvons en effet « devenir humains ». L’Évangile est une force créatrice qui « nous conduit au-delà de nous-mêmes », « au meilleur de nous-mêmes ». On ne peut pas croire en Dieu sans croire en l’humain. L’être humain, comme Dieu, est par conséquent en excès. Dieu en Jésus-Christ révèle l’humain à lui-même, exprime sa valeur in-finie. Dans son livre Dieu et le monde, John Cobb, le principal représentant de la théologie du Pro­cess, écrit que « Dieu est donc celui qui nous attire au-delà de tout ce que nous devenons vers ce que nous pourrions être. » Raphaël Picon déclare dans une pré­dication d’août 2014 : « L’Évangile ne nous invite pas prioritairement à croire en Dieu, il nous invite à croire que Dieu croit en nous. Que nous avons de la valeur. Que nous sommes dignes de confiance. »

Raphaël Picon affirme : « Il faut bien continuer d’espérer en Dieu, malgré tout, pour continuer d’espé­rer en l’homme, malgré tout. » Voulons-nous vraiment « croire en un Dieu qui nous reconduit sans cesse au pied de la croix, à la croix de nos échecs, de notre péché, de notre bêtise ? » Non, bien sûr, pense R. Picon. La foi, hélas, est trop souvent une « fuite » où Dieu est tout et l’homme n’est rien, où Dieu est l’espérance de l’être humain sans que ce dernier ne soit jamais une espérance de Dieu. Le pasteur Charles Wagner (1852- 1918), fondateur en 1907 de la paroisse du Foyer de l’Âme à Paris, a écrit que « l’homme est une espérance de Dieu ». R. Picon aime à se réclamer de cette affirma­tion et de la pensée qui la sous-tend.

Il y aura ainsi un dynamisme créateur de Dieu, mais également un dynamisme créateur de l’être humain.

Mais Raphaël Picon n’est pas vraiment à l’aise dans le cadre de cette théologie ou plutôt cette christologie du « avec ». Elle s’inscrit en effet dans une pensée très classique pour laquelle Dieu est vu comme un Dieu d’en-haut, au-dessus du monde et de l’homme. Il des­cend en Jésus pour devenir ce Dieu avec nous. Raphaël Picon veut plutôt alors, – suivant en cela le titre du livre cité plus haut de John Cobb Dieu et le monde et le reprenant à son compte, – voir dans la foi chrétienne une union de « l’absolu et du relatif, de l’infini et du fini, de Dieu et du monde ». Un « et » remplace par conséquent le « avec ». C’est un changement de pers­pective radical, quand on se rappelle, comme on l’a vu plus haut, qu’il disait que « avec » est le mot « le plus important » du christianisme.

Dieu et le monde : cette expression nous conduit encore à prendre au sérieux l’importance de l’écolo­gie dans toutes ses dimensions et variations, animales, végétales, minérales, mais cela sans « fascination » pour la nature qui, selon lui, n’a pas à être sacralisée.

Dieu en nous

Un pas de plus et Raphaël Picon va insister dans ses derniers textes parus sur un autre aspect, pour lui déci­sif, de la divinité : Dieu en nous. Il écrit : « Dieu n’est ni au-dessus de nous, ni avec, il est en nous. » Dieu est ainsi « enfoui dans les profondeurs de notre huma­nité ».

Le Dieu de Noël n’est pas « un Dieu descendu du ciel ou devenu homme ». Noël fête en effet la naissance « d’une nouvelle manière de croire en Dieu ». Jésus- Christ nous permet, à travers ses actes et son ensei­gnement, de « penser Dieu autrement ». D’ailleurs, « tout en Christ enseigne Dieu ». Dieu n’est pas ou n’est plus compris comme une entité « surplombante » et « supra-naturaliste ». Le Dieu de Jésus-Christ nous libère aussi « de l’image la plus stéréotypée que nous ayons de Dieu, d’un Dieu tyrannique, tout-puissant (…) ».

