Le sentiment de pure dépendance
Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher
(1768-1834)
Le caractère commun à toutes les émotions pieuses, donc l’essence de la religion, est le fait que nous sommes conscients du statut de pure dépendance de notre moi, c’est-à-dire que nous nous sentons dépendre de Dieu. […]
Tandis que nous prenons conscience de nous-mêmes tels que nous sommes par l’entremise de quelque chose de déterminé et qu’à cette occasion nous pensons à la coexistence en nous-mêmes de la réceptivité et de l’activité, ou bien le sentiment reste complètement semblable à lui-même durant tout le processus ou lors de chaque retour de la même relation, et la conscience que nous avons de nous-mêmes indique alors qu’il s’agit d’une relation de dépendance. Ou bien le sentiment tourne en un sursaut de réaction, que cette dernière soit une opposition à ce qui est déterminé ou une volonté de l’influencer, et ce sursaut trahit une relation d’opposition ou de réciprocité. Cette différence n’est cependant pas une sorte d’ajout apparaissant sur le tard ; elle est au contraire présente dans le sentiment même puisqu’un sentiment engendrant une réaction prend d’entrée de jeu une forme différente sans cesser pour autant d’être un pur sentiment comme chacun peut aisément s’en rendre compte lors de toute sensation donnant lieu à un affect. Il y a un présupposé dont on ne saurait disconvenir : le sentiment pieux est toujours un pur sentiment de dépendance, dans toutes ses si diverses configurations, et ne peut jamais désigner une relation d’interactions. […]
Ce n’est pas ici le lieu de décider ce qui, de l’idée de Dieu ou du sentiment de Dieu contenu dans les émotions pieuses, est le plus ancien. Nous ne sommes simplement pas obligés de présupposer que cette idée aurait une autre provenance. À supposer que rien d’autre ne soit donné que les émotions pieuses, alors si la réflexion mise en forme par la pensée est suffisamment développée, l’effort pour élaborer l’idée de Dieu proviendrait de la méditation sur ces émotions. Et le concept qui s’élabore sur ce chemin est également le seul auquel nous aurions désormais affaire. À ce caractère de pure dépendance est aussi lié le fait que ce dont nous nous sentons dépendants dans les émotions pieuses ne peut jamais nous être donné comme faisant face de manière extérieure. […]
Car la piété ne se manifeste justement que lorsque l’individu se considère comme une partie de la totalité du monde et se sent également dépendant de Dieu après avoir intégré dans sa conscience de soi l’unité de tout ce qui est fini. »
La cohérence de la foi chrétienne, traduction Bernard Reymond, Genève, Labor et Fides, 2018, pp.74-79
La foi chrétienne est un acte moral
Auguste Sabatier
(1839-1901)
La foi chrétienne n’est pas une croyance. Bien qu’elle n’aille jamais sans quelque élément intellectuel, ce n’est pas un acte intellectuel. C’est un acte moral, qui porte en lui-même, comme tous les actes moraux, sa propre légitimation et sa suffisante garantie. C’est ce que les croyants appellent le témoignage du Saint-Esprit, et ce qui leur donne une si ferme assurance. La certitude de la foi n’est jamais fondée sur autorités humaines, démonstrations logiques ou historiques ; elle doit être et elle est réellement, comme dit Calvin, prise de plus haut : elle vient de Dieu même. Or cette foi expérimentale de l’Évangile de Jésus-Christ, que la prédication la plus imparfaite, le témoignage le plus infirme, humainement parlant, du plus ignorant des chrétiens, crée en nous, produit une conscience religieuse identique à Jésus ; elle nous donne le sentiment de notre réconciliation intérieure avec Dieu et de notre filialité divine. Ainsi la conscience morale et religieuse de Jésus se répète, se continue, se propage, reste actuellement présente et vivante dans chaque génération chrétienne, indépendamment de la critique, qui peut poursuivre en paix sans travaux sans courir jamais le risque de l’atteindre. La foi ainsi entendue n’a rien à craindre de la critique historique : elle est d’un autre ordre. C’est ici le point capital et décisif où se séparent deux conceptions du christianisme, deux théologies. Il y