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Gotthold Ephraïm Lessing ou la vertu du frottement des religions

 

Le protestantisme libéral se réclame volontiers de Friedrich Schleiermacher, de Jean-Jacques Rousseau ou de Sébastien Castellion. Mais il ne s’arrête que rarement à l’œuvre et à la pensée de Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781). Pourtant, Lessing est sans conteste l’une des figures les plus importantes de l’histoire de la pensée occidentale, en particulier pour ce qui concerne la philosophie de la religion. Naturellement, son œuvre n’est pas facile à cerner : le philosophe allemand n’a pas laissé d’équivalent de la Profession de foi de vicaire savoyard ou des Discours sur la religion qui puisse servir de point de départ pour étudier sa pensée religieuse. Cette dernière s’exprime le plus souvent au travers de poèmes, de pièces de théâtre, de recensions d’ouvrages ou d’édition de textes, livrant ainsi ses idées dans un dédale de notes, de répliques incomplètes ou de renvois à d’autres œuvres. S’il fallait le comparer à un auteur francophone pour ce qui regarde ses techniques d’écriture, le parallèle le plus pertinent serait sans doute celui avec Pierre Bayle, dont on sait d’ailleurs que Lessing fut un lecteur averti. Comme le philosophe huguenot, le dramaturge allemand pense la religion en marge de la théologie, voire dans la marge – au sens étroit du terme.

 Lessing : une vie et une pensée à l’air libre

Aux environs de 1850, le grand poète allemand Heinrich Heine n’hésitait pas à écrire dans son essai De l’Allemagne : « Depuis Luther, n’a pas enfanté d’homme plus grand ni meilleur que Gotthold Ephraïm Lessing. » Heine, dont on sait qu’il devait beaucoup à Lessing, fait ici un parallèle intéressant : à ses yeux, le philosophe allemand fut à l’Allemagne des Lumières ce que Luther avait été pour elle au siècle de la Réforme, à savoir l’instigateur d’une nouvelle époque. Mais laquelle ? Cette citation met en tout cas en lumière le lien étroit, en même temps que complexe, qui unit Lessing au protestantisme allemand. Lessing, en effet, est né en 1729 à Kamenz, en Haute-Lusace, c’est-à-dire un territoire proche de la Saxe de Luther, dans une famille de pasteurs luthériens. À la différence de beaucoup de ses contemporains, le père de Lessing, Johann Gottfried (1693-1770), n’est pas un esprit particulièrement étroit : peu hostile au piétisme et guère fasciné par les systèmes orthodoxes, il s’intéresse surtout à des auteurs anglais de tendance moralisatrice.

Alors qu’il a 17 ans, Lessing entame des études de théologie à Leipzig. Sa passion va cependant plus à la poésie et au théâtre qu’à cette discipline. Assez rapidement, il se réoriente vers la médecine. En 1748, il part étudier à Wittenberg puis gagne Berlin, attiré par la vie intellectuelle qui s’y développe autour du roi-philosophe qu’est Frédéric II. C’est l’époque où ce dernier accueille Voltaire à Potsdam et y rassemble un cénacle de penseurs et d’intellectuels tous issus du mouvement des Lumières. Lessing travaille alors comme critique littéraire, rédigeant nombre de recensions d’ouvrages ou de pièces de théâtre jouées dans la capitale prussienne. Il traduit aussi Voltaire en allemand et commente les premières publications de Rousseau, dont il salue l’audace, non sans toutefois prendre son contre-pied sur certains sujets comme celui des arts ou des sciences. Enfin, Lessing rédige des esquisses de drames ou de comédies ainsi que des poèmes.

Parmi ses premières œuvres, on notera la présence d’un texte inachevé, Die Religion, qui signale l’intérêt précoce du jeune intellectuel pour la question du mal et de la croyance en Dieu. Dans un autre texte de cette période, les Pensées sur les Herrnhuter, Lessing s’intéresse au piétisme et, contre l’orthodoxie luthérienne de son temps, en entreprend la défense. Dès ce texte, se manifeste un aspect important de sa pensée religieuse qu’il attribue d’ailleurs au mouvement piétiste : c’est à l’action que doit conduire la religion – et non à la spéculation. Peu après, dans un fragment intitulé Le christianisme de la raison, il souligne une autre dimension importante de sa future philosophie de la religion : le recours à la raison est fondamental en matière de croyance.

