Le Carême, temps de pénitence et de mortification, a été critiqué par les réformateurs. Et pourtant, il semble faire son retour dans le monde protestant et même plus largement. Il faut certainement le regretter.
Le Carême, la mortification
Le Carême m’évoque d’abord Voltaire. Il écrit dans son dictionnaire philosophique à l’article « Carême » : « Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ? Si un roi ordonnait à son peuple de ne jamais manger d’œufs, ne passerait-il pas pour le plus ridicule des tyrans ? Quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ? » Voltaire encore dans Bababec et les Fakirs : « Je fus témoin du long entretien qu’Omri eut avec lui “Croyez-vous, lui dit-il, mon père, qu’après avoir passé par l’épreuve des sept métempsychoses, je puisse parvenir à la demeure de Brama ? – C’est selon, dit le fakir. Comment vivez-vous ? – Je tâche, dit Omri, d’être un bon citoyen, bon mari, bon père, bon ami : je prête de l’argent sans intérêt aux riches dans l’occasion, j’en donne aux pauvres ; j’entretiens la paix parmi mes voisins. – Vous mettez-vous quelquefois des clous dans le cul ? demanda le bramin. – Jamais, mon révérend père. – J’en suis fâché, répliqua le fakir, vous n’irez certainement que dans le 19e ciel ; et c’est dommage.” » On reconnaît dans la prose satirique et délectable de Voltaire la critique du carême catholique et plus généralement des mortifications et privations encouragées par la théologie ou le dogme catholique. Voltaire met en avant le ridicule de ces pratiques et obligations, mais elles sont bien évidemment critiquables aussi et surtout parce qu’elles signifient qu’il est souhaitable pour le chrétien de s’imposer des privations, de maltraiter son corps, pour être agréable à Dieu. Dans la même veine, on trouve la nécessité de cacher son corps sous un uniforme et de s’abstenir de relations sexuelles quand on entre dans un ordre religieux. En somme, s’approcher de Dieu implique de se faire du mal. Quel est donc ce Dieu ? Ce n’est pas le mien.
Le Carême et le temps des réformes
Le Carême m’évoque aussi Zwingli et l’affaire des saucisses mangées à cette période en sa présence. Zwingli ne mangea pas de saucisse mais ne condamna pas les convives qui en mangèrent, signifiant ainsi la liberté du chrétien notamment par rapport à l’Église. Dans son livre Ulrich Zwingli (Labor et Fides, 2019) Peter Opitz écrit : « Alors que pour Luther la liberté chrétienne signifie être dispensé d’obtenir le salut par l’observance des commandements divins, il s’agit plutôt pour Zwingli d’être libéré des charges religieuses imposées par les hommes et des commandements imposés par l’Église pour accéder au salut ». Il cite aussi Zwingli : « De même que le Christ par sa mort nous a libérés de tous nos péchés et de toutes nos charges, de même nous sommes, par la foi, délivrés de toutes les cérémonies et œuvres particulières inventées par les hommes. » Oui, le carême est une invention des hommes, et en particulier d’une institution. Nos actes, quels qu’ils soient, même s’ils sont prescrits par une institution, même s’ils nous paraissent méritoires – notamment parce que nous nous sommes privés de quelque chose – ne peuvent pas nous sauver. Et Dieu n’a rien demandé de tel. Les réformateurs ont donc vu dans le carême et les pratiques religieuses qui l’accompagnaient une dérive de l’Église catholique.
Le Carême aujourd’hui dans le Protestantisme
Quel est donc le sens d’un « carême protestant » maintenant ? C’est certainement l’occasion pour nous d’entendre de belles « conférences de carême » (qu’il serait dommage de voir disparaître, mais on pourrait les appeler « conférences de printemps »). On peut aussi lire ici ou là qu’il s’agit d’un moment privilégié d’écoute, d’engagement, de prière. Mais je ne peux m’empêcher de voir qu’ici ce qui avait été chassé par la porte revient par la fenêtre. De nouveau, il s’agit de quelque chose de codifié ; de nouveau, il s’agit de la période qui précède Pâques, et de nouveau cela s’appelle « carême ». Et en quoi est-ce un moment « privilégié » ? En quoi le fait de prier en février ou mars est-il différent ? En quoi le fait de prier avant Pâques change-t-il quelque chose ? Ne sommes-nous pas définitivement « délivrés », comme le dit Zwingli, de toutes ces pratiques et attitudes ? Pendant cette période, nous attendons Pâques, la résurrection et le Dieu qui vient ? Mais c’est tous les jours que nous pouvons dire avec les mots de l’Apocalypse : « Amen, viens Seigneur Jésus ». Ce carême « nouvelle manière » met par ailleurs l’accent sur le jeûne, comme l’ancien le faisait. Là non plus, rien de nouveau ! On pouvait lire dans un journal protestant ces dernières années à propos du carême : « Depuis quelques années cependant, l’idée existe que ce temps peut être mis à part pour des gestes particuliers, comme jeûner pour la planète. » Il n’est donc pas proposé de jeûner pour Dieu, heureusement, mais pour la planète. N’y a-t-il pas alors confusion entre le jeûne comme pratique pénitentielle – assumée ou non, revendiquée ou non – et la grève de la faim de la lutte politique ? La confusion est bien réelle chez certains chrétiens, voyez plutôt : « Se passer de viande, remplacer la voiture par le vélo ou réduire la température de son logement : la campagne Klimafasten (jeûne pour le climat) transforme chaque privation en une expérience communautaire motivante. » (Lu sur un site d’informations se présentant comme évangélique) Pratique pénitentielle ? Lutte politique ? Ou encore développement personnel ? Confusion certainement, comme on peut le voir ici aussi : « Carême 40 est un programme spirituel qui vous accompagnera chaque jour du Carême pour bien vous préparer à la fête de Pâques. En 40 vidéos vous allez apprendre toute la doctrine du combat spirituel et connaître les moyens pour la mettre en pratique au quotidien. » La privation comme expérience motivante. Le coaching par internet pour le carême. Voltaire nous manque !
Les émules du Carême
On jeûne pour une cause ou pour soi-même, sur les conseils d’un ami ou d’un magazine, un jour par semaine ou plus souvent. Se priver (de viande, de chauffage, de voiture ou d’autre chose) est maintenant une mode, chez les chrétiens aussi, et pas seulement pendant le carême. Et je convoquerai ici non pas Voltaire mais Jacques Ellul (1912-1994) dénonçant un certain conformisme protestant dans Fausse présence au monde moderne (Les bergers et les mages, 1963). La planète a remplacé la décolonisation, et le jeûne les sitins, mais son analyse et sa critique demeurent. Beaucoup de nos contemporains, chrétiens ou non, qui font le choix de privations, seraient certainement surpris et sans doute offensés qu’on leur fasse remarquer qu’à leur façon ils observent la « sainte quarantaine », car ils se pensent informés, libres et pour certains même, débarrassés du religieux. Le sont-ils vraiment ? Ne sont-ils pas semblables au fakir de Voltaire qui valorise les mortifications, et donc la souffrance ? Puissent-ils plutôt s’abandonner au Dieu qui ne nous demande rien, si ce n’est de placer notre confiance en Lui. Chacun de nous est depuis toujours connu, accueilli et sauvé par le Dieu de la Grâce. Et ce Dieu là est le mien.
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