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De la distinction des deux Règnes à la Laïcité

 

Le Nouveau Testament distingue l’obéissance aux autorités humaines de celle due à Dieu. Augustin, puis les théologiens du Moyen Âge ont continué à réfléchir sur la distinction et la coordination entre le royaume (ou règne) de l’Évangile, de la foi et de l’Église, d’une part, et celui des autorités civiles et du domaine temporel d’autre part. À l’époque contemporaine on parlera de laïcité, indépendamment de toute considération théologique, pour désigner un espace neutre, non soumis au religieux ou à une communauté religieuse. On peut se demander dans quelle mesure apparaissent dans l’histoire du christianisme des éléments préfigurant l’affirmation de la laïcité.

 La démarche de Luther

Dans une prédication de 1522 sur 1 Pierre 2, 13-17, passage qui traite de la « soumission à toute autorité établie parmi les hommes », il parle de deux règnes : celui de la Parole de Dieu et celui du glaive temporel. Cette distinction revient dans son traité de 1523, De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit, puis plus tard encore. Pour Luther, cette distinction relève de la foi. Le croyant affirme que le Dieu de la révélation chrétienne agit de manière double dans l’histoire humaine. Il le fait dans l’espace de la création, à travers des cadres de vie tels que le mariage et le droit, et aussi par l’intermédiaire d’autorités telles que les autorités civiles. Les atteintes à la création, menacée par Satan et le péché de l’Homme, rendent inévitable une certaine contrainte pour permettre la coexistence voulue par Dieu entre les humains. Et puis il y a une autre manière d’agir de Dieu, celle de la Parole qui, grâce à l’action du Saint-Esprit, transforme les cœurs. C’est le règne spirituel, qui s’exerce uniquement au travers de l’annonce de l’Évangile par les témoins de la communauté chrétienne. Dans ce règne, toute contrainte doit être évitée, car son action concerne la vie intérieure des croyants. Luther souligne la nécessité de « distinguer soigneusement les deux règnes et de les maintenir tous deux. L’un qui rend juste et l’autre qui procure la paix extérieure et s’oppose aux mauvaises actions. Aucun des deux ne saurait se suffire à lui seul dans le monde ».

 Le domaine propre de l’autorité temporelle

Luther l’a décrit de bien des manières dans le cadre d’une théologie de la création et de l’attention portée aux fonctions de l’autorité temporelle qui, dans un cadre fixé par Dieu, doit permettre la vie commune en veillant au droit, mais aussi à la vie économique, à la culture et à la morale. Luther veut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils existent en ce monde de par la volonté et l’ordre de Dieu. Il se base sur Romains 13 et 1 Pierre 2, 13, mais aussi sur des textes de l’Ancien Testament, tels que Genèse 4, 14ss, Genèse 9, 6, et Exode 21, 14 et 23ss.

Le règne temporel, attentif au bien-être des humains, s’exerce par la raison et non en référence à l’Évangile et à la foi. C’est pourquoi Luther pensait que des non chrétiens comme les autorités turques pouvaient parfaitement l’exercer. L’autorité doit être indépendante de l’Église, en particulier de la hiérarchie et notamment du pape. Ce n’est pas au pape qu’il revient de mettre en place un empereur ou de sanctionner son pouvoir. Cette indépendance s’exprime aussi par la mise en place, dans les sociétés gagnées par le message de Luther, d’institutions telles que des tribunaux matrimoniaux, des écoles ainsi que le droit, qui ne relevaient plus des Églises. D’une certaine manière, on peut percevoir dans ces orientations la préfiguration d’un régime de laïcité, même si le terme n’apparaît pas encore.

La foi ne relève pas de l’autorité temporelle

Dans de nombreux passages, Luther évoque les limites de l’autorité temporelle. « Sur l’âme, Dieu ne peut ni ne veut laisser régner personne hormis lui-même. C’est pourquoi, là où le pouvoir temporel a la présomption d’imposer des lois à l’âme, il empiète sur le gouvernement de Dieu et ne fait qu’égarer et corrompre les âmes. » (De l’autorité temporelle…) À l’encontre de toute prétention totalitaire d’une autorité qui voudrait régner sur les consciences et imposer des croyances, Luther souligne l’autonomie de la conscience. « Pas plus qu’un autre ne peut aller à ma place en enfer ou au ciel, il ne peut aussi croire ou ne pas croire à ma place ; et pas plus qu’il n’a le pouvoir de m’ouvrir ou de me fermer le ciel ou l’enfer, il ne peut me presser à croire ou à ne pas croire. » (De l’autorité temporelle…)

