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Protestantisme et modernité

 

 

Que veut dire « modernité » ? Quand on en parle, de quoi s’agit-il exactement ? On a repéré les premiers emplois du mot « moderne » (modernus) vers le Ve siècle

de notre ère. Il dérive d’un adverbe qui signifie « maintenant », « aujourd’hui » et désigne ce qui est récent, actuel, contemporain, par opposition à ce qui est vieux, ce qui date d’hier ou d’autrefois. Être moderne relève simplement de la chronologie.

Si « moderne » est un terme assez ancien, il n’en va pas de même de celui de « modernité », beaucoup plus tardif. Il a été forgé, semble-t-il (ce n’est pas certain), par Chateaubriand. Chateaubriand a fortement conscience, au début du XIXe siècle, que la France a pris un tournant : désormais la société va s’organiser, se structurer, se gouverner, fonctionner sur des bases et selon des règles très différentes des précédentes. Un « ancien régime » s’est effondré et on entre, avec la Révolution française, dans une période nouvelle. Ceux qui accueillent positivement cette transformation sont considérés comme modernes. À l’opposé, ceux qu’on appelle « réactionnaires » voudraient maintenir ou rétablir l’ordre ancien ; ils luttent pour arrêter le processus et revenir en arrière. La modernité ne se définit donc pas ici par le calendrier mais par l’ouverture à la nouveauté, par l’acceptation du changement. On peut être jeune, récent et archaïque, comme on peut être âgé, ancien et moderne.

Dans la première moitié du XIXe siècle, deux auteurs mettent en relation le protestantisme avec la modernité ainsi définie. En 1835, dans un ouvrage qui a fait date, De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville estime que le protestantisme de la majorité des Américains a sinon engendré du moins favorisé une culture inventive et une pratique démocratique inédite qui font contraste avec ce qui se passe dans la vieille et traditionaliste Europe. En 1845, dans un livre intitulé Le christianisme et la révolution française, Edgard Quinet, un républicain convaincu, se demande pourquoi la Révolution française, qu’il admire et dont il se réclame, a été incapable d’installer durablement une république et a été suivie par ces régimes à ses yeux détestables que sont l’Empire, la Restauration et la Monarchie de juillet. Il répond que cela vient de ce que la France n’a pas su ou pas voulu faire sa réforme religieuse. Du coup, les idées neuves, celles de la démocratie, se sont heurtées à une mentalité archaïque, celle du catholicisme classique, hostile à toute évolution ou modification, qu’elle soit religieuse, politique ou sociale. Le protestantisme, parce qu’il rompt avec la tradition et refuse le poids d’un passé devenu asservissant, lui paraît, au contraire, tourné vers l’avenir et favorable à la novation. La démocratie est, écrit-il, « l’âme de la Réforme » non plus dans le domaine religieux mais dans celui de la société.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de nombreuses publications soutiennent que le protestantisme est moderne parce qu’il a su s’affranchir de l’ancien régime, s’adapter aux temps nouveaux et proposer un christianisme en phase avec la culture et la société en train d’émerger. On mesure le contraste avec

 

les positions de la papauté : en 1864, Pie IX dans le Syllabus, condamne les « erreurs de notre temps » et rejette la thèse selon laquelle Rome peut et doit « se réconcilier et composer » avec « la civilisation moderne » . À quelques exceptions près, le catholicisme d’alors se prétend stable, immuable, étranger aux vicissitudes et aux avatars de l’histoire. Il affirme la permanence de ses dogmes, de ses rites, de son organisation à travers les âges, alors que les Églises protestantes, elles, n’hésitent pas à changer, à se transformer, à se réformer. Elles ont pour souci majeur non pas la continuité, mais la contemporanéité ; elles enseignent, prêchent, célèbrent, agissent en fonction de l’homme d’aujourd’hui, ce que d’ailleurs les catholiques leur reprochent : les protestants changent constamment, disent-ils, vous voyez bien qu’ils sont dans l’erreur, car la vérité demeure toujours la même.

