L’expression « congé Knausgaard » est passée dans l’usage courant. Nous émettons l’hypothèse que ce succès n’est pas sans rapport avec une quête d’authenticité et de vérité digne d’être étudiée. En effet, dans ce registre du dévoilement qui est proche de la confession, Knausgaard endosse une tradition où le récit de soi obéit, avec les réserves nécessaires, à une quête de rédemption. Nous tenterons ici de comprendre en quoi ce récit (Fin de combat, Éditions Denoël, 2020), parfois fastidieux et trivial, est un éloge d’une littérature d’émancipation intérieure qui nous réconcilie avec les aspects les plus ternes de l’existence, pour nous la restituer.
Le père déchu
Knausgaard est bloqué depuis des années, et n’a plus l’inspiration suffisante pour écrire un nouveau roman après un premier succès qui commence à dater. À vide, il prend la décision d’aller au plus proche de sa vie. Il voulait écrire un livre sur son père, mais finalement, le processus d’écriture reprend enfin avec la mort de son père. D’emblée, dans le premier tome (La mort d’un père), par le traitement particulier de cette mort, il décale les bornes d’une autobiographie au profit d’une œuvre hors du commun, sans même se soucier de la qualité d’écriture (le cliché, fécond, de l’écrivain qui renonce au style pour trouver le sien). Ainsi, il ne raconte pas son père comme tel, mais relate le nettoyage fastidieux de la maison qu’il habitait. Nous y découvrons une écriture rivée au cadavre, où les déchets s’étalent comme autant de preuves d’une vie défaite par la boisson. En nous livrant les restes de son père, comme longue introduction à son autofiction, il confesse son père, en assumant ses fautes. Récit qui s’adresse au père par une question sous la forme d’un dernier nettoyage : qui était-il ? Sous l’amoncellement des objets se cachent peut-être les raisons de cette vie gâchée et de sa rupture progressive avec les siens et le monde. Ainsi, l’auteur confesse les restes de son père, lorsque tout est trop tard, et que la relation est révolue. Restes de ce qui est délaissé, silencieux et encombrant. Knausgaard expie les fautes du père par l’écriture elle-même, en faisant récit de ce qui ne se dit pas, de ce qui est incongru.
Combat pour la vie ordinaire
Knausgaard fait le ménage, nettoie, porte des sacs… Il s’ancre dans sa vie à force de courses, de factures à payer, de garderies, de contrariétés quotidiennes, de fuite. La tonalité de la fin de son père se reporte sur l’entier de sa vie et son œuvre se comprend comme écriture de l’ordinaire. Les nécessités et les petits drames quotidiens le rattrapent toujours et il nous fait l’aveu de ne jamais être vraiment à la hauteur de ses aspirations, qu’elles soient littéraires, affectives ou familiales… Du fait de cet aveu et de la nécessité d’écrire malgré tout, il fait de sa vie un récit, son « combat ». Il lutte pour une écriture qui lui donnera une place dans un monde, pour qui il est, sans faux-semblants.
Il y a ici une analogie avec le roman cruel de Knut Hamsun (La faim, éditions Poche) sur un homme qui, au milieu de ses semblables, meurt de faim, peu à peu, dans une pérégrination urbaine sans issue. Faim réelle, et métaphore de la faim d’écrire avec tout ce que cela implique en termes d’isolement et de crises. Combien d’errance et de perte de temps ou de moyens faut-il à l’écriture pour en mourir (ou s’en nourrir) ? Quel degré de perte de soi et d’indécision, d’heures galvaudées sur une page blanche faut-il pour quelques mots ? Knausgaard, affamé, manifeste le dépouillement de l’écriture littéraire, et l’ampleur de son sacrifice. D’ailleurs, son roman commence par la trahison du père, par l’envers du décor. Il n’y aura rien d’édifiant à en conclure si ce n’est qu’il ne le referait pas. En dernier ressort, pour sauver l’écriture, il s’est offert en pâture, lui, ses proches, son univers.
Une confession contemporaine
Knausgaard nous livre son combat, et s’y perd, regrette d’en avoir trop dit. Mais il nous aura réconciliés avec une certaine idée de la vie ordinaire. Tout s’y noue, y compris le grandiose, y compris la naissance ou la mort. Il s’agit de confesser ce qui est pensé au supermarché ou en faisant le ménage, en menant les enfants à la garderie, ou encore en visitant un grand-père malade. Il y a des moments plus théoriques dans l’œuvre de Knausgaard, mais il rappelle que c’est là le sel de la vie. Et si cela ne marche pas, il faudra l’écrire
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