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La terre plate au Moyen Âge, un cas d’école

 

Les idées fausses au sujet du Moyen Âge sont aussi nombreuses que profondément enracinées dans l’imaginaire collectif. La plupart de nos concitoyens, quels que soient leur âge, leur milieu social et leur niveau d’éducation, sont en toute bonne foi persuadés que les hommes du Moyen Âge possédaient une hygiène déplorable, confondaient astronomie et astrologie, croyaient que la terre était plate, ignoraient à peu près tout du corps humain en raison de l’interdiction de la dissection et brûlaient les sorcières comme on arrache une mauvaise herbe. Parmi ces mythes, ceux qui concernent les rapports de la science et de l’Église sont sans doute les plus pérennes et les mieux partagés, et celui de la terre plate constitue un cas d’école pour illustrer la force des idées reçues.

Le Moyen Âge chrétien et la science

Aussi surprenant en effet que cela puisse paraître à tous ceux qui ont appris à l’école qu’« au Moyen Âge, on croyait que la terre était plate », l’Église d’Occident (contrairement à certains textes de celle d’Orient) n’a jamais défendu l’idée d’une terre plate. Si une grande partie du savoir astronomique hérité des Grecs a été perdue, l’idée de la sphéricité n’a jamais disparu : elle fut recueillie par l’évêque Isidore de Séville, qui, au tout début du VIIe siècle, sauva les connaissances astronomiques, météorologiques, zoologiques, botaniques… héritées des Anciens dans un traité intitulé, sur le modèle antique, De natura rerum.

Les textes scientifiques des siècles suivants réaffirment sans aucune hésitation la sphéricité terrestre. Ils sont tous écrits par des clercs : le De natura rerum du bénédictin Bède le Vénérable (VIIIe s.), le De rerum naturis ou De universo du bénédictin Raban Maur (IXe s.), l’Imago Mundi du théologien Honorius Augustodunensis (XIe s.), puis les grandes encyclopédies latines du XIIIe s., celles du dominicain Vincent de Beauvais, du chanoine Thomas de Cantimpré ou du franciscain Barthélémy l’Anglais compilent et augmentent peu à peu le savoir scientifique, que l’on commence à écrire en vernaculaire. Le dominicain Albert le Grand est sans doute celui qui produisit l’œuvre scientifique la plus importante et contribua fortement à l’introduction des savoirs aristotéliciens, traduits de l’arabe, dans la jeune université médiévale.

Une terre sphérique depuis l’Antiquité

Si, dans une société chrétienne et sous la plume de savants qui sont d’abord des clercs, une trop grande curiosité reste condamnable, si la science ne doit pas prétendre à la connaissance de Dieu, si la description de la nature conduit à la louange du Créateur et si le retour d’Aristote ne se fait pas sans heurts et sans aménagements, la certitude du rôle divin n’empêche pas ces hommes de foi d’enquêter sur la réalité du monde visible en s’appuyant sur l’expérience et la raison. Et s’il y eut des débats entre science et foi, ils ne concernèrent pas la sphéricité terrestre, admise depuis Platon et Aristote. Celle-ci n’est jamais discutée et on l’enseigne officiellement lorsque naît l’université.

On peut s’en convaincre en feuilletant le premier manuel d’astronomie, rédigé au tout début du XIIIe siècle par un moine anglais, professeur de mathématiques à Paris, Jean de Sacrobosco. Il porte un titre clair : Sphæra Mundi (La sphère du monde). L’un des premiers chapitres s’intitule de manière non moins limpide : « Quod terra sit rotunda » et précise qu’il est « évident » que la terre est ronde (« quod terra sit rotunda sic patet »), proposant une démonstration de la sphéricité par l’expérience, en particulier l’observation de l’ombre de la terre durant les éclipses.

Ce petit manuel a été utilisé dans toutes les universités européennes jusqu’au début du XVIIe siècle, imprimé à d’incalculables reprises à partir de 1472 et maintes fois commenté, jusqu’au très ample commentaire du mathématicien jésuite Christoph Clavius (†1612). Dans l’enseignement, il a été promu à la Renaissance aussi bien par l’humaniste Jacques Lefèvre d’Étaples que, dans le cadre des universités réformées, par Melanchthon. Il était donc, bien avant qu’internet n’en rende l’accès très simple grâce à la numérisation, aisément disponible dans les bibliothèques patrimoniales de tous les pays, et les historiens des sciences savent depuis longtemps que la croyance médiévale en la terre plate est un mythe.

De l’origine du mythe…

Le point réellement étonnant de cette affaire est donc la longévité et la solidité de ce mythe, qui résiste à tous les démentis scientifiquement fondés. La réponse tient sans doute à un entremêlement complexe de causes différentes, qui se sont additionnées les unes aux autres sans être jamais corrigées. Le mythe d’un Moyen Âge obscur, d’abord, n’est pas récent. On le doit aux premiers humanistes, qui construisirent ce qu’ils appelaient la renovatio ou la restitutio (et non la renaissance) des belles et bonnes lettres sur la rupture avec un Moyen Âge accusé d’avoir été une ère d’oubli et d’ignorance, le temps de la « barbarie des Goths », dit Rabelais, dont les moqueries à l’encontre des docteurs « sorbonicoles » et de la scolastique ont laissé une trace profonde dans la culture commune.

