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La République, semper reformanda

 

Voyons d’abord le contexte général, et revenons à l’invitation de Ricoeur à accepter, dans le processus démocratique, la division et la conflictualité, « tout en se fixant comme modalité d’associer chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions ».

Quand j’ai écrit Le Retour du Prince en 2019, nous baignions en plein espoir du consensus, ce fantasme très fort, porté par Emmanuel Macron, que, si on prenait au centre les meilleurs de gauche et de droite, on obtiendrait un gouvernement, teinté d’expertise, qui choisit les bonnes solutions à la place des citoyens, ou pour leur « bonheur », même quand il s’agit de le faire malgré eux…

Je crois que ce sentiment s’est renforcé dans les premiers temps de la pandémie. Nous étions là vraiment revenus à un État tutélaire, qui a complètement exclu les citoyens de la décision politique, puisque nous étions tous objets de ce que nous arrivait, et aucunement les sujets d’une codécision politique. Je me souviens notamment d’une réponse de Jean Castex à la représentation parlementaire qui l’interrogeait sur les conditions de mise en place du premier confinement et les erreurs du gouvernement concernant la gestion de la pandémie au cours de la première année. Il avait répondu – je le cite de mémoire – : « C’est le rôle de la représentation nationale de poser ces questions, mais je vous rappelle que ce genre de décisions ne relève que du pouvoir exécutif », c’est-à-dire le gouvernement et le président de la République.

Une première chose indispensable, me semble-t-il, est de sortir de cette logique de consensus pour réaccepter la division. On n’y est pas encore, bien que j’aie eu espoir à un moment donné qu’Emmanuel Macron puisse le faire, mais on voit bien que la posture dans laquelle il se place – alors que nous sommes à quelques semaines de l’élection présidentielle – est totalement de surplomb, dans laquelle il dit qu’il ne dialoguera pas sur ses options avec ses concurrents. On est vraiment dans la poussée à l’extrême de la logique que je dénonçais dans la conclusion du Retour du Prince : on use et on abuse de son avantage – en outre la guerre rend le débat difficile –, on ne se plonge pas dans l’arène et on n’accepte pas le principe de faire face à des divisions.

Pourtant ces divisions s’expriment dans la société française, elles sont lisibles dans la polarisation extrême du champ politique, qui va de candidats très forts, de l’extrême droite à l’extrême gauche, qui mettent en scène des récits très différents de ce qu’est la France, de ce que doit être la politique, de ce qu’est notre rapport à la communauté.

Retrouver le débat

Il faudrait déjà, me semble-t-il, créer des conditions qui permettent de réguler l’élection présidentielle.

D’abord, les débats ! Comment fait-on pour réintroduire du débat et ne pas considérer le consensus comme une norme – norme qui est en outre en permanence introuvable ? Il est paradoxal que M. Macron ne cesse de prêcher le consensus national, mais lui-même refuse la délibération, qui permettrait de créer un consensus qui ne soit pas dicté par le haut.

Prenons la Convention citoyenne pour le Climat – qui est la forme la plus proche de ce que j’imaginais, lorsque j’ai écrit mon livre, de ce que pourrait être un retour de la délibération. On voit bien que le problème de cette Convention n’est pas qu’elle n’a pas fonctionné, ce n’est pas que les citoyens n’ont pas joué le jeu – ils l’ont fort bien joué ! On prend 500 personnes tirées au sort, issues de tous les courants de la société, dont la majorité ne sont pas des spécialistes ni des experts, et ils vous proposent un programme de transition écologique radical en quelques mois. Cela montre que des citoyens, quand ils sont confrontés à des faits qui sont clairement instruits, sont capables de prendre des décisions. Mais il se trouve qu’on n’est pas allé au bout du phénomène, on ne les a pas impliqués dans l’élaboration du processus législatif subséquent à ce que le peuple souverain avait proposé.

Nous vivons en France dans une telle hypertrophie du pouvoir exécutif – qui se croit tellement tout-puissant et qui n’est pas contesté par des contre-pouvoirs – que l’on considère que la séparation des pouvoirs permet surtout d’affirmer que le pouvoir exécutif a tout pouvoir et que les autres sont là pour questionner, interroger éventuellement, mais jamais décider. La principale raison de leur « échec » n’est pas que le mécanisme par lequel ce type de Conventions citoyennes est mis en œuvre ne fonctionnerait pas ; il faudrait tout simplement aller au bout du processus. Les élus se plaignent que dans ce pays la démocratie participative ne fonctionne pas, mais lorsqu’elle marche, ils font en sorte qu’elle ne débouche pas dans les décisions qu’ils prennent in fine. Il y a un monopole de la prise de décision par le pouvoir exécutif qui empêche tout simplement à la délibération populaire de pouvoir s’exprimer.

— Cette idée de la démocratie participative s’est invitée dans la campagne chez plusieurs candidats. Mais il s’agit toujours d’une initiative de l’écoute qui vient d’en haut.

C’est amusant que vous me disiez cela car je faisais aujourd’hui travailler mes étudiants de master sur un article qui traite du Comity Organizing des classes populaires aux États-Unis, qui pose la question de savoir comment on fait parler des communautés qui ne sont représentées par personne, ni par aucun parti. Nous parlions de la représentation comme d’une performance. Il faut qu’à un moment donné, il y ait des représentants qui puissent, par une performance, montrer qu’ils sont issus de la communauté qu’ils représentent, qu’ils en comprennent les besoins, les enjeux, sans jamais perdre le lien avec elle. Au lieu d’un dialogue qui part du haut, il faut établir un dialogue par le bas.