C’est de cette époque extrêmement féconde que date son amitié avec le philosophe juif Moïse Mendelssohn (1729-1786), l’un des maîtres à penser du libéralisme juif. En 1749 déjà, Lessing avait rédigé un drame, Die Juden, qui parut l’année de sa rencontre avec Mendelssohn (1754). Il y insistait sur le fait que la vertu peut se rencontrer là où le « peuple » ne l’attend justement pas, à savoir, précisément, chez un juif – une idée qui semble évidente de nos jours mais qui fut vertement attaquée à son époque par certains théologiens et orientalistes protestants. En fait, Lessing entendait surtout donner droit de cité au judaïsme au cœur de la culture allemande là où Mendelssohn cherchait quant à lui à faire dialoguer Lumières et judaïsme. L’amitié avec Mendelssohn contribuera bien sûr à ce que Lessing critique encore un peu plus l’idée d’une supériorité du christianisme sur les autres religions. Cela se vérifie dans un autre texte paru en 1754, sa Défense de Cardan. Lessing y fait parler un musulman en le laissant critiquer librement la religion chrétienne et souligner tout ce qui rapproche l’islam de la religion naturelle de l’humanité pour laquelle plaide désormais le jeune philosophe.

À partir de 1755, Lessing voyage entre Leipzig et Berlin avant d’être nommé en 1760 secrétaire du général von Tauentzien à Breslau – on est alors en pleine Guerre de Sept Ans. C’est durant cette période troublée que sont rédigés sa fameuse pièce Minna von Barnhelm ainsi que son Laocoon, une réflexion sur l’art et la poésie qui marque alors tout un jeune lectorat. En 1767, Lessing s’installe à Hambourg où il fait la connaissance du poète Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), du philosophe Johann Gottfried Herder (1744-1803) ainsi que du pasteur Johann Melchior Goeze (1717-1786) et des enfants de l’orientaliste Hermann Samuel Reimarus (1694-1768). Engagé comme critique au Nationaltheater, il voit bientôt ses projets littéraires contrecarrés par une situation financière compliquée et finit par quitter la ville en 1769.

 Lessing au coeur de la polémique : l’affaire des Fragments

En 1770, il est nommé bibliothécaire dans la petite cité de Wolfenbüttel, près de Hanovre. Le prince régnant, le duc Charles Ier, lui accorde la liberté de censure pour une nouvelle série de publications que ce dernier espère alors entreprendre : ses Contributions à l’histoire et à la littérature tirées du trésor de la Bibliothèque ducale. Mais c’est à la condition de ne pas y publier d’affirmations contraires à la religion ou à la morale. On s’en doute, Lessing transgresse rapidement cet interdit. Dans sa troisième livraison (1774), il publie ainsi un essai au sujet d’Adam Neuser, un antitrinitaire de Heidelberg qui, au XVIe siècle, s’était converti à l’islam et avait envisagé d’aider le sultan turc à envahir l’Allemagne. Dans son commentaire d’une lettre de Neuser qu’il édite, Lessing défend le droit de Neuser à la liberté de conscience en matière religieuse. Le texte est donc un vibrant plaidoyer en faveur d’une réhabilitation de l’antitrinitaire mais aussi un puissant réquisitoire contre ces théologiens qui, réclamant « du sang et encore du sang », ont condamné Neuser et fait exécuter certains de ses proches par simple suspicion. Le texte est suivi d’un deuxième document : De la tolérance des déistes, fragment d’un anonyme. Il s’agit en réalité de l’extrait d’un manuscrit que Lessing a en sa possession depuis son séjour à Hambourg. Quant à son auteur, il n’est autre que Reimarus, l’orientaliste dont les enfants sont devenus ses amis. Par la suite, Lessing publiera encore cinq autres fragments de ce texte.

Durant sa jeunesse, Reimarus était parvenu à la conclusion que les dogmes chrétiens ne pouvaient être réconciliés avec la droite raison – ce qui n’était pas le cas des enseignements moraux du Christ. Dans son Apologie, un manuscrit qu’il ne publia jamais en raison des représailles qu’il pouvait susciter, Reimarus avançait une critique assez classique de la religion chrétienne : à une approche historico-critique du Nouveau Testament, qui aboutissait à reconnaître en Jésus un leader révolutionnaire dont le message avait été spiritualisé par ses disciples, Reimarus joignait un démontage en règle de l’orthodoxie et de la révélation sur la base de présupposés « déistes » : le christianisme des origines, présenté dans la Bible de manière falsifiée, était en réalité une pure religion naturelle – il y avait là de quoi intéresser Lessing.