Je vais m’interroger sur ce lien, souvent affirmé, parfois contesté, entre protestantisme et modernité en m’arrêtant sur trois moments historiques : d’abord le XVIe, puis les XIXe et XXe et enfin le XXIe siècle. Quelle a été autrefois et hier l’attitude protestante devant les évolutions et les transformations et comment la question se pose-t-elle aujourd’hui ?

Autrefois

La Réforme du XVIe siècle est-elle favorable aux changements, les préconise-t-elle, projette-t-elle de changer les choses ? Dès qu’on parcourt les textes, on s’aperçoit qu’au contraire, elle a en général une démarche plutôt traditionaliste voire réactionnaire. Loin de prétendre introduire de l’inédit, elle veut retourner aux origines. Son intention est de débarrasser le christianisme de ce qu’on lui a ajouté au fil des siècles et de revenir au Nouveau Testament, à la prédication originelle du Christ et des apôtres. Elle souhaite rétablir le christianisme archaïque et nullement innover.

Elle souligne volontiers son accord avec la tradition. Elle conserve les doctrines élaborées par les grands conciles œcuméniques des IVe et Ve siècles. Luther, Mélanchthon, Zwingli, Bullinger, Calvin citent souvent saint Augustin, saint Bernard, saint Anselme ; ils en reprennent les argumentations et positions. En 1541, Luther écrit « nous sommes la vraie et ancienne Église ». Dans les années 1560-1570, un luthérien allemand, Martin Chemnitz, soutient qu’en condamnant Luther, le Concile de Trente a condamné du même coup le catholicisme antique et médiéval que Luther, pour l’essentiel, ne fait que répéter. Selon les Réformateurs, c’est Rome qui a modernisé la religion et ils entendent défendre les coutumes et croyances d’autrefois contre ceux qui les ont modifiées.

Cependant, en dépit de ce désir de restauration affiché, les Réformes protestantes opèrent deux ruptures qui permettent d’y discerner l’amorce d’une certaine modernité.

La première concerne la Bible. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, le contact direct avec le texte était très difficile, voire impossible. Les manuscrits, volumineux, peu maniables, étaient rares et coûtaient cher. La plupart des fidèles ne pouvaient savoir de la Bible que ce qu’en citaient les liturgies et les prédications ou ce qu’en représentaient les images et statues. La connaissance, la compréhension et l’interprétation de la Bible étaient forcément collectives, entièrement dépendantes du clergé et des autorités religieuses. Quand on se met à l’imprimer, cette situation change : chacun peut désormais en posséder un exemplaire. On n’a plus besoin de l’Église pour s’y référer et s’en nourrir ; la lecture en devient personnelle, individuelle. Les fidèles ont maintenant les moyens d’accéder à une foi autonome et responsable. À quoi il faut ajouter que les prédicateurs de la fin du Moyen Âge proposaient fréquemment des interprétations allégoriques souvent fantaisistes, voire extravagantes. Au contraire, les prédicateurs protestants appliquent à la Bible les méthodes de l’« humanisme » qui donnent une place prépondérante à la linguistique (la grammaire et le vocabulaire) ainsi qu’à l’analyse historique des écrits. Avec cette promotion de la personne ou de l’individu, avec cette lecture savante et précise des textes, s’annoncent deux des caractéristiques majeures de la future modernité, à savoir l’importance du sujet et le souci de rigueur intellectuelle.