Je pense qu’il s’agit là d’une des solutions très concrètes pour retisser un lien entre les représentants et les représentés. Il faut avant tout avoir des représentants qui fassent un travail par le bas pour être à l’écoute de ce que souhaitent les citoyens qu’ils sont censés représenter, et ne pas se contenter de les écouter et ensuite de leur dire « Je vais décider en fonction de ce que vous m’avez dit ! » Il est indispensable de maintenir un lien interactif avec les modalités de décision. Aux États-Unis, on appelle ces formes de délibération des grassroot campaigns : des délibérations par la racine, dans lesquelles vous travaillez avec des gens au quotidien. Il ne faut pas que cela s’arrête au moment où ils ont exprimé leur insatisfaction, comme nous l’avons vu avec le grand débat qui s’est résumé à un exposé de doléances.

Comment sortir de l’impasse ?

Hélas, tout ceci restera un catalogue de bonnes intentions tant qu’on ne fera pas de réforme du pouvoir exécutif en France. Dans l’état actuel des institutions, on peut faire tout ce que l’on veut, ça ne changera jamais. La distance critique entre les citoyens et la politique ne fait que croître. Les citoyens se sentent dépossédés de leur voix – cela risque de se manifester par une abstention record à la prochaine élection, d’autant plus qu’elle paraît gagnée par avance, même si on n’est pas à l’abri d’une surprise inattendue. La seule solution, à mon avis, est une réforme des institutions. Je suis plutôt légitimiste sur le plan institutionnel, mais j’en arrive vraiment à la conclusion que le nœud du problème se trouve dans la façon dont sont organisées les deux têtes de l’exécutif, aussi dans les rapports entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

L’actuel rapport exécutif/législatif produit un parlement totalement rabaissé, un président totalement hypertrophié, et surtout une absence quasi totale de contre-pouvoirs institutionnels, qui puissent agir comme censure du pouvoir exécutif.

La seule instance, qui est devenue de facto une instance de contre-pouvoir, est le Conseil d’État, qui peut s’exprimer sur les lois ou les décrets. Mais il n’y a pas chez nous de contre-pouvoir institué, comme les Checks and Balances qui existent aux États-Unis, où le Congrès surveille le Président, et inversement. Ce n’est que par une solution de ce type qu’on pourra avancer.

Il faut retrouver une meilleure répartition des pouvoirs entre les deux têtes de l’exécutif, réattribuer à chacun les rôles que l’actuelle Constitution a prévus pour eux : le Premier ministre dirige une majorité parlementaire et gouverne le pays ; le Président lance de grandes impulsions et, surtout, est l’homme de l’international. Tant qu’on ne rétablira pas une séparation de ces deux pylônes, qu’on restera dans cette hyperprésidence totalement archaïque, on ne pourra pas établir un processus dans lequel, seulement dans un second temps, on implique les citoyens de manière plus directe dans des processus d’élaboration des décisions collectives.

Ce qu’il nous manque, ce ne sont pas les procédures ; on a vu, avec la Convention citoyenne pour le Climat, qu’on est capable d’en inventer assez rapidement, et elles fonctionnent. Le problème est la façon dont le pouvoir exécutif exploite – ou refuse d’exploiter – les résultats d’un processus qui a été absolument remarquable : c’est là que le bât blesse ! Cela montre clairement que c’est à l’origine du pouvoir que se situe le problème : nous sommes face à un pouvoir sans partage, et qui se revendique comme tel !

Je fais un lien là avec ce que je vous disais à propos d’Emmanuel Macron. Il est, a priori, assuré d’une réélection – sauf surprise… –, mais cela ne l’empêche pas de maximiser son avantage et de refuser de faire ce qu’il avait promis de faire en 2017 : remettre ses acquis en jeu, se mettre en danger, être capable d’accepter la contradiction démocratique – comme son maître à penser Paul Ricœur y invitait. Au contraire, il reste sur le confort de l’Aventin de la Cinquième République, ce qui, pour moi, sur le plan démocratique, est absolument scandaleux et ne correspond plus aux besoins de la Nation.

Nous en revenons à ce que j’exposais au début du Retour du Prince : comment expliquer que, alors qu’il y a une demande de participation qui n’a jamais été aussi forte de la part des citoyens, en France comme dans la plupart des grandes nations démocratiques avancées, nous restions englués dans une verticalité du pouvoir qui ne correspond plus ni aux besoins, ni aux attentes de la population ?Ceci génère une insatisfaction et une distance croissante avec la politique.

Tiré d’un entretien avec Patrick van Dieren

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À propos Vincent Martigny

est docteur en sciences politiques. Professeur agrégé de sciences politiques à l'Université de Nice, il dirige également un programme d'Affaires publiques à l'École Polytechnique. Ses recherches portent sur les manifestations contemporaines du nationalisme français, les débats relatifs à « l’identité nationale », et les formes contemporaines du leadership en démocratie. Il collabore au journal Le 1 et à France Inter.

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