En effet, au moment de publier ce texte, Lessing ne supporte plus les contradictions du protestantisme allemand : alors que les thèses déistes sont connues de la plupart des pasteurs et professeurs d’université, les autorités ecclésiastiques persistent à en interdire la discussion. Le temps lui semble donc venu de lancer le débat. Mais il ne se contente pas d’éditer les extraits de Reimarus. Dans certains de ses articles, il entrelarde le propos de l’orientaliste de ses propres réflexions tandis que dans d’autres, il y ajoute des « oppositions » qui peuvent laisser penser qu’il désapprouve la pensée de l’auteur mais qui, en fait, vont encore plus loin en faveur de la pure religion naturelle atteignable non par la révélation, mais par la seule raison.

Naturellement, la position de Lessing est bientôt attaquée avec vigueur par plusieurs théologiens, dont son ancien ami, le pasteur Goeze. Lessing publie alors un nombre impressionnant de réponses à ses adversaires, dont la majeure partie est dirigée contre Goeze qui, en retour, n’hésite pas à reprendre la plume pour contrer les réactions du philosophe en exigeant de lui qu’il confesse clairement sa foi. La suppression de sa liberté de censure en juillet 1778 tombe comme un couperet et implique que le philosophe ne peut plus faire état de ses idées en toute liberté. Il opte donc pour des formes d’expression différentes de celles pratiquées jusque-là, dont sa préférée : le théâtre. Durant la seconde moitié de 1778, il mobilise ainsi toutes ses connaissances sur les religions, la théologie et l’histoire pour rédiger la pièce de théâtre qui lui vaut de nos jours une réputation mondiale : Nathan le Sage.

Nathan le Sage : tolérance et religion naturelle

Nathan n’est pas seulement la réponse « théâtrale » de Lessing à ses détracteurs – c’est aussi en quelque sorte la synthèse de sa philosophie de la religion en même temps qu’un remarquable plaidoyer pour la tolérance. Le lieu de l’action le souligne, puisqu’il est situé dans la Jérusalem du temps de la troisième croisade (1189-1192), au moment de la trêve accordée aux croisés par le sultan Saladin. Les protagonistes de la pièce peuvent être lus comme des contre-modèles aux caractères souvent caricaturaux des drames à l’orientale de l’époque, qu’il s’agisse de Nathan (marchand juif éclairé et tolérant), de sa fille adoptive Recha (dont on découvre finalement qu’elle est d’origine chrétienne et musulmane), du Templier (qui se révélera être le frère de Recha) ou enfin de Saladin (dont l’esprit de tolérance tranche avec l’image classique du « despote oriental »).

La célèbre parabole des trois anneaux est l’élément central de la pièce : un père, au moment de mourir, veut léguer à ses trois fils un anneau dont la pierre possède « la vertu secrète de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la porte animé de cette conviction. » Pour que ceux-ci ne se disputent pas le bijou, il en fait réaliser deux copies parfaites, de sorte qu’à sa mort, aucun de ses trois enfants ne peut dire lequel est en possession de l’anneau véritable. Lessing, qui a trouvé la parabole dans le Décaméron de Boccace (1313-1375), y a cependant ajouté un élément : la figure du juge devant lequel comparaissent les trois fils au moment de toucher leur héritage. Plutôt que de trancher leur différend, le magistrat insiste sur la nécessité pour les trois enfants de se convaincre d’être en possession du vrai anneau mais surtout de seconder le pouvoir de sa pierre « par sa douceur, sa tolérance cordiale, ses bienfaits et sa soumission à Dieu. » Bref, être en possession de la vraie religion doit conduire à agir avec justice dans le sens du bien commun – et non à combattre les autres religions. Comme le dit Saladin au Templier : « Ne sois pas chrétien au détriment d’un juif ou d’un musulman. »

Un « amant » de la théologie

Sommé de s’expliquer sur ses convictions réelles après l’affaire des Fragments, Lessing finit par confesser : Je suis un amant (Liebhaber) de la théologie et non pas théologien. Je n’ai dû jurer sur aucun système. Rien ne m’impose (verbindet) de parler une autre langue que la mienne.

