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La Passion selon saint Marc de Michael Levinas (2/2)

L’œuvre est construite en trois parties, le texte de l’Évangile étant de part et d’autre encadré par des textes « juifs », qui constituent son contexte d’énonciation. Les trois parties reposent sur des langues différentes : la première partie est en hébreu et en araméen, la partie évangélique en ancien français, et la troisième partie en allemand. Le Kaddish est en araméen, qui lui confère une aura presque magique : selon la légende, c’est la seule langue que les anges ne peuvent intercepter, et qui pour cette raison parvient directement au créateur.

L’Évangile central est mis dans la perspective des première et troisième parties qui en modifient toute la perception. La première partie fait entendre d’une part le Kaddish, qui est la glorification de Dieu à travers la mort, et la prière El Maleh Rahamim, qui est l’hommage au mort. En plus de ces deux prières, une cantillation psalmodique récite le nom de certains des morts de la Shoah. Les textes choisis constituent l’ensemble liturgique de ceux qui sont dits lors du Yom hashoah à la synagogue (Kaddish, El Maleh Rahamim, noms des déportés). C’est alors la prière synagogale qui est portée sur scène et qui ouvre le récit de la Passion. Cet ordonnancement du livret permet d’éviter la sensation que la Passion christianise la Shoah : on a au contraire l’impression que la Passion est relue dans une perspective juive.
Le compositeur a choisi, parmi les quatre évangiles, celui selon Marc, en s’arrêtant avant même la finale courte (16,8), au chapitre 15, lorsque la pierre est mise sur le tombeau. S’arrêter sur la clôture du tombeau ferme la porte à l’entrée de la Résurrection dans la Shoah, et surtout à une lecture sotériologique de la souffrance. Chez Marc, les femmes, à la différence des 12, n’ont pas pris la fuite, trahi ou renié : ce sont les seules à avoir accompli totalement le parcours du disciple. Dans la Passion de Levinas, la femme au parfum épandu tient une place absolument centrale, et la présence féminine est renforcée par les additions textuelles de poèmes du XVe siècle, qui font intervenir Marie et Marie-Madeleine qui incarnent la figure du proche souffrant.

Elles font écho au poème de Celan de la troisième partie, qui fait à l’inverse entendre le fils qui pleure la mère qui ne reviendra pas, ce que Michael Levinas appelle la Pietà renversée. Le lien le plus fort entre la poésie de Celan qui clôt la pièce, et l’évangile qui en est au cœur, est donc porté par une addition à l’évangile qui se trouve être le pilier autour duquel s’articule la disparition du fils pour la mère et de la mère pour le fils.

La musique ajoute une strate supplémentaire au sens : l’instrumentation tisse des liens entre les différentes parties, le mot Yizkor qui domine la première partie est lié à un intervalle particulier et récurent (la tierce descendante), très marquant, qui devient le motif principal du poème de Celan. Les liens entre la musique du Kaddish de la première partie et celle de la crucifixion constituent l’autre lieu de sens central de l’œuvre. Les archets percutent les cordes (arco battuto) au lieu de les frotter, au tout début de l’œuvre, lors de la lecture des noms, mais aussi au moment où Jésus est crucifié. Les textes choisis favorisaient déjà des images en miroir, des rappels entre les parties. Mais c’est bien la musique qui en crée l’unité, qui lui donne une portée interreligieuse, et qui parvient à dépasser l’indépassable, et à relier la Passion à la Shoah. Par ailleurs, si le texte chanté des solistes est intelligible, celui des chœurs, à 36 voix distinctes, ne l’est pas : sa fonction est autre, il porte le tremblement.

À la question « peut-on composer de la musique après Auschwitz ? » le compositeur répond un « oui », mais un oui qui tremble, qui fait mémoire de l’irréparable action des hommes et de la souffrance qu’elle engendre avec une crainte métaphysique et musicale qui évoque en creux celle de Rudolf Otto : la musique tremble non pas devant le numineux (un sentiment de présence absolue, une présence divine), mais devant l’absence de Dieu.

Cet article est la seconde partie du texte de Constance Luzzati consacré à la Passion selon Marc. Vous pouvez retrouver la première partie dans le numéro 357 de mars dernier.

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À propos Constance Luzzati

est harpiste, professeur de culture musicale à Paris, et étudiante en théologie à Genève. Elle est titulaire d’un doctorat de musique, de plusieurs premiers prix du conservatoire de Paris et de concours internationaux.

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