Là aussi, un rapprochement peut être fait avec ce qu’on appellera plus tard la laïcité. C’est l’idée que l’autorité politique doit être neutre par rapport aux croyances et par rapport à tout ce qui concerne l’intériorité de la conscience et la transcendance. Une telle approche ouvre le champ au pluralisme confessionnel et à la tolérance. En 1524 encore, confronté à la dissidence de Thomas Müntzer, qui ne s’était pas encore impliqué dans le soulèvement paysan, Luther peut dire, dans une Lettre aux princes de Saxe au sujet de l’esprit séditieux, qu’on « laisse les esprits s’entrechoquer et vider leur querelle ».

Il n’appartient pas aux autorités temporelles de trancher les divergences confessionnelles. « L’hérésie ne pourra jamais être combattue par la force. Il faut en cette matière s’y prendre autrement et il s’agit là d’une querelle et d’une affaire différentes de celles que l’on règle par le glaive. C’est la Parole de Dieu qui doit combattre ici. […] L’hérésie est une affaire d’ordre spirituel ; on ne peut la tailler en pièces par le fer, ni la brûler par le feu ni la noyer dans l’eau. » (De l’autorité temporelle…)

On ne peut certes pas empêcher une communauté religieuse de qualifier d’autres communautés d’ « hérétiques » et d’essayer, par la parole, de les détourner de leurs « erreurs ». Mais cela n’est pas du ressort des autorités temporelles. Là encore s’annonce ce qu’on appellera plus tard la laïcité.

L’autorité temporelle ne doit-elle pas être concernée par le religieux et les communautés religieuses ? En fait, elle devrait intervenir si le message haineux d’un individu ou d’une communauté sème la discorde et trouble la vie commune au sein de la société. C’est ce que Luther reproche à Thomas Müntzer. Point n’est besoin de souligner l’actualité de cette problématique. Aujourd’hui encore, en régime de laïcité, l’État ne peut pas se désintéresser des conséquences sociales voire politiques du religieux et de son expression publique.

Une autre question se pose : le fait que, selon Luther, l’autorité temporelle ne doit pas empiéter sur le plan religieux, c’est-à-dire sur les doctrines et les pratiques d’une communauté religieuse, devrait-il exclure tout soutien de la part des autorités politiques à ces communautés ? Il y a là une différence entre l’époque de Luther et la nôtre. En effet, Luther vivait en régime de chrétienté. Confronté à l’opposition de la papauté, il a fait appel en 1520 aux princes pour réunir un concile. Et, après la guerre des Paysans, faute d’évêques acquis au mouvement évangélique, il demande aux princes et seigneurs, perçus comme des Notbischöfe (« évêques de situations de détresse »), de prendre en main, en collaboration avec les théologiens, l’organisation des Églises protestantes. Dans les deux cas, il avait affaire à des autorités chrétiennes qu’il considérait comme des frères dans la foi. Il sollicite un service qu’il n’aurait pas demandé à des autorités non chrétiennes. Nous vivons dans une autre situation : les autorités civiles ne partagent pas nécessairement la foi chrétienne et le régime de laïcité conduit à séparer l’Église et l’État. On peut néanmoins se demander si la création de lien social par les Églises, leur engagement diaconal, voire leur participation à la quête de sens ne sont pas de nature à justifier des formes de soutien de la part de la puissance publique.

Et l’Église ?

À l’encontre de toute tendance théocratique, Luther ramène l’action de l’Église à la seule parole. Il lui faut renoncer à toute forme de contrainte et de pouvoir pour s’en tenir à l’annonce de l’Évangile, en acceptant la contradiction et l’opposition que cet Évangile suscite nécessairement. C’est dire aussi que ses ministres seront des témoins et des serviteurs et non des maîtres et des seigneurs. Comme « les chrétiens sont des oiseaux rares » et que, par ailleurs, il y aura toujours des divergences de foi dans une société, les Églises et leurs représentants sont tenus d’accepter le pluralisme, tout en rendant témoignage de leur propre foi. En 1526 Luther écrit : « Nous ne tuons ni ne chassons ni ne persécutons les hommes qui enseignent autre chose ou qui créent des sectes, nous les combattons seulement avec la Parole de Dieu ; s’ils s’y opposent, nous les laissons faire et nous nous séparons d’eux, de sorte qu’ils demeurent dans la foi qu’ils veulent avoir ». Mais le fait de distinguer le domaine temporel et le domaine spirituel aurait-il conduit Luther à restreindre la prédication et l’action de l’Église au domaine personnel et à la vie intérieure de ses membres ?