On a beaucoup discuté cette affirmation et le rapport de Lessing à la théologie. Pour certains, le philosophe allemand se situerait dans la ligne de Luther, mais de manière dissidente et en quelque sorte radicalisée. Pour d’autres, il ne serait pas forcément un athée, mais en tout cas l’auteur d’une pensée sécularisée et rationaliste qui rejetterait toute forme de religion historique.

Pour comprendre cette citation, il faut se souvenir qu’au XVIIIe siècle, la théologie est l’apanage des théologiens professionnels – inutile, pour un laïc, de chercher à penser théologiquement : ce n’est pas son travail ! Quand Lessing déclare ne pas être un théologien mais un « amant » de la théologie, il veut donc dire qu’il en fait comme un amant, c’est-à-dire, en quelque sorte, caché dans un placard… Mais surtout, il entend rappeler qu’il n’est lié à aucune forme de « profession », à la fois au sens corporatiste et confessionnel du terme. Si Lessing fait de la théologie, ce n’est pas comme calviniste, catholique ou luthérien ou en usant des concepts

de la théologie, mais bien « dans sa langue », avec ses concepts à lui et sans se lier à aucune espèce de doctrine ou de « novlangue » préétablie. C’est sans doute en ce sens que Heine a raison de dire qu’il fut à son époque ce que Luther avait été à la sienne : tous deux ont refusé de se lier à un système théologique précis et tous deux ont en quelque sorte créé leur propre façon de parler en matière de religion. Luther avait déjà plaidé pour que les théologiens apprennent à « parler de nouvelles langues, dans le domaine de la foi, hors de toute sphère ».

 Religion et philosophie de l’histoire

Mais quelle est, dès lors, la théologie de Lessing, sa philosophie de la religion ? On peut donner bien des réponses à cette question. L’une d’elle consiste à se souvenir que Lessing s’exprime dans une Allemagne qui, depuis deux siècles au moins, a été déchirée par les luttes confessionnelles qu’a engendré l’émergence de la Réforme. Son questionnement serait donc, en quelque sorte, de savoir comment échapper à la violence religieuse qu’engendre la logique d’opposition confessionnelle.

Or, la réponse de Lessing passe ici par une lecture de l’histoire. Le XVIIIe siècle est en effet le siècle d’émergence de la philosophie de l’histoire. Voltaire, que Lessing admirait, en a donné un exemple frappant avec son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756). Nulle surprise à ce que notre philosophe livre à son tour son interprétation de l’histoire. Mais contrairement à Voltaire, il ne le fait pas dans une longue histoire de l’humanité dépourvue de toute considération théologique. Au contraire, Lessing livre son point de vue dans une série de thèses numérotées : L’éducation du genre humain (1778/1780). Le texte, à bien des égards, est paradoxal : l’auteur y affirme en effet la continuité de la révélation à travers l’histoire. Celle-ci est un processus pédagogique continu, voulu par Dieu et destiné à conduire l’humanité vers le but que ce dernier lui a assigné. Savoir rationnel et foi, raison et révélation sont donc logés à la même enseigne puisqu’ils sont tous dans l’histoire et disent tous la même chose :

la révélation ne donne au genre humain rien à quoi la raison humaine, laissée à elle-même, ne serait parvenue, mais elle lui a donné et lui donne simplement plus tôt les plus importantes de ces choses.

C’est ici cependant que la pensée de Lessing se complique. Dans un passage ajouté à la seconde édition du texte, il écrit en effet :

Et pourquoi donc ne devrions-nous pas également pouvoir être conduits par une religion, dont la vérité historique semble en un certain sens si peu brillante, vers des concepts plus proches et meilleurs de l’essence de Dieu, de notre nature et de nos rapports à Dieu, [concepts] auxquels la raison humaine ne serait jamais parvenue d’elle-même ?