a, d’une part, la théologie traditionnelle, l’orthodoxie plus ou moins mitigée, qui représente une conception dualiste du christianisme : l’Évangile du salut consistant dans une série de croyances historiques ou dogmatiques, plus la foi vivante du cœur. On n’est plus sauvé par la foi seule, mais par la foi et les croyances vraies, tout comme dans le catholicisme on est sauvé par la foi et les bonnes œuvres. En face de cette conception dualiste et catholique, il y a la conception moniste, organique, intérieure, du salut par la foi seule produite par la simple prédication de l’Évangile du Christ et scellée dans le cœur par le Saint-Esprit. C’est celle de Luther, de Calvin, de l’apôtre Paul, et surtout, c’est celle du Maître. Voilà le fond essentiel du christianisme, qui, pour se faire accepter et être garanti, n’a besoin d’aucune autorité extérieure, ni celle d’un sacerdoce, ni celle d’un livre, ni celle de la science. Science, livre, ministère ecclésiastique, sacrements, sont pour la foi des moyens de grâce, dont elle use et pour lesquels elle remercie Dieu ; mais ces moyens lui appartiennent, elle ne leur appartient pas. Sentez-vous comment, l’unité organique du christianisme étant retrouvée, le système se reconstruit entier dans l’ordre et la subordination réciproque de toutes ses parties ? En même temps, se retrouvant intérieurement affranchie et pacifiée, l’âme chrétienne retrouve l’harmonie de ses facultés, jusque-là en lutte les unes avec les autres. L’intelligence n’est plus en guerre avec la conscience, la raison avec la foi, l’activité scientifique avec l’activité pratique. Mais toutes travaillent en pleine liberté, dans le sentiment d’une absolue consécration à l’œuvre que Dieu poursuit par l’énergie de son Esprit en nous et dans l’univers.
Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Paris, Berger-Levrault, 1956, pp.318-319
L’âme et Dieu, Dieu et l’âme
Adolf von Harnack
(1851-1930
L’Évangile est contenu de façon exhaustive dans les traits que nous avons indiqués […] et rien d’étranger ne doit s’y introduire : Dieu et l’âme, l’âme et son Dieu. Jésus n’a laissé aucun doute sur ce point : on peut trouver Dieu dans la Loi et les Prophètes. « On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien et ce que ton Dieu exige de toi. C’est que tu gardes la parole de Dieu, que tu pratiques l’amour et que tu sois humble devant ton Dieu. » Le péager au temple, la veuve devant le tronc, le fils prodigue, voilà ses paradigmes ; toutes ces personnes ne savent rien d’une « christologie », et pourtant le péager a acquis l’humilité qui trouve sa suite dans la justification. Qui tord le sens des textes pour y chercher des interprétations sophistiquées porte atteinte à la simplicité et à la grandeur de la prédication de Jésus sur l’un de ses points essentiels. Prétendre que, telle que Jésus la comprenait, toute sa prédication est quelque chose de seulement provisoire, que tout en elle doit être compris autrement après sa mort et sa résurrection et que quelques aspects doivent même être pour ainsi dire éliminés comme non valables, c’est une hypothèse désespérée. Non – cette prédication est plus simple que les Églises ne veulent bien l’admettre, plus simple, mais pour cette raison aussi plus universelle et plus sérieuse. On ne peut pas lui échapper en prétextant : je ne comprends rien à la « christologie », cette prédication n’est donc pas pour moi. Jésus a mis les hommes face aux grandes questions, il a promis la grâce et la miséricorde de Dieu et exigé une décision : Dieu ou Mammon, la vie éternelle ou la vie terrestre, l’âme ou le corps, l’humilité ou la justice propre, l’amour ou l’égoïsme, la vérité ou le mensonge. Dans le cercle que forment ces questions, tout est compris ; chacun doit entendre la joyeuse nouvelle de la miséricorde et de la filialité et décider s’il veut s’engager du côté de Dieu et de l’éternité ou du côté du monde et du temps. Ce n’est pas un paradoxe, et pas non plus du « rationalisme », mais la simple expression de l’état de faire tel qu’on le trouve dans les évangiles : ce n’est pas le Fils, mais seulement le Père qui fait partie intégrante de l’Évangile tel que Jésus l’a prêché.