Dieu est en nous et nous sommes en lui, « mais sans nous prendre pour lui ». Les théologiens du Process sont, d’après Raphaël Picon, unanimes à penser ceci : « Dieu est en l’homme et l’homme est en Dieu, mais Dieu n’est pas le monde et le monde n’est pas Dieu. »

Pour R. Picon, le « réel », quand il utilise ce mot, désigne précisément l’homme et le monde. Le réel est ainsi animé « de l’intérieur » par une « force insoumise » qui l’oriente vers l’inconnu, vers un avenir et un demain possibles. R. Picon aime à citer Wilfred Monod (1867-1943) qui a écrit : « J’appelle Dieu, l’effort, partout manifesté pour transformer la réalité. »

Dans de telles conditions, à savoir que le réel est animé de l’intérieur par le dynamisme créateur de Dieu, que devient l’Incarnation qui suppose une inter­vention divine extérieure à notre monde ? Dans sa thèse de doctorat en théologie publiée en 2003, Le Christ à la croisée des religions, Raphaël Picon, écrit, en parlant de l’incarnation selon John Cobb : « La visée de Cobb n’est pas de souligner que c’est vraiment dans l’un des nôtres que Dieu s’incarne. Son intention est d’admettre le fait que l’Incarnation est pleinement constitutive de la réalité dans son ensemble. En effet, le monde vit de l’Incarnation de Dieu car il ne cesse de se développer et de devenir en répondant à une puis­sance de mobilisation qui l’ouvre sur le futur, l’enrichit de nouvelles potentialités et le transforme. L’Incarna­tion est la condition du monde et de l’humanité. Elle est ce qui les empêche de s’affadir, d’être appauvris et anesthésiés. L’insistance sur la pleine et exclusive humanité de Jésus entend précisément faire de lui l’instance paradigmatique de cette dynamique de l’In­carnation à l’œuvre dans l’univers entier. Ce qui se dit ici de Jésus est possible parce qu’il peut l’être du reste de l’univers. C’est ainsi on le voit que le refus de tout exclusivisme jésuologique n’entraîne cependant pas la relativisation de la personne de Jésus. »

Avec une telle compréhension du réel (de l’être humain et du monde), le Christ nous conduit à croire que Dieu est précisément là où on ne l’attend pas, à savoir dans le monde, la banalité, dans l’ordinaire. Le sous-titre du livre de Raphaël Picon consacré à Emer­son est du reste : Le sublime ordinaire. Et Raphaël Picon d’écrire que « ce qui est extra-ordinaire c’est que l’ordi­naire devient l’espace même de Dieu ». Je pourrais par conséquent, pour illustrer cela, prendre un exemple et affirmer que quand Van Gogh peint une simple chaise ou une paire de souliers (univers dit profane), Dieu est là aussi, et non pas seulement quand il peint des tableaux en rapport avec des images religieuses (uni­vers dit sacré).

C’est bien à cause de cette présence (incarna­tion) de Dieu dans le réel, le monde et l’homme, que Dieu se laisse transformer et influencer, affecter même, mais aussi stimuler par tout ce qui arrive au monde et nous arrive. C’est là un aspect de ce Dieu en mouvement, de ce Dieu qui n’est pas une entité immuable, absolu immobile et statique, de ce Dieu en mouvement, de ce Dieu qui « compose avec l’hu­manité et agit à travers elle » et à travers le monde, peut-on ajouter.

De la prière en général et de la prière de demande en particulier

Si Dieu est un dynamisme créateur qui anime le réel, l’être humain et le monde, de l’intérieur, comme on l’a vu, que signifie encore prier Dieu, que peut signi­fier la prière de demande ? La prière est pour R. Picon une confession de foi, plus précisément une « confes­sion de Dieu », et il écrit : « Dis-moi ta prière et je te dirai quel est ton Dieu ».

En suivant de très près ses développements à ce sujet, on peut repérer cinq risques, assurément évi­tables, qui menacent, selon lui, la prière de demande.

