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La Laïcité : penser « en même temps » l’histoire, le droit et la politique

 

Le seul mot de laïcité ouvre de nombreux espaces, très différents, renvoyant à des univers spécifiques : on est spontanément orienté vers un concept philosophique, quelquefois dégradé en notion idéologique ; mais ce peut être un projet politique ou un principe juridique. Il n’est pas étonnant alors que des discussions sans fin se développent, chacun restant dans son univers, ce qui expliquerait la multiplicité des débats tenus sur la laïcité et la relative pauvreté des conclusions qu’elles devraient entraîner. On s’efforcera ici de baliser trois propositions.

La laïcité comme rupture

D’abord, contrairement à une idée reçue, la laïcité n’est pas une idée ancienne. Il faut se défaire d’une vision « continuiste » et relativement optimiste, selon laquelle la laïcité aurait, à la manière de l’Esprit de Hegel, cheminé lentement pour émerger enfin. Au contraire, il faut considérer les ruptures que cette idée a dû engendrer pour rendre possible, un jour, un régime laïque. Il faut rappeler que « gouvernement » est un mot à l’origine religieuse : il renvoie au « gubernator », celui qui tient le gouvernail pour amener les âmes au salut – c’est le rôle de l’évêque d’abord, puis du prince. Il n’est pas possible d’abandonner la barre au risque de la damnation de tous.

Il faudra longtemps pour que l’on accepte que certains « se trompent », et qu’on l’on prenne le parti de les laisser libres, au moins un temps. C’est encore la logique de l’Édit de Nantes (1598) et a fortiori de l’Édit de Tolérance (1787). Il faut attendre 1789 pour que Rabaut Saint-Étienne fasse voter l’article 10 de la grande déclaration : « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses… ». Au-delà de la logique binaire

 Au-delà de la logique binaire

Ensuite, la laïcité contrairement à de fréquentes affirmations n’est pas une idée simple : elle est un concept complexe car il doit permettre de penser non seulement l’individuel et le collectif, mais surtout de donner sens à des situations extrêmement différentes par leur nature et qui, de surcroît, évoluent nécessairement. Bien souvent, beaucoup s’en tiennent à une doxa selon laquelle il suffirait d’affirmer la liberté de l’individu puis la neutralité de l’État. Mais tout n’entre pas dans ce diptyque invoqué pour répondre à tout. C’est qu’en effet, la société est un organisme complexe.

L’image la plus répandue du système français est celle d’une division des deux sphères, publique et privée, découpant un espace public neutre ou laïque et un espace privé livré aux choix personnels. L’image est pourtant très loin de la réalité concrète et suscite des incompréhensions. Ainsi, dans l’espace du service public (hôpital, école, mairie etc.), l’agent public est obligatoirement neutre, laïc et interdit de toute expression personnelle idéologique sous peine de sanction ; dans le même espace, l’usager, voire le client d’un service public économique (La Poste, les chemins de fer, etc.) est libre de manifester toute expression de croyance, pourvu qu’il ne trouble pas le fonctionnement du service. Ainsi, à l’école, si les maîtres et les élèves (parce qu’ils sont mineurs) sont obligatoirement laïcs, les parents, même siégeant en conseil d’école, ne sont pas soumis à la neutralité laïque et peuvent revêtir costumes et signes religieux librement. Ou encore, le cas, souvent cité de manière erronée, de l’hôpital public dans lequel le malade exige un praticien de son sexe ; il ne fait qu’exercer une liberté fondamentale, celle du choix de son médecin, sans que cela ait rien à voir nécessairement avec des convictions religieuses.

A fortiori, lorsqu’il s’agit de l’espace privé (la famille, l’association, l’entreprise), la liberté est de principe et le chef d’entreprise ne peut, sans précaution, limiter les libertés d’expression de son personnel et « laïciser » son entreprise. Le code du travail, comme l’affaire de la crèche Baby Loup l’a montré, trace les limites du pouvoir de l’entrepreneur, ce que la loi El Khomri et la jurisprudence européenne ont confirmé. Dans le même ordre d’idée, « l’ordre public » mobilisé pour limiter l’expression des convictions et des pratiques, ne peut être invoqué que concrètement, en fonction des circonstances et non au nom d’un impératif souverain. Les processions et les sonneries de cloches, les prières et les rassemblements publics sont a priori protégés sauf si, dans tel lieu et à tel moment, il apparaît que cette liberté serait nuisible à la liberté des autres. On ne peut donc invoquer « l’ordre public » comme un principe souverain pour empêcher l’exercice de la liberté : l’annulation des arrêtés « burkini » l’a montré.