L’essence du christianisme, traduction Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2015, pp.177-178
L’humanité de Dieu
Charles Wagner
(1852-1918)
Quel Dieu te faut-il, passant éphémère, sur les routes changeantes où tu poursuis ton rêve, rêve fait d’ombre et de lumières, à travers
lequel t’apparaissent les contours lointains des réalités inouïes ? Il te faut un Dieu très humain, un Dieu en qui ce que tu conçois de plus pur, de plus clément, de plus hardi, de plus rayonnant et de plus fort se soit fait homme. Pour vivre en nous, l’Univers entier s’humanise. Les fleurs que tu admires sur la colline, les étoiles qui te saluent à l’horizon sont des fleurs et des étoiles humanisées. Seul ce qui s’humanise t’appartient. Il te faut un Dieu humain, un Dieu qui soit une étoile à ton front, non une ombre sur ton cœur. Les dieux inhumains sont homicides. Il faut penser que ce sont ces dieux-là que hait l’âme humaine et qu’elle veut abolir. Mais pourquoi s’éloignerait-elle de la divinité qui fait vivre ? Toute sa douleur crie vers elle, toute sa joie s’épanouit vers elle, toute sa soif la désire. Il te faut un Dieu vivant, plus vivant que toi. Autrement tu serais seul éveillé dans l’Univers mort et ta destinée serait celle d’un vivant enseveli dans son cercueil, d’un voyant emmuré dans la nuit aveugle, d’une voix qui appelle au sein des espaces sourds. Ce Dieu, tu le cherches, tu le réclames : il naît de tes douleurs comme l’enfant de la femme. Certes il est plus grand que tout, et cela, tu ne dois jamais l’oublier ; mais il faut qu’il soit tellement près de toi que tu te sentes en lui et lui en toi, et que rien d’humain ne lui soit étranger. Il te faut ce Dieu pour sentir que sous ta fragile structure quelque chose d’immortel s’élabore ; pour ne pas te mépriser ni toi ni les autres ; pour oser espérer à travers tes combats, tes obscurs labeurs, tes défaites. Il te le faut pour être moins hautain devant les petits, moins effacé devant les grands. Il te le faut pour avoir quelqu’un que tu puisses adorer dans un élan immense et lumineux et que tu puisses chanter comme l’alouette chante le soleil, afin qu’il t’attire à lui, te purifie et te rende meilleur. Il te faut quelqu’un que tu puisses aimer en tout ce que tu aimes, afin que tu n’aimes rien bassement, mais au contraire noblement, avec un respect pieux, afin qu’à tous tes amours ne soit pas mêlée la grande mélancolie du néant, mais la joie intense de l’éternel. Il te faut quelqu’un pour te dire ce que le rocher dit à la mer : halte là ! Pour te secouer comme la tempête secoue le roseau, lorsque ton orgueil cruel et stupide t’a fait oublier le droit de ton semblable : pour te ramasser quand tu tombes, te consoler quand tu pleures ces larmes de douleur ou de repentir que lui seul comprend. Il te le faut pour s’asseoir avec toi près des berceaux, afin que tu n’aies pas peur de vivre, et sur les tombes, afin que tu n’aies plus peur de mourir.
L’homme est une espérance de Dieu, Paris, Van Dieren, 2007, pp.38-39
Le salut, c’est la liberté
Ernst Troeltsch
(1865-1923)
Le concept de salut a nécessairement sa place dans le concept d’évolution lorsque le statut originel de la créature, statut relevant de la nature, inclut aussi son enfermement dans les bornes de la simple fatalité, de la servitude, de la souffrance et du péché, et que seul un acte de liberté peut permettre à la créature d’échapper aux contraintes de la nature pour évoluer vers le royaume de l’esprit divin. Il s’agit alors d’une évolution qui ne peut se faire qu’à travers des ruptures et des élévations, parce qu’elle a dans le combat et dans l’acte de liberté son véritable sens de rupture avec l’assujettissement à la nature. Mais la possibilité du péché et du mal est également fondée sur cette liberté. Le péché et le salut ne vont donc pas à l’encontre du concept d’évolution, mais ils répondent à ses exigences dans ce qu’il a de fondamental. Si l’union de l’évolution et du salut dépend ainsi du concept de liberté, il faut alors préciser la relation entre la liberté et le salut, ou entre la liberté et la grâce. La liberté, comme concept, semble porter atteinte au caractère du salut et tout faire dépendre de l’activité autonome de l’Homme, tandis que le salut fait tout dépendre de l’action de Dieu. Une juste compréhension du concept de liberté lève cette opposition. La liberté est le triomphe des forces divines ; elle fait reconnaître dans ces dernières ce qui seul est vrai et bon ; elle est l’abandon de soi aux vérités et aux puissances de vie qui s’emparent de nous, auxquelles nous ne pouvons que nous soumettre et qui sont en vérité reconnues comme une nécessité. La liberté est donc d’un côté l’accomplissement de la nécessité divine, de l’autre côté la reconnaissance du simple déterminisme naturel et la résolution de le mettre en échec. La liberté est une croissance toujours plus avancée en Dieu jusqu’à former une unité complète avec la volonté divine, et l’action personnelle du sujet consiste simplement à se libérer et à se dévouer, mais c’est réellement une action créatrice.
