Jamais, depuis maintenant près de quatre-vingts ans, nos démocraties occidentales n’ont été à ce point critiquées, vilipendées et tournées en dérision par les extrêmes, qu’ils soient de gauche comme de droite. Jusque chez ceux qui se réclament encore de notre vieux système démocratique libéral, la tentation du populisme en vient désormais à se présenter sous des airs presque naturels : culte de l’homme providentiel, dérives verbales (au nom d’une certaine « spontanéité »), dénonciation de boucs émissaires, « reductio ad Hitlerum » et j’en passe. La possibilité même d’un débat affirmé mais respectueux tend donc à s’effacer et la tolérance, elle, à désigner le droit que j’aurais à proférer mes opinions sans les voir jamais contester. On en viendrait presque à croire que ce qui motive désormais nos engagements politiques, ce n’est plus une certaine idée de l’intérêt général ou du bien commun, mais bien la dialectique dont parlait jadis le « juriste » du IIIe Reich, le philosophe Carl Schmitt (1888-1985) : celle de l’ami et de l’ennemi. Si tu penses comme moi, tu es mon ami. Si tu penses autrement, te voilà mon ennemi, merci de passer ton chemin.
Il n’est dès lors guère surprenant que, comme le relève François Sureau, nous assistions « sans mot dire au remplacement de l’idéal des libertés par le culte des droits ». De citoyens « aimant la liberté des particuliers », comme disait Rousseau, nous semblons redevenir à bas bruit des sujets « vantant la tranquillité publique » : libertés publiques entravées, séparation des pouvoirs contestée, principes du droit criminel ébranlés – tout cela pour nous assurer cette soi-disant mère des libertés : la sécurité. Tout cela pour interdire ou, en tout cas, faire durablement taire des opinions qui peuvent nous heurter, nous « désécuriser ». Tout cela, oui tout cela, alors même que la pauvreté concerne beaucoup trop de nos concitoyens. Tout cela, alors que des enfants ukrainiens meurent sous les bombes. Tout cela, alors que notre écosystème s’effondre. En termes théologiques, notre époque est celle de toutes les tentations : tentation du renoncement, tentation de regarder ailleurs, tentation de la servitude et, surtout, tentation de l’oubli – cette « ruse du Diable », comme l’écrivait Rigord, un moine de l’abbaye de Saint-Denis vivant au XIIIe siècle. Or, notre Europe, notre France et notre démocratie, aussi malades soient-elles, sont les enfants d’une longue histoire, faite de combats intellectuels, de principes intangibles, d’utopies aussi, qu’il vaut la peine de ne pas oublier. Relire nos classiques, désaltérer nos intelligences à l’onde de nos grands penseurs, aussi contradictoires soient-ils, est plus que jamais nécessaire, surtout en cette période d’élection présidentielle.
C’est pour cette raison que la rédaction d’Évangile et liberté a choisi de proposer à ses lecteurs un dossier « anthologie » regroupant plusieurs opinions en matière politique et religieuse énoncées au fil des cinq derniers siècles et dont il nous a semblé qu’elles pouvaient encore nous aider à penser notre engagement en ces temps si troublés.
À lire le dossier « Religion, liberté et démocratie Quelques repères pour penser nos engagements »
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