Une deuxième rupture significative se produit. La hantise de l’au-delà domine la piété et la pratique ecclésiales du Moyen Âge finissant. Le catholicisme postérieur continue et amplifie cette ligne. Les églises baroques représentent sans cesse la mort et en dépeignent l’horreur avec un réalisme macabre. Elles font de l’épouvante du trépas et des peines éternelles la base de la religion. Aux fidèles qui se demandent avec angoisse « que faire pour gagner le Paradis et échapper à l’Enfer ? », la prédication ecclésiale dominante répond : « tu peux, avec l’aide de Dieu, y parvenir au prix de grands efforts, en multipliant les actions morales et œuvres pieuses ». Les Réformes protestantes effectuent ici un renversement. Elles proclament : « Dieu t’a sauvé, il ne te punit pas, il te fait miséricorde ; ne crains point, crois seulement ». Le salut n’est plus une tâche à accomplir, il ne se situe plus dans un avenir qu’on attend avec un mélange d’espoir et d’effroi ; il est une réalité présente, un don qu’on a reçu dans la foi. Il est accompli ; il cesse de préoccuper et de tourmenter pour devenir une joyeuse certitude. Bucer, le Réformateur de Strasbourg, écrit : « le croyant n’a pas à s’inquiéter de son salut personnel, Dieu a fait le nécessaire ». Délivrés du souci de ce qui arrivera après leur décès, les fidèles s’engagent dans l’ici-bas. Calvin écrit que les chrétiens ne doivent pas ressembler à des gendarmes qui penseraient tellement à leur retraite qu’ils en oublieraient leurs missions présentes. À vrai dire, cette réponse a de la peine à s’imposer et sans cesse resurgit dans le protestantisme la hantise du salut et de l’au-delà. Néanmoins, en dépit de ces résistances, les Réformes protestantes donnent à la religion une signification et une fonction nouvelles : elle n’est plus le moyen de gagner le Ciel après son décès, d’accéder au paradis ; elle est service de Dieu sur terre dans cette vie. Ainsi se met en route ce qui caractérise les siècles suivants : l’élimination des angoisses métaphysiques et l’effort pour aménager le monde, le cultiver, exploiter ses ressources naturelles

Ainsi, malgré leur traditionalisme et leur attachement au passé, sur ces deux points importants, les Réformes protestantes ouvrent une voie vers la modernité. Hier

À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une série d’événements amènent des changements de grande portée. Avec l’indépendance des États- Unis d’Amérique, la Révolution française, les commencements de l’industrialisation et, sur le plan de la pensée, le tournant que représente la philosophie de Kant, on entre dans un monde social, politique, culturel, intellectuel en rupture avec celui de l’époque classique. Le protestantisme va beaucoup se transformer et son visage actuel se façonne à ce moment-là beaucoup plus qu’au XVIe siècle. Sur les fondements posés autrefois par Luther, Zwingli, Calvin et quelques autres, tout en s’inspirant des mêmes principes qu’eux, une religion très différente de la leur s’édifie et en prend la suite. L’historien et théologien allemand Ernst Troeltsch (1865-1923) parle d’un « néoprotestantisme » qui hérite du protestantisme antérieur en le modifiant considérablement sur trois points.

D’abord, et précisément parce qu’on en a fait une étude savante et rigoureuse, on a une autre approche et une vision différente de la Bible. Le travail historique sur les livres qui la composent soulève des questions nouvelles. On se demande comment ils ont été écrits, transmis, recueillis, regroupés. On s’interroge sur la manière dont ils racontent les événements, sur les genres littéraires dont ils relèvent, sur les modifications qu’ils ont subies (passage de l’oral à l’écrit, rédactions successives, remaniements, entrée dans le canon, c’est-à-dire dans la liste des livres considérés comme sacrés). Jusque-là, on avait tendance à penser que la Bible venait de Dieu, sans trop se demander comment elle avait été rédigée et composée. Désormais, on a conscience et on souligne qu’elle est l’œuvre d’individus, de groupes ou de communautés, qui, avec leur sensibilité, leur savoir, leurs conceptions, voire leurs superstitions, racontent leur expérience spirituelle et parlent de leur rencontre avec Dieu. On avait tendance à voir dans la Bible un livre surnaturel qu’aurait dicté ligne après ligne, lettre après lettre le Saint-Esprit. On découvre qu’elle est un témoignage humain rendu à Dieu et à son action dans le monde. Du coup, on cherche à situer chaque passage dans son contexte historique, culturel et religieux. La Bible demeure la référence fondamentale et l’autorité décisive ; on continue à l’étudier et à s’en nourrir ; mais la lecture qu’on en fait devient critique : elle s’efforce de distinguer le message qu’elle contient du langage qui l’exprime.

