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La liberté a plusieurs visages

 

Il est à mon sens partiellement exact, ou du moins réducteur, d’affirmer que les théologies dites « libérales » sont apparues en raison d’un élan de liberté. Je m’interroge donc, dans cet article, sur la pertinence de nommer « libérales » ces théologies apparues en Occident à partir du début du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Marqué par le courant évolutionniste, je suis porté à considérer ces théologies comme des tentatives d’adapter le christianisme à l’évolution de la société moderne, afin d’éviter que la foi chrétienne ne soit jugée arriérée. Plutôt que de théologies libérales, il me semblerait plus approprié de parler de théologies adaptatives ou évolutives.

Ces théologies novatrices sont nées de la volonté de certains défenseurs du christianisme de répondre aux critiques de plus en plus acerbes que les esprits scientifiques adressaient à la religion chrétienne. Par conviction, mais aussi parfois par contrainte, afin d’éviter que leur théologie ne perde tout crédit, les théologiens « libéraux » ont tenté de reformuler, d’interpréter, voire de transformer le message de l’Évangile afin de le rendre plus acceptable dans le monde académique et dans l’opinion publique.

Parmi les éléments nécessitant d’être épurés figuraient les croyances à l’enfer, aux démons et aux phénomènes surnaturels, tandis que d’autres doctrines, telles que la divinité de Jésus ou la création divine, devaient être sérieusement reconsidérées. En activant ces réformes, les théologiens libéraux se sont mis à dos les tenants plus conservateurs des Églises. On peut en conclure que le libéralisme théologique a usé de liberté vis-à-vis de la tradition dans un but apologétique, afin de défendre la valeur de la foi chrétienne en la libérant de ses éléments inacceptables. La dénomination « libérale », pertinente dans ce sens, est donc liée à l’histoire de cette émancipation du carcan de la tradition.

 Opinions contraires à la tradition

Les théologies libérales posent une question qui concerne en fait tous les courants théologiques : comment et jusqu’à quel point nous faut-il reformuler ou transformer le message de l’Évangile afin de le rendre culturellement plus acceptable ? À trop l’adapter, ne risque-t-on pas de l’affadir, de le détourner de ses fins et d’y être infidèles ? Au XIXe siècle, le libéralisme a donné lieu à des débats passionnés, jusqu’à susciter des licenciements au sein des facultés de théologie.

Il est difficile d’établir si ce sont les théologiens progressistes eux-mêmes, ou au contraire leurs détracteurs, qui ont répandu cette habitude d’appeler leur théologie « libérale », c’est-à-dire ouverte à relativiser les croyances héritées, voire résolue à les remettre en cause. Cette façon de percevoir les théologiens libéraux leur a donné la réputation d’être les « babas cool » de la théologie chrétienne. Or, cette image ne leur correspond pas entièrement. Les théologiens libéraux sont souvent aussi fermement attachés à leurs convictions que leurs opposants. Dans la mesure où ils affirment des idées profilées, on peut se demander si ces théologiens sont vraiment plus « libéraux » que les autres.

 Les libéraux ne sont pas agnostiques

Mon propos pourra surprendre. Afin de l’illustrer, je choisis sciemment un point de doctrine qui soulève parfois des débats passionnés. Alors que la théologie traditionnelle affirme la toute-puissance de Dieu et son abaissement en Jésus-Christ, les théologies libérales contestent ou transforment souvent ce point de vue et affirment que Dieu possède une puissance réelle mais limitée. Selon la théologie du Process, une théologie d’origine anglo-saxonne qui appartient à la mouvance libérale, Dieu est capable de combattre le mal dans le monde au travers de l’influence de sa Parole sur les humains, mais il n’est pas en mesure de vaincre entièrement le mal.