Nous risquons par la prière de demande de réduire Dieu à nos désirs, de nous « approprier » Dieu. D’en faire notre chose. À la dimension « ultime » de Dieu, nous substituons une « mainmise » sur Dieu.

Prier ainsi peut être une manière de refuser nos res­ponsabilités en ayant bonne conscience. Cela entraîne un « affadissement » dans l’ordre de ce qui devrait rele­ver de nos actions, de nos courages, de nos initiatives.

Agissant ainsi, nous nous représentons un Dieu tout-puissant censé agir à notre place.

Bien souvent, chercher à obtenir quelque chose de Dieu est contraire à la gratuité de la grâce, parce qu’une telle prière est liée à une idée de rétribution et non pas à une relation à Dieu désintéressée.

La prière de demande place Dieu dans un Au-delà qui est la négation de la présence de Dieu en nous. Elle détruit une confiance en soi et sape notre « intégrité » en nous enlevant une partie de ce que nous sommes et pouvons être et faire.

Cela dit, par la prière de demande, nous participons à la dynamique créatrice de Dieu qui nous appelle à cette participation. La prière nous ouvre ainsi à l’action créatrice de Dieu oeuvrant dans le réel pour le rendre plus intense. Dieu devient alors pour nous et avec nous une puissance de transformation. Il s’agit bien là d’une création dans le monde et en nous, et non pas d’une « ingérence » extérieure. Par la prière, « s’anime en nous le souffle de Dieu ». Grâce à la prière, nous espérons et croyons que « nos vies sont portées par un souffle créateur ». Il ne s’agit pas, par conséquent, de convoquer un Dieu déjà présent, déjà là, mais de fortifier et rendre plus intense notre conscience de sa présence en y étant surtout plus accueillants.

D’autre part, par la prière, nous sommes solidaires de Dieu, du monde et des autres. Nous sommes des êtres de « désir ». Ce mot revêt dans ce qu’écrit R. Picon un sens très positif. Il l’utilise souvent. Ce désir est un « désir d’autrement ». Il y a ainsi une « recherche éperdue » d’un autre, d’un autrement. Prier, c’est alors combattre avec Dieu pour un monde meilleur et plus intègre, « c’est exaucer le rêve de Dieu pour l’huma­nité ». On se rappellera que Wilfred Monod disait, de manière si profonde et apparemment paradoxale, que « prier, c’est exaucer Dieu ». Comme l’exprime Paul dans son épître aux Romains, chapitre 8, 26 et 27, nous traduisons précisément à travers nos prières le désir de toutes les créatures.

La prière nous permet aussi de voir tout homme en Dieu, même le pire. Elle nous mobilise, elle nous redresse, elle nous « relève et ressuscite » ; elle donne et redonne confiance en soi en nous permettant d’agir. Elle nous oriente alors bien au-delà d’un simple exau­cement factuel.

Pour conclure : confiance en l’avenir

J’ai déjà écrit dans cet article quelques mots signi­ficatifs et importants au sujet de Jésus-Christ. Nous avons vu que pour Raphaël Picon le Christ est le oui « sans réserve » que Dieu adresse à l’humanité. C’est bien ce oui qui fonde notre action et notre espérance. Jésus, le Christ, est en fait « le oui que Dieu prononce sur notre vie. C’est le chemin du consentement au monde que Dieu emprunte ». Si le Christ est notre « approbation radicale », comme l’écrit Raphaël Picon, ce oui concerne aussi les exclus. Le Christ devient pour nous une prédication audacieuse ; celle d’un Dieu et d’une humanité inséparables, ou plus exactement pen­sés ensemble. L’au-delà est en nous parce que le Christ est « l’absolu au coeur du relatif ».

Le Christ n’est pas seulement le point de rencontre entre le divin et l’humain compris ensemble, il est ce qui transcende l’humanité, ce qui l’élève « en l’affran­chissant de tout ce qui la rabaisse ». Le Christ suscite ou libère en nous une énergie elle aussi créatrice. Cela fait de nous des « passionnés de la liberté » et par consé­quent des passionnés pour les libérations. On ne sau­rait oublier que Raphaël Picon a été Secrétaire général du mouvement du Christianisme social de 1996 à 2002.