Le deuxième changement concerne la doctrine. Pendant longtemps, on a cru qu’elle exprimait des vérités éternelles dans des formules immuables. On estimait que les dogmes définissaient exactement la nature profonde, l’essence intime ou l’être même de Dieu. À la suite de Kant, on découvre que notre discours ne parle pas des objets tels qu’ils sont en eux-mêmes, mais tels que nous les appréhendons en fonction de ce que nous sommes et de la situation où nous nous trouvons. Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Nous les percevons à travers les « lunettes » de notre esprit. Ce qui va conduire dans le domaine religieux à estimer que la doctrine ne décrit pas la nature interne de l’être de Dieu ; elle traduit plutôt la manière dont il nous touche, nous atteint et s’inscrit dans notre existence. Du coup, quand l’expérience et la pensée des hommes se modifient, la doctrine doit se transformer. Par exemple, lorsque les conciles des IVe et Ve siècles rédigent les dogmes trinitaire et christologique, ils se servent des notions et concepts de la pensée hellénistique alors dominante, en particulier du néoplatonisme. Ils ne disent pas la même chose que la philosophie de leur temps, mais ils en reprennent le vocabulaire, les notions et s’occupent de la « substance », de la « nature » et des « instances » de Dieu. Ce langage et cette conceptualité datent, ne correspondent pas du tout à la pensée « moderne » qui ne les comprend plus. Selon la pensée médiévale et classique, les dogmes sont des énoncés absolus et définitifs. Ils sont vrais en eux-mêmes et leur valeur ne dépend pas de celui qui les énonce, de son langage, de sa culture, des événements et des situations. Pour la plupart des théologiens « modernes » du XIXe siècle, marqués par Kant, la doctrine dépend en partie de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. Elle tente de penser de manière cohérente ce qu’on croit, elle est le produit d’une réflexion sur ce qu’on vit dans l’expérience croyante. Elle est une expression relative et révisable et non une formulation intemporelle et immuable de la vérité.

Troisième changement : pendant longtemps, l’Europe nourrit l’idéal d’une société chrétienne qui associe, entremêle, unit État et Église. On n’imagine guère qu’il puisse y avoir plusieurs religions dans une même nation et qu’un gouvernement soit tenu d’adopter une attitude de neutralité à leur égard. Au XVIe siècle, catholiques et protestants souhaitent une cité chrétienne homogène d’où soient exclus tous les dissidents. Au XVIIIe siècle, l’imprégnation religieuse de la société diminue. La conscience individuelle s’affirme et prend le pas sur les appartenances communautaires. On souligne que la foi relève de la conviction personnelle et nullement de choix collectifs. Les contraintes et les persécutions apparaissent inacceptables. D’où une nouvelle conception et une nouvelle organisation des rapports de la religion avec l’État. Alors que le catholicisme a longtemps milité pour le maintien des nations chrétiennes et a essayé de garder son emprise politique et sociale, les protestants dans leur majorité deviennent partisans et artisans d’une laïcité que leurs aïeux auraient rejetée avec horreur et ils préconisent une liberté religieuse que la Réforme n’a ni pratiquée ni recommandée. Ils se rallient à la démocratie, alors que leurs ancêtres étaient partisans d’un gouvernement ou monarchique ou aristocratique.

Ces trois changements ne se font pas sans résistances ni querelles. Des affrontements parfois très durs opposent ceux qui les refusent et ceux qui les acceptent ; d’où l’histoire agitée et conflictuelle du protestantisme au XIXe siècle qui se traduit par de nombreuses divisions, par la multiplication d’Églises (ou de sectes) séparées et rivales. On ne peut pas affirmer purement et simplement que le protestantisme a adopté et épousé la modernité. Il se divise, se partage ; il en a un accueil diversifié et conflictuel. Aujourd’hui

Depuis une quarantaine d’années, certains ont le sentiment que nous vivons une rupture de portée comparable à celle de la Réforme ou à celle d’il y a un siècle et demi. Ils pensent que se met actuellement en place une nouvelle époque qui demande révisions, réajustements, mutations, innovations. On désigne parfois par les termes de post ou d’ultramodernité ou encore de seconde modernité cette nouvelle période. En quoi les mutations contemporaines affectent-elles le protestantisme et comment y réagit-il ? On a toujours de la peine à apprécier, faute de recul, ce que nous vivons et l’analyse du présent est une entreprise hasardeuse. Sans prétendre en dresser un tableau complet et exact, je note deux éléments qui, à tort ou à raison, me frappent.