Traité du croire, traduction Bernard Reymond, Paris, Van Dieren, 2014, pp.335-336
La préoccupation ultime
Paul Tillich
(1886-1965)
L’homme a la capacité de saisir dans un acte immédiat, personnel et central le sens de l’ultime, de l’inconditionné, de l’absolu, de l’infini. Cela seul fait de la foi une potentialité humaine. Les potentialités humaines ont une puissance qui pousse à leur réalisation. La conscience d’un infini auquel il appartient, mais qui n’est pas un bien qu’il posséderait, conduit l’homme à la foi. Cette formulation abstraite exprime ce qui se manifeste concrètement dans le flux de la vie comme « le cœur du repos ». La préoccupation inconditionnelle, c’est-à-dire la foi, est préoccupation de l’inconditionnel. La passion infinie, ainsi qu’on a décrit la foi, est passion pour l’infini. Ou, pour en revenir à notre langage, la préoccupation ultime concerne ce qu’on expérimente comme ultime. Nous avons ainsi quitté la signification subjective de la foi, acte central de la personnalité, et sommes passés à son sens objectif, à ce qui est visé dans l’acte de foi. À ce point de notre analyse, il ne servirait à rien d’appeler « Dieu » ou « un dieu » ce que vise l’acte de foi. En effet, là où nous en sommes, à la question « Qu’est-ce qui dans l’idée de Dieu constitue la divinité ? », nous répondons « l’élément inconditionnel et ultime ». Il qualifie la divinité. Cette réponse permet de comprendre pourquoi, dans l’histoire des religions, on a conféré l’ultimité à presque tout ce qui existe « dans le ciel et sur la terre ». On comprend aussi que, dans la conscience religieuse de l’homme, un principe critique a été et est à l’œuvre : il se demande ce qui est vraiment ultime à l’opposé de ce qui prétend l’être, mais qui est seulement secondaire, passager et fini. L’expression « préoccupation ultime » unit l’aspect subjectif et l’aspect objectif de l’acte de la foi : d’une part, la fides qua creditur (étant ici le fait de croire) qui désigne classiquement l’acte central de la personnalité, la préoccupation ultime ; d’autre part, la fides quæ creditur (la foi étant là ce qui est cru) qui s’applique classiquement à ce que l’acte vise, à l’ultime lui-même qu’expriment les symboles du divin.
La dynamique de la foi, traduction André Gounelle, Genève, Labor et Fides, 2021, pp.18-19
La vie surnaturelle
André-Numa Bertrand
(1876-1946)
Dans l’échelle chrétienne des valeurs, en effet, la première place appartient à l’espérance, à la foi, à la charité ; ce fait est déjà caractéristique de la conception que nous venons de définir, car aucune des réalités qui servent ainsi de fondement à la vie chrétienne ne peut être créée en nous à coups de volonté et d’énergie. Et ce n’est pas fortuitement que le croyant est ainsi invité à construire toute la vie dont il est responsable, non sur des conquêtes qui dépendent de lui, mais sur des dons qui dépendent de Dieu. Ici éclate le paradoxe permanent de la vie chrétienne : elle suspend toute notre destinée à des réalités intérieures dont l’éclosion n’est pas notre œuvre mais l’œuvre de Dieu en nous ; elle fait dépendre notre valeur même de ce que saint Paul appelle des « dons de Dieu », l’Église catholique des « vertus surnaturelles » et la théologie évangélique « des grâces ». Le chrétien est un homme qui a conscience d’avoir reçu un don divin, de porter en lui le germe d’une vie qui le dépasse et constitue une véritable création de Dieu ; une vie qu’il n’aurait par conséquent jamais pu faire surgir de lui-même, quelque énergie et quelque fidélité qu’il eût apportées dans son dessein. Cette vie dont il doit maintenant suivre en lui-même le développement et la maturation, ne lui apparaît pas comme une construction de sa volonté, mais comme l’engendrement organique d’une richesse intérieure dont il n’est que le porteur. Toute comparaison qui voudrait l’assimiler aux œuvres mortes que construisent les hommes avec des matériaux inertes, lui paraîtrait contraire à la nature même de cette force dont il voudrait rendre saisissable la vibrante spontanéité ; c’est une vie dans le sens le plus concret du mot, une vie qui lui a été donnée de Dieu et dont le principe est la vie même dont Jésus était le porteur et l’organe. Tranchons le mot : la vie chrétienne est, dans son essence, une vie surnaturelle.