Face à la croix, le plus bel enseignement reçu du Christ ressuscité, c’est que « rien du passé ne saurait entraver notre foi en l’avenir ». Pour le Christ, Dieu est le Dieu d’aujourd’hui qui nous éveille sans cesse, qui nous relève sans cesse. Ainsi se manifeste, entre autres, son élan créateur. Jésus « irradie » la présence divine. Dieu brise les réalités mortifères et met en échec les fatalités. Pour Raphaël Picon, Jésus ne fut pas à Pâques un Dieu à adorer. « Il fut le prophète de la subversion de la vie contre la mort. » À Pâques, Jésus « fait cha­virer la mort ». Nous aurons ainsi toujours le Christ avec le monde et nous pour proclamer que la vie ne se mesure pas à ses échecs. Nous sommes nés de la pierre roulée du tombeau, dit Raphaël Picon. Il écrit : « S’il est une raison, et peut-être une seule, d’être fier et heureux d’être chrétien, c’est de se savoir né de cette pierre roulée, c’est d’être enfant de cette conviction folle, pugnace, combative, joyeuse et passionnée que rien, aucun échec, aucun drame, aucune mort, ne sau­rait tout réduire à néant. »

Note bibliographique :

Dans le présent article, les citations entre guillemets ont été écrites presque toutes sans références, cela pour ne pas alourdir le texte. Elles sont extraites des œuvres suivantes de Raphaël Picon. Elles sont données ici dans l’ordre chronologique de leur parution.

 

  • Prédication sur France Culture du 14 septembre 2003 : « Dieu, quand Dieu n’est plus crédible ».
  • Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John B. Cobb, Paris, Van Dieren Éditeur, 2003.
  • Cahier central d’Évangile et liberté, février 2005, « Croire en Dieu après Auschwitz ».
  • Cahier central d’Évangile et liberté, août/septembre 2006, « Dire Dieu ».
  • Cahier central d’Évangile et liberté, janvier 2007, « Jésus-Christ et les religions non chrétiennes ».
  • « La musique, le chant, la poétique de la grâce », dans Collectif, Chantez au Seigneur un chant nouveau, Paris, Olivétan, 2008.
  • Dieu en procès, Ivry-sur-Seine, Édition de l’Atelier, 2009.
  • « Préface » à Laurent GAGNEBIN, L’athéisme nous interroge, Paris, Van Dieren Éditeur, 2009.
  • Avec Laurent Gagnebin, Le protestantisme. La foi insoumise, Paris, Flammarion, 2009 et 2017.
  • Cahier central d’Évangile et liberté, février 2010, « Dieu et l’humain ».
  • « Cahier central d’Évangile et liberté, sur « La prière de demande » (1), novembre 2010.
  • « Cahier central d’Évangile et liberté », sur « La prière de demande » (2), décembre 2010.
  • « Cahier central d’Évangile et liberté, octobre 2012, « La Bible : une affaire d’étrangers ».
  • Prédication d’août 2014 à la Motte Chalençon, « Quand vous parlez, dites oui ou non, le reste vient du Malin ! ».
  • Le sublime ordinaire, Paris, CNRS Éditions, 2015.
  • Un Dieu insoumis, Genève, Labor et Fides, 2015.

Á lire l’article de Jean-marie de Bourqueney  » Raphaël Picon : l’homme en quête de Dieu « 

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À propos Laurent Gagnebin

docteur en théologie, a été pasteur de l'Église réformée de France, Paris ( Oratoire et Foyer de l'Âme ) Professeur à la Faculté protestante de théologie.Il a présidé l’Association Évangile et Liberte et a été directeur de la rédaction du mensuel Évangile et liberté pendant 10 ans. Auteur d'une vingtaine de livres.

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