Bien des théologiens luthériens allemands du XIXe siècle le pensaient, ouvrant ainsi la porte à une conception de l’État ayant ses lois propres (Eigengesetzlichkeit) sur lesquelles les Églises n’avaient pas à se prononcer. On peut penser que certains représentants actuels d’une laïcité qu’on pourrait qualifier de fermée partageraient un tel point de vue. Pour ce qui est de Luther, il s’en est pris à certains princes « fous à tel point qu’ils ne pensent qu’à une chose : pouvoir faire [tout ce qu’ils veulent] et commander à leurs sujets tout ce qu’ils veulent. » (De l’autorité temporelle…) Selon Luther, les Églises et les prédicateurs doivent résister à ces prétentions arbitraires comme ils doivent résister à toute sacralisation des pouvoirs et à la volonté de régenter les consciences. Luther était convaincu que les prédicateurs avaient reçu vocation d’adresser la Parole de Dieu, c’est-à- dire la Loi et l’Évangile, aussi aux gouvernants, pour les rappeler à leur devoir et œuvrer ainsi pour le bien public. Luther lui-même n’a cessé de se prononcer sur les diverses institutions de la vie sociale : les écoles, les systèmes commerciaux, le droit et l’autorité politique. Si on veut recourir, à propos de la distinction des deux règnes, au concept de laïcité, il faut préciser qu’il ne peut s’agir, dans la perspective de Luther, que d’une laïcité ouverte, c’est-à-dire d’un espace dans lequel le message de l’Église peut être annoncé librement, y compris dans sa portée pour la vie sociale.

 Luther prisonnier de son temps

Nous avons, pour l’essentiel, cité des passages de Luther tirés d’écrits publiés entre 1520 et 1526. Ils sont d’une singulière modernité. Dès le XVIe siècle, des dissidents ou contestataires tels que les anabaptistes ou un Sébastien Castellion n’ont pas manqué de s’y référer. Mais l’historien est obligé de constater que, au-delà de 1526, Luther n’a plus toujours été fidèle à ses propres principes. Il a certes continué à souligner qu’on ne pouvait contraindre personne à croire. Mais, au sein de l’Église territoriale, il a porté un nouveau regard sur les dissidents et sur l’attitude à adopter à leur égard. Il a accusé les anabaptistes de sédition puisqu’ils contestaient l’autorité temporelle, méritant ainsi d’être réprimés. Il a rejeté ceux qui enseignaient en opposition à un article de la foi « universellement reconnu par toute la chrétienté » et a invité les autorités à châtier ces blasphémateurs. Il a vilipendé ceux qui se mettaient à prêcher sans y avoir été appelés. Enfin il a défendu l’idée qu’en un territoire donné ne devait s’exercer qu’un seul type de prédication. Les dissidents devaient être expulsés ou limiter leurs réunions au domaine privé. Ce faisant, Luther retombait en quelque sorte dans le corpus christianum du Moyen Âge. Ici s’arrête la modernité de Luther, si évidente dans bien d’autres domaines.

 Bibliographie sommaire

Martin Luther, « L’autorité temporelle », dans : Luther, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2017. Marc Lienhard, Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 245-254 ; du même, Luther, ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 399-413 ; p. 496-502. Du même, « Luther et la tolérance », Revue française d’histoire des idées politiques 45 (2017), p. 49-62.

 

À lire l’article de Philippe Gaudin  » Une nouvelle irruption des religions » et l’article de Michel Miaille « La Laïcité : penser « en même temps »
l’histoire, le droit et la politique ».

 

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À propos Marc Lienhard

pasteur, théologien et historien, a enseigné l’histoire du christianisme moderne et contemporain à la Faculté de théologie de Strasbourg durant de nombreuses années. Spécialiste mondialement reconnu de Luther, il est l’auteur de nombreuses monographies à son sujet et l’éditeur, avec Matthieu Arnold, des œuvres du Réformateur dans la Bibliothèque de la Pléiade.

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