Pour saisir le sens de cette apparente contradiction, il faut la replacer dans le cadre de la conception de l’histoire de Lessing : pour lui, les différentes révélations que l’humanité a connues sont en effet comme des « chocs » successifs par lesquels Dieu a donné à l’esprit humain « une direction meilleure ». Lessing fonde un tel propos sur son interprétation de l’histoire des religions : ainsi, le concept de Dieu unique apparut, mais imparfaitement, chez le peuple d’Israël qui le reçut par le biais d’une révélation destinée à une nation encore « enfant ». Le Christ, quant à lui, fut l’incarnation du pédagogue par excellence à l’époque de la « jeunesse » de l’humanité : il prêchait de façon toute « pratique » et « qui mérite la confiance ». Naturellement, la christologie lessingienne rejoint en quelque sorte celle de Rousseau : « Le Christ est un maître pratique » et sa religion fut « le choc qui a donné à la raison humaine une nouvelle direction ». Après l’Ancien Testament, le Nouveau Testament représente donc « le second meilleur livre élémentaire du genre humain. »

 Une humanité incarnée

Mais toutes ces révélations sont provisoires et mortelles : « un livre déterminé ne convient qu’à un âge déterminé ». Ainsi, l’humanité n’a « plus besoin de l’Ancien Testament […] de même nous nous habituons progressivement à nous passer du Nouveau Testament ». Lessing espère donc en un temps où l’humanité devenue adulte pourra se passer de toute révélation et vivra d’un « nouvel Évangile éternel » : « Il viendra, il viendra certainement cet âge de la perfection ! » Or, le règne du « nouvel Évangile éternel » en l’avènement duquel il espère n’est pas encore advenu et ce, pour une raison simple : les êtres humains ne se rencontrent jamais en tant que simples êtres humains – ils sont encore, pour la plupart, des êtres situés dans une religion donnée, dans une culture et une éducation. De même, l’histoire le montre, il n’y a pas de pure religion naturelle – il n’en existe que des versions concrètes, incarnées elles aussi et marquées par un contexte historique et culturel mais qui constituent chacune un degré d’évolution vers la religion ultime, la religion naturelle de l’humanité réconciliée. Pour Lessing, les religions positives sont en effet « la forme que la pensée humaine, dans chaque contrée, devait nécessairement prendre et qu’elle continuera à prendre ». L’horizon de Lessing est donc bien celui de l’abandon de la prétention des religions historiques à être la religion absolue, mais atteindre ce but suppose justement de tenir compte de l’être humain tel qu’il se donne encore à voir pour l’instant : comme un être lié à une religion donnée, dès lors perçue comme le seul lieu à partir duquel il peut découvrir la religion naturelle.

 Faire humanité commune en se frottant aux différences religieuses

Comment, dès lors, faire ressortir ce que les religions historiques ont en commun et qui pointe vers la religion naturelle ? C’est ici que Lessing se montre le plus original puisque pour lui, c’est une certaine confrontation des différences, et non l’affirmation du commun, qui permet justement de mettre en évidence ce commun. Dans Ernst et Falk (1778/1780), une série de « dialogues maçonniques », Lessing reconnaît qu’existe une irréductibilité des identités culturelles et religieuses :

Les hommes ne sont [donc] destinés à s’unir que par la séparation ! À conserver leur union uniquement au travers d’une perpétuelle séparation ! C’est ainsi, et il ne peut en être autrement.

Il ne peut par conséquent être souhaité qu’une chose : qu’il puisse exister, dans chaque État, des hommes qui ne succomberaient pas aux préjugés de leur religion de naissance, qui ne croiraient pas qu’est nécessairement bon et vrai en soi, tout ce qu’ils perçoivent comme tel. Sans renoncer à la différence, il faut donc parvenir à distinguer l’essentiel du contextuel afin d’aider l’humanité à retrouver ce qui constitue son unité première et ce, sans céder pour autant à l’illusion d’un genre humain sans différences. Il faut « à distance, provoquer cette émotion en l’homme, encourager son éclosion, déplacer ses racines, sarcler et effeuiller ». Ce à quoi Lessing invite, c’est donc à la rencontre porteuse de sens, à un « frottement » des religions historiques qui se donne pour objectif, à travers la rencontre de l’autre, la découverte de la religion naturelle commune à toute l’humanité. Sa pensée n’aboutit pas seulement à une définition négative de la tolérance (« ne pas faire de mal sans se parler »), mais bien à une vision positive de la rencontre des religions comme moteur de leur propre évolution vers une meilleure intelligence. Il ne s’agit donc pas de réduire les religions à une sorte de morale théorique commune, mais d’enraciner l’action « vertueuse » (de nos jours nous dirions « éthique ») de tout croyant dans l’approfondissement de ce qui fait le cœur de ses convictions.