Premièrement, pendant longtemps, le protestan­tisme s’est surtout transmis familialement, de généra­tion en génération. C’est moins le cas aujourd’hui. Aux XIXe et XXe siècles, les descendants de huguenots du Poitou, d’Aquitaine, du Tarn, des Cévennes ont donné au protestantisme français ses troupes et ses cadres. Aujourd’hui, ils s’en détachent et deviennent plus rares. Les protestants d’aujourd’hui ne sont plus massi­vement les enfants de ceux d’hier, les arrière-petits-fils ou petites-filles de ceux d’autrefois. Dans l’Église Pro­testante Unie de France, les représentants de vieilles lignées disparaissent petit à petit, et on trouve un grand nombre de responsables et militants qui y sont entrés de fraîche date ; ce sont leurs parents ou eux-mêmes qui se sont convertis au protestantisme.

Le protestantisme arrive à attirer et à convaincre plus qu’autrefois des gens venus d’ailleurs ; par contre, il sait moins bien qu’auparavant conserver les héritiers de ceux qui ont naguère peuplé et animé ses Églises. D’un côté, de nombreux départs témoignent d’un déficit ou d’un échec ; de l’autre, beaucoup d’arrivées manifestent vitalité et rayonnement. Il en va de même au niveau mondial. Le protestantisme recule dans ses terres historiques, la Hollande, la Suisse, l’Allemagne, la Scandinavie. Par contre, il progresse fortement en Corée, à Taiwan, en Chine, aux Indes, en Amérique du Sud. De plus, en France et ailleurs, on voit se dévelop­per un peu partout des groupes dits « évangéliques » sans racines, sans tradition ni culture historiques.

Quelles conséquences entraîne cette évolution ? En ce qui concerne le protestantisme français, il perd de plus en plus le caractère tribal qui a été longtemps le sien : tout le monde s’y connaissait, on savait les généalogies des uns et des autres, on était plus ou moins cousins ; même quand on se disputait, on s’y sentait en famille. On peut se réjouir légitimement du renouvellement que nous vivons et qui nous aère. Il a, malheureusement, une lourde contrepartie : la perte d’une expérience, d’une sagesse, de connaissances et de réflexions accumulées durant des siècles. Il y a un gros et difficile travail à entreprendre auprès des nou­veaux protestants pour qu’ils découvrent et assimilent ce qu’a apporté le néoprotestantisme dans le domaine biblique, doctrinal et ecclésial. Le protestantisme post­moderne court le danger de se couper de la modernité d’hier, et de développer une foi vivante et ardente, certes, mais inculte, déficiente sur le plan de la pen­sée, étroite et sectaire dans sa pratique ecclésiale. La modernité redevient, comme au XIXe siècle, un combat à mener dans et pour le protestantisme.

Deuxième élément, l’époque qui nous précède a donné la primauté au calcul et a affectionné la technique. Elle comptait sur les connaissances exactes et les méthodes rigoureuses pour résoudre les problèmes de l’homme. Au pratique, à l’utile, au rentable, elle a subordonné, voire sacrifié le reste. Elle s’est reconnue dans les figures de l’ingénieur et du spécialiste. Or aujourd’hui, on dénonce souvent les méfaits de la science qui détériore gravement notre environnement. On conteste les politiques purement comptables. On dénigre les technocrates aux logiques abstraites et inhumaines. On leur reproche leur rigidité, leur impérialisme et leur fermeture à quantité de dimensions importantes de l’existence humaine.