Il n’est pas question, dans cet article, d’entrer dans ce débat. Je souhaite simplement montrer que les théologies libérales ne sont pas moins précises dans leurs affirmations doctrinales que les théologies traditionnelles. Elles affirment des positions originales, parfois révolutionnaires et provocantes, et c’est leur droit. Il s’agit donc de distinguer les théologiens libéraux des penseurs agnostiques. Alors que les premiers affirment des convictions théologiques (Dieu possède une puissance limitée) les seconds prétendent tout ignorer de Dieu (son existence, sa puissance et sa volonté).

 La liberté est le nœud de la question

Encore une fois, mon objectif consiste à analyser précisément les raisons et le bien-fondé de qualifier certaines théologies de « libérales » et d’autres non. Je pose donc la question suivante : en quoi est-il libéral d’affirmer que « Dieu possède une puissance limitée » et en quoi n’est-il pas libéral d’affirmer que « Dieu est tout-puissant » ? À première vue, je ne vois aucune raison d’établir un tel classement.

En appliquant la méthode de l’antilogie des sophistes grecs, il est facile de montrer que chacune de ces affirmations peut être jugée soit libérale soit non libérale. Dans un sens, il est plus libéral d’affirmer que Dieu est tout-puissant, car cela lui confère plus de liberté pour libérer l’homme du mal. Inversement, on peut objecter qu’un Dieu tout-puissant devrait mettre fin au mal. Or s’il ne le fait pas, c’est que sa puissance est limitée.

J’en conclus qu’il n’est pas simple de définir si une théologie est libérale ou si elle ne l’est pas. Moins simple en tout cas que ne le pensent souvent les théologiens libéraux et leurs détracteurs. La question de la liberté est un nœud de l’existence humaine qu’aucun philosophe ou théologien ne parviendra jamais à démêler parfaitement. Peut-être est-ce Dieu lui-même qui a voulu que nous ne sachions pas exactement ce qu’est la liberté. Cela nous prive du droit de juger notre prochain.

 Une diversité native

Si les théologiens libéraux étaient d’accord entre eux, il y aurait encore quelque espoir (quoiqu’il faille en douter) de clarifier ce qui distingue les théologies dites « libérales » des autres théologies. Or, dès les origines du libéralisme, deux grands courants se sont ramifiés en de multiples orientations. Le premier, à la suite d’Emmanuel Kant (1724-1804), est marqué par le rationalisme. Pour y voir clair dans le fatras des doctrines religieuses, Kant réduit la foi chrétienne à trois principes fondamentaux qu’il estime rationnels : le projet de la paix sur terre, la liberté de vivre moralement et l’espérance de la vie éternelle. Tout le reste, y compris la vie de Jésus, est à ses yeux un récit folklorique destiné à éduquer religieusement les ignorants.

Le second courant, à la suite de Friedrich D. E. Schleiermacher (1768-1834), s’inscrit dans l’esprit du romantisme et considère la foi comme un sentiment de dépendance vis-à-vis de l’Infini. Toutes les religions sont relatives et évoluent au cours de l’histoire humaine. Elles se résument à cette unique doctrine : l’homme dépend d’un Absolu qui le dépasse. Épilogue

Mon analyse me conduit à penser que si la frontière entre les théologies libérales et celles qui ne le sont pas n’est pas facile à établir, les théologiens libéraux sont appelés à reconnaître qu’il existe de la liberté aussi dans les théologies qui ne portent pas l’étiquette « libérale ». Il nous faut donc veiller, en tant que théologiens « libéraux », à ce que cet adjectif ne soit pas utilisé pour exclure celles et ceux qui ne partagent pas nos points de vue.

 

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À propos Gilles Bourquin

étudie la théologie protestante à Neuchâtel puis exerce le ministère pastoral en Suisse dans les cantons de Neuchâtel, Jura et Berne actuellement. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la théologie de la spiritualité, publiée chez Labor et Fidès, et a exercé durant 6 ans des fonctions de journaliste et corédacteur en chef aux journaux d’église La Vie Protestante NeBeJu puis Réformés romand.

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