L’évangile de la grâce, Carrières-sous-Poissy, La Cause, 1999, pp.21-23
Qu’entend-on par Dieu personnel ?
John Arthur Thomas Robinson
(1919-1983
Le théisme […] l’entend dans le sens d’une Personne suprême, un Être existant en soi et pour soi, d’une bonté et d’une puissance infinies, qui entre avec nous en relation comme une personne humaine avec une autre personne. Le théisme veut démontrer l’existence d’un tel Être en tant que créateur du monde tel que nous le connaissons et comme explication suffisante de ce monde. S’il n’y avait pas de Personne « là-bas » les cieux seraient vides, le firmament dur comme de l’airain, et le monde ne contiendrait ni espoir ni compassion. Mais la façon de penser que nous exposons ne cherche pas à postuler un tel être, ni comme font les anti-théistes, à le détrôner. En fait, elle ne permet pas d’utiliser le terme : « un dieu personnel », car elle est étrangère à cette expression qui en elle-même appartient à la théologie, à son domaine et à son langage. Pour cette façon de penser, l’affirmation d’un « Dieu personnel » signifie que « la réalité est personnelle à son niveau le plus profond », que dans la constitution de l’univers la personnalité est d’une importance ultime, que c’est dans les relations personnelles que nous touchons au sens final de l’existence comme nulle part ailleurs. « Affirmer que Dieu est une personne », dit Feuerbach, « n’est rien d’autre que de déclarer que la personnalité est l’essence absolue. » Croire que Dieu est Amour c’est croire que dans un monde de relations purement personnelles, nous rencontrons non seulement ce qui devrait être, mais ce qui est, en fait, l’expression la plus profonde et la plus exacte de la vérité sur la structure de la réalité. Affirmer cela est un acte de foi énorme. Mais ce n’est pas du tout la même chose que de se persuader de l’existence en dehors de ce monde d’un Super-Être qui posséderait des qualités personnelles. Croire en Dieu, c’est accepter le risque incalculable de faire à l’amour le don total de soi, certain de n’être pas déçu mais « accepté », certain que l’Amour est le fondement de notre être, le « foyer » où ultimement nous rentrons tous. Si cela est vrai, les affirmations théologiques ne sont donc pas une description de « l’Être suprême » mais une analyse des profondeurs des relations personnelles – ou, plutôt une analyse des profondeurs de toute expérience « interprétée par l’amour ». […] Une affirmation est « théologique » non pas parce qu’elle se rapporte à un Être particulier qui s’appelle « Dieu », mais parce qu’elle pose des questions ultimes sur le sens de notre existence : elle se met au niveau du theos, au niveau de son plus grand mystère, pour demander quelle est la réalité et la signification de notre vie.