 La rencontre, par-delà le langage

À cet égard, la scène de Nathan le Sage qui raconte l’adoption de Recha par Nathan est un merveilleux exemple d’application pratique de la façon dont Lessing envisage les choses. Nathan y parle de son expérience du mal absolu : l’assassinat de sa femme et de ses sept fils par les armées chrétiennes. Celle-ci suscite en lui la colère puis un sentiment de résignation devant la volonté de Dieu qui se mue finalement en confiance et en acte avec l’adoption, peu de temps après, d’une enfant (d’origine chrétienne !) – la Recha de la pièce. Au-delà du discours de la raison, au-delà de la confession d’un dogme, Nathan choisit ici l’action qui correspond à sa situation, en dehors de toute référence confessionnelle mais aussi de toute argumentation morale. S’adressant au moine chrétien qui lui avait amené l’enfant dont il devait s’occuper, il lui rappelle :

Ce que vous m’avez dit alors, ce que moi je vous ai dit, je l’ai oublié. Ce que je sais, c’est que j’ai pris l’enfant, l’ai portée sur ma couche, embrassée, je suis tombé à genoux, j’ai sangloté : « Mon Dieu ! Sur sept, voici qu’un m’est rendu ! »

Ce que le récit de Nathan donne ici à sentir, c’est l’enracinement de l’action dans une foi qui dépasse le discours moral : l’action juste trouve sa source dans une conviction indicible, dans un au-delà de la raison et de l’argument qui ne peut susciter que des larmes. En lisant cela, on ne peut naturellement s’empêcher de songer à ce qu’écrivait Luther de la foi et des œuvres :

Un chrétien qui vit dans la foi n’a pas besoin qu’on lui enseigne les bonnes œuvres ; au contraire, ce qui se présente à lui, il l’accomplit et tout cela est bien fait.

En entendant ce récit, le moine réagit encore selon ses principes chrétiens, puisqu’il voit dans la façon d’agir de Nathan un signe de son appartenance au christianisme :

Nathan ! Nathan ! Vous êtes un chrétien – Grand Dieu ! Vous êtes chrétien ! Jamais il n’y eut de meilleur chrétien !

La réponse de Nathan est toute en finesse. Il ne s’extrait pas de sa propre appartenance religieuse puisqu’il annonce voir à son tour en son interlocuteur un juif (délicate façon de lui ouvrir les yeux), mais tout en l’encourageant à laisser de côté cette question d’appartenance pour passer à l’action, en l’occurrence sauver Recha et son frère qui sont en danger à ce moment précis du déroulement la pièce :

Tant mieux pour vous ! Car ce qui me fait chrétien, à vos yeux, fait de vous un juif aux miens ! – Mais ne nous attendrissons pas d’avantage l’un sur l’autre. En ce moment, il faut agir !

 Un enseignement pour aujourd’hui

Il faut bien mesurer le caractère révolutionnaire de l’approche de Lessing, y compris pour aujourd’hui. À ses yeux, la religion naturelle ne peut se dire que dans la différence et l’approfondissement de sa propre identité religieuse au contact des autres religions. On est donc ici à cent lieues d’une vision de la société de laquelle toute référence religieuse serait bannie. Pour Lessing, la société sera apaisée sur le plan religieux quand les religions sauront dialoguer pour rejoindre, ensemble, cette religion naturelle de l’humanité qu’il appelle de ses voeux. Or, cette religion naturelle commune à tous les hommes ne se décrète pas – elle se construit en se vivant et en s’expérimentant, ensemble. On peut donc s’interroger à partir de Lessing sur une lecture de la laïcité qui consisterait à en faire une sorte de religion laïque. Car si la laïcité est appelée à devenir la « religion » de la République en tant que vecteur de valeurs, alors il est probable que cette « confession » des valeurs de la République finisse par s’opposer à d’autres religions qu’elle jugerait contraire à son propre credo. Repenser la laïcité à partir de ce que Lessing nous dit du frottement des religions et de sa vertu dans la perspective de l’apaisement religieux semble donc une tâche plus qu’urgente.

 

À lire l’article de James Woody  « Là où le peuple ne l’attend pas »

Ce dossier s’inspire en partie des conclusions de deux études : Ph. Büttgen, « Confession et migration : l’islam des Lumières », dans : G. E. Lessing, Adam Neuser (1774), éd. Ph. Büttgen, Paris, Demopolis, 2017. A. Lagny, « Introduction » dans : G. E. Lessing, Nathan le Sage/Nathan der Weise, traduction R. Pitrou, présentation A. Lagny, Paris, GF-Flammarion, 1997.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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