Par contraste ou réaction, la postmodernité semble privilégier l’art. Elle s’intéresse davantage aux musées, aux spectacles, aux concerts qu’aux laboratoires et aux démonstrations. Elle cherche du sens et des valeurs pour l’existence dans l’esthétique plus que dans le savoir. En consonance, on voit apparaître une lecture de la Bible qui insiste sur la beauté du texte (le livre de M. Edwards, Bible et poésie, est à cet égard caractéristique). À la prédication comprise comme un enseignement, se substitue la narration qui entend faire vibrer plus qu’à expliquer. Les liturgies s’ouvrent à des expressions poétiques et musicales plus ou moins heureuses, et s’apparentent parfois à de véritables spectacles, à des shows, alors que les cultes de l’époque classique et moderne, très didactiques, ressemblaient plutôt à un cours dans un lycée ou une université. C’est bien d’avoir des cultes plus animés et de meilleure qualité esthétique. Néanmoins, en donnant la priorité au souci de la beauté, on est tenté de négliger ou d’abandonner la rigueur exégétique et la solidité intellectuelle que cultivaient aussi bien la Réforme que le protestantisme de l’époque précédente. De trop nombreux exemples montrent que ce risque est bien réel ; nous courons le danger qu’une forme pétillante s’accompagne d’une platitude du fond.

Après la question de la modernité, se pose aujourd’hui celle de la postmodernité. Comment l’évaluer ? Représente-t-elle une régression, un retour en arrière, une restauration qui camoufle le moisi derrière des parfums séduisants et qui masque le barbare par les scintillements de l’électronique ? Ou, au contraire, appelle-t-elle à conjuguer la ferveur avec la pensée, l’esthétique avec l’intelligence, la chaleur avec le savoir, l’action avec la réflexion, l’écologie avec la technique, le sens de l’humain avec celui de la rigueur ? La réponse à cette question n’est pas évidente, mais, à mon sens, s’ouvrir à la post ou à la seconde modernité ne doit en tout cas pas éliminer les orientations et exigences tant de la Réforme que de la première modernité, celle qui caractérise le protestantisme du XIXe siècle.

Modernité et tradition

Depuis toujours dans le protestantisme, de vifs affrontements opposent ceux qui veulent l’adapter au présent et ceux qui entendent maintenir les formes anciennes de pensée, de culte, d’organisation ecclésiale. D’un côté, on redoute une religion « barbare », selon une expression de Schleiermacher, ou « sentant le moisi », comme l’écrit Troeltsch, c’est-à-dire une religion qui ignore la pensée, la science, les idées et les valeurs de son temps. De l’autre, on craint que les tentatives d’adaptation à des contextes nouveaux ne l’altèrent, ne la dénaturent et ne la coupent du message évangélique. « Pas d’autre évangile », cette expression de l’apôtre Paul a servi dans l’Allemagne des années 80 de slogan à des protestants qui entendaient résister à des changements jugés dévastateurs.

En 1872, au cours d’un synode national à Paris, un débat très vif a opposé les partisans (les « libéraux ») et les adversaires (les « orthodoxes ») d’un protestantisme modernisé. Athanase Coquerel, un des pasteurs les plus connus de l’époque, monte à la tribune et déclare : « Pour moi, l’Église Réformée n’est pas une Église réformée une fois pour toutes, au XVIe siècle par Luther et Calvin, mais une Église qui se réforme d’âge en âge ». Pour Coquerel, quand il se modernise, lorsqu’il essaie de dire l’Évangile dans le langage de son temps et de le vivre en fonction du monde qui l’entoure, le protestantisme se montre fidèle à sa tradition et à ses principes fondateurs ; il ne l’est pas quand il répète les mêmes formules et reproduit les mêmes modèles. Il ne reste vraiment lui-même qu’à condition de changer.

Bien comprise, et Coquerel me semble l’avoir bien vu, la modernité n’annule pas ce qui la précède. Elle en reprend de nombreux éléments en les reconfigurant ; elle les insère dans un cadre (social, culturel, politique, religieux) restructuré. Elle ne rejette pas ni n’oublie le passé, mais accepte les transformations intervenues, s’y adapte et y contribue. Ce qui me semble une attitude juste. Opter pour la nouvelle modernité, celle en train d’apparaître, peut et doit se faire sans abandonner les apports de la Réforme et les valeurs du néoprotestan­tisme, mais en les repensant dans un contexte diffé­rent.

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot « Nous n’avons jamais été modernes »

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À propos André Gounelle

est pasteur, professeur honoraire de l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier), auteur de nombreux livres, collaborateur depuis 50 ans d’Évangile et liberté.

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