Dieu sans Dieu, traduction L. Salleron, Paris, Nouvelles éditions latines, 1964, pp.64-66
Le littéralisme qui tue
John Shelby Spong
(1931-2021)
Un mythe lu de manière littérale est un mythe condamné à mourir. Sa vérité ne peut pas être sauvegardée. Le littéralisme n’est pas une option bénigne pour les chrétiens de notre époque. Dans notre monde moderne, le littéralisme n’est rien de moins qu’un ennemi de la foi en Jésus-Christ. C’est un système de croyance construit sur l’ignorance, qui se conduit comme si Dieu, le mystère infini, pouvait être défini avec les mots d’un être humain ou dans les catégories de pensée d’une ère particulière. Le littéralisme est l’affirmation selon laquelle la vérité éternelle de Dieu a été ou peut être capturée dans des concepts limités à un temps de l’histoire humaine. Le littéralisme, c’est prétendre que le savoir est fini et que la connaissance ne peut donc pas avancer dans de nouvelles directions infinies, chaque jour. Le fondamentalisme biblique réduit les options religieuses au niveau d’une proposition relative énoncée à un moment donné, puis l’enrobe d’une certitude qui ne peut être maintenue que par une hystérie défensive ou agressive. Lorsque cette certitude vole en éclats, elle ne laisse à celui qui était fondamentaliste aucune autre option qu’un désespoir sans Dieu. Le temps est révolu, où au nom de la tolérance envers les insécurités religieuses des autres, j’autorisais mon Christ à être défini par un littéralisme assassin. Alors je me tourne vers ces questions : Que faut-il pour comprendre ces données mythiques qui emplissent notre histoire religieuse ? Les éléments universels présents dans le mythe chrétien peuvent-ils être identifiés ? Peuvent-ils être libérés de la manière de penser tribale de nos esprits limités pour atteindre les alcôves profondes de la vie, les profondeurs de la psyché humaine, et même le centre mystique de Dieu ? Les traditions religieuses du christianisme peuvent-elles être prises au sérieux sans être lues au sens littéral ? Les chrétiens peuvent-ils être libérés, pour se lancer dans l’exploration des Écritures sacrées de notre histoire sainte sans être cantonnés dans les préjugés, les visions du monde et les pièges émotionnels d’une autre époque ? L’Église chrétienne peut-elle, à l’aube du XXIe siècle, cheminer hors d’un littéralisme qui, si elle n’en sort pas, sera la cause de sa mort ? Je crois que l’heure est venue pour l’Église de se jeter à l’eau, de donner à son peuple le courage de vivre avec intégrité et de parcourir notre histoire sainte dans une quête d’honnêteté et de vérité.
Né d’une femme, traduction Abigaïl Bassac, Paris, Karthala, 2015, pp.36-37
La liberté contre la fatalité
Raphaël Picon
(1968-2016)
À trop faire de la « foi intime » une « foi privée », on la prive de tout, de ses manifestations publiques, ce qui est contraire à la loi de la laïcité ; on la prive, de ce fait, de son exposition à la critique. On la laisse alors libre de devenir folle. Cet esprit des Lumières s’était doté, au fil du temps, d’accents très divers : piétiste, anticlérical, critique, humaniste. Au-delà de ses formes variées, il reste fondamentalement attaché à la liberté. Celle-ci revêt pour moi les habits d’une passion pour une pensée théologique libre de tous carcans, sans magistère, sans contrainte dogmatique. Elle ne se retrouve pas pour autant dénuée de toute normativité. Chacun pense toujours dans le monde qui est le sien, en prenant en compte des héritages d’interprétations divers qui composent ce qu’Umberto Eco appelle son « encyclopédie personnelle ». Celle-ci est affaire, pour chacun, d’auteurs de référence, d’événements plus ou moins marquants de sa vie, de sensibilités, d’expériences, d’éducation. Mais l’expression d’une théologie trouve aussi ses normes dans l’histoire des communautés chrétiennes auxquelles elle s’adresse, qui la reçoivent et qui la discutent. Et c’est toujours aussi dans le vis-à-vis critique des textes bibliques que la pensée prend forme. Ce n’est jamais la Bible qui peut justifier une théologie ; c’est celle-ci qui est remise en critique par le texte biblique. C’est donc toujours un faisceau de références qui suscite et anime la pensée théologique. Celle-ci naît de ce débat interne entre toutes ces normes diverses. Il est donc maintenant grand temps de rallumer les étoiles ! De redire tranquillement, patiemment, nos convictions sans lesquelles nous ne pouvons pas imaginer d’avenir commun. […] Dieu apparaît ici comme donnant une densité plus accrue à la notion d’être, mais aussi comme étant le mot le plus ultime qui soit pour désigner le fait qu’aucune fatalité ne conduit le monde. L’humain est toujours la cause de Dieu, sa passion, sa promesse, son espérance.
Un Dieu insoumis, Genève, Labor et Fides, 2017, pp.19-20
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