On a sans doute accordé trop de crédit aux imprécations des humanistes contre leurs prédécesseurs, oubliant à la fois la part de mauvaise foi d’un mouvement de jeunes érudits qui se dressaient contre la tradition, et la nature exacte de ce dernier, qui reprochait d’abord aux médiévaux leur indifférence à la philologie, discipline fondatrice de l’humanisme. Leurs critiques contre l’enseignement scolastique ou sa supposée sclérose auraient mérité d’être plus tôt considérées avec un peu de méfiance. Mais jamais, même dans leurs plus piquants sarcasmes, les hommes de la Renaissance n’ont prétendu que les médiévaux croyaient la terre plate.

C’est probablement le XVIIIe siècle qui a greffé le mythe de la terre plate sur celui de l’obscurantisme médiéval et l’a noué avec la question religieuse. Le procès de Galilée, le durcissement post-tridentin, la repriseen main des consciences (c’est entre Montaigne et Descartes que l’on brûle les sorcières, bien plus qu’au Moyen Âge) et l’évolution parallèle des connaissances scientifiques ont en effet creusé un fossé toujours plus profond, à la fois réel et fantasmé, entre science, liberté et religion.

L’affaire Galilée, en particulier, joua un rôle crucial : la postérité fit de la condamnation de 1633 le symbole d’une opposition pour ainsi dire congénitale de l’Église à la science, alors qu’Urbain VIII avait longtemps protégé Galilée, et que le procès fut probablement le fruit complexe de manœuvres des Dominicains et d’un revirement du Pape pour des raisons de renversement d’alliances politiques entre la France et l’Espagne. Galilée, par ailleurs, menaçait aussi les hiérarchies universitaires. Quoi qu’il en soit, il fut condamné à la réclusion dans sa propre demeure (et non au bûcher) pour avoir défendu l’héliocentrisme et le mouvement de la terre, pas sa sphéricité.

… à son enracinement

Pour en revenir au mythe de la terre plate, ajoutons que la traduction de certains textes orientaux, en particulier La topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès au début du XVIIIe siècle, favorisa l’idée que ce type de représentations avait été défendu par l’Église d’Occident. La plume efficace de Voltaire, qui s’empare de tout ce qui peut lui permettre de nourrir ses attaques contre l’Église en la faisant passer pour ignorante et stupide, est très certainement le ressort essentiel qui explique le succès du mythe.

Il est repris sans distance critique par un XIXe siècle qui exalte ou condamne, selon les cas, un Moyen Âge qui est toujours de pacotille, et il est amplifié à l’occasion d’oppositions bien réelles entre science et religion, par exemple au sujet des théories de l’évolution, dans un contexte de laïcisation et d’émancipation sociale croissantes. Il est également attisé par des querelles plus intestines, telles les attaques en règle menées par le protestantisme anglais puis américain contre l’Église romaine. En dépit de la chronologie et de l’évidence, ainsi, on fit de la terre plate le symbole d’un obscurantisme propre à la fois à l’Église et au Moyen Âge, mais il n’y a pas plus de terre plate que d’interdiction de la dissection.

Il est ainsi tout à fait réel que l’Église s’est à plusieurs reprises, au cours de son histoire, mêlée de la science. Ces débats, cependant, ne relèvent pas d’une opposition de principe à la connaissance scientifique. Ils eurent lieu ponctuellement, quand la science touchait à des points de dogme comme la non-éternité du monde, la révélation universelle, le statut de l’homme ou l’eucharistie. La sphéricité de la terre n’en faisait pas partie. La position de l’Église, par ailleurs, ne fut jamais monolithique et a, comme tout, varié dans le temps. Le De revolutionibus orbium coelestium de Copernic n’a pas été mal reçu à sa parution en 1543, au contraire, il n’a été mis à l’index que 90 ans plus tard, en raison du procès Galilée.

Il faut certainement faire une sorte d’effort anthropologique pour comprendre que science et foi aient pu cohabiter, d’une manière qui nous est devenue étrangère, dans la vie ordinaire des hommes du Moyen Âge et de la Renaissance. Pour en prendre un tout autre exemple : jusqu’au XVIIe ou au XVIIIe siècle, la pratique de la prière ou l’organisation de processions étaient recommandées pour conjurer la peste, que l’on ne savait pas soigner. Mais cela n’empêchait pas, au contraire, que la médecine tente par tous les moyens de progresser dans la compréhension rationnelle de la maladie. L’Église n’interdisait pas aux médecins de chercher à sauver des vies, les médecins n’hésitaient pas à recommander la prière quand leurs recettes restaient sans effet, et le tout, potions et prières, se retrouvaient dans les mêmes ouvrages.

Violaine Giacomotto-Charra a coécrit avec Sylvie Nony La terre plate. Généalogie d’une idée fausse, aux éditions Les Belles Lettres, (2021).

 

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À propos Violaine Giacomotto-Charra

est professeur titulaire à l’Université Bordeaux Montaigne. Spécialiste de l’écriture des savoirs scientifiques à la Renaissance, elle enseigne la littérature et l’histoire des sciences de cette période.

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