La notion même « d’ordre public » comme limite à l’expression des convictions reste sans définition précise, pour pouvoir varier au gré des lieux et des temps, afin de coller au plus près des réalités. Cette complexité dont le droit rend compte, est malheureusement souvent occultée par des discours idéologiques réducteurs au détriment de la richesse et de la profondeur du principe de laïcité. Il faut toujours revenir à la logique première de la loi sur la laïcité : son principe est la liberté, individuelle et collective, secrète et sociale à la fois, tempérée, comme pour toutes les libertés, par le respect de la paix sociale protégée par l’ordre public.

 Organiser le débat pour gérer la complexité

Enfin, la laïcité rencontre aujourd’hui une situation inattendue. Alors que l’optimisme rationaliste et émancipateur du XIXe siècle semblait devoir se réaliser dans une mise à distance des religions, celles-ci de manière non préparée font leur retour, et dans des conditions quelquefois dramatiques. Mais ce qui change, c’est moins cet usage, finalement ancien, de convictions religieuses, que la revendication dans un monde multiple, d’expressions de pratiques fortes.

Car, ce qui est advenu, ce ne sont pas de grandes controverses théologiques et des débats, mais le retour de pratiques sociales multiples que l’on avait presque oubliées. En effet, c’est moins la pureté du discours qui s’impose que la régularité de gestes et de comportements quotidiens. S’habiller d’une certaine manière, retrouver des pratiques alimentaires licites, respecter des temporalités sacrées sont autant de marques du religieux. C’est bien la « praxis » et non l’argument philosophique qui prend la place dans une société où désormais se côtoient les rituels : autant d’occasions qui sont vite dénoncées comme des provocations. Et pourtant, chacun a le droit de se vêtir comme il le veut (sauf à se dissimuler), de manger ce qu’il veut (sans l’imposer aux autres), de trouver la place pour ses rituels (en respectant ses engagements, par exemple sur le lieu de travail).

Cette situation surprend, évidemment, parce qu’elle s’appuie sur des traditions souvent reconstituées, quand elles ne sont pas inventées, et concernent plus une affirmation dans le champ social qu’un exercice de piété. Cette situation a renforcé les revendications multiples de ceux qui prônent la supériorité des lois religieuses sur les lois de la République, au mépris des libertés démocratiquement établies (du mariage pour tous au choix de fin de vie). En retour, cette conjoncture encourage des projets de contrainte pour empêcher des expressions jugées insupportables. C’est donc un déplacement sur le terrain ouvertement idéologique peu sensible aux nuances et aux compromis qui s’opère, ajoutant la confusion et l’oubli des principes fondamentaux de la démocratie.

 La laïcité ne peut donc être réduite à un principe juridique, objet de réglementations et de décisions de justice : elle doit être moteur de l’enseignement, objet de recherches et sujet de débats politiques, mais aussi expression de pratiques sociales « sur le terrain » qui montrent la capacité d’une société à trouver des solutions préservant les convictions et la paix sociale. C’est pourquoi il faut sans cesse essayer de penser « en même temps » la logique de l’histoire, la clarté des principes de droit et la créativité des pratiques sociales.

Il y a lieu, au moment de conclure, de prolonger et d’élargir la perspective. En effet, l’attention se focalise, et c’est normal, sur les questions de manifestation proprement religieuse des convictions, dans la société contemporaine. Mais ce serait oublier une autre perspective, souvent traitée à part : celle ouverte par des textes, quelquefois récents, et dont on oublie qu’ils appartiennent, eux aussi, au domaine de la liberté laïque. Ce sont toutes les avancées en matière de vie sociale et de choix éthique : le droit de choisir un conjoint du même sexe, le droit au mariage homosexuel, le droit à pouvoir procréer, sous certaines conditions, le droit à pouvoir adopter, le droit de décider de sa fin de vie, et de donner des directives en ce sens. Dans tous ces cas, la conscience libre s’impose et s’oppose aux pratiques ancestrales qui réputaient ces décisions impossibles, voire inadmissibles. Et l’argument « maître » était toujours que ces décisions étaient « contre Nature », et plus même, interdites par la loi de Dieu. L’opposition à cette extension de la liberté a réuni, toujours, les représentants les plus archaïques de systèmes religieux érigés en codes de morale immuable. De pamphlets en manifs, d’intimidations en défis arrogants, on a vu revenir des interdits qu’on croyait enterrés avec leur lot de violences.

C’est certainement cette situation qui nous provoque à défendre la laïcité, comme règle de liberté, sur des terrains nouveaux, qui nécessitent de nouvelles mobilisations : comme le « bonheur » de Saint Just, la laïcité est décidément une idée neuve en Europe !

 

 À lire l’article de Philippe Gaudin  » Une nouvelle irruption des religions  » et l’article de Marc Lienhard «  De la distinction des deux Règnes à la Laïcité « 

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À propos Michel Miaille

Professeur honoraire à la Faculté de Droit et Science Politique de l’Université de Montpellier, fondateur du Mouvement Critique du Droit, il préside de nombreuses associations culturelles : la Ligue de l’Enseignement 34, Montpellier-Danse, l’Agora des Savoirs de Montpellier.

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