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Dieu ! Vers l’ultime et au-delà

 

Le 21 avril 1941, voici tout juste quatre-vingts ans, le théologien allemand Rudolf Bultmann (1884-1976) prononçait devant la Société pour la théologie protestante une conférence qui devait faire l’effet d’une bombe : Nouveau Testament et Mythologie. Bultmann y déclarait en effet, dans un passage devenu fameux :

 L’expérience du monde et la prise de contrôle du monde ont atteint un tel développement dans la science et la technique qu’aucun homme ne peut sérieusement s’en tenir à l’image du monde du Nouveau Testament ni d’ailleurs ne s’y tient.

Par-delà l’affirmation, discutable, d’un triomphe définitif du regard technicien sur le monde, le propos de Bultmann reste d’actualité : notre représentation du monde et de l’homme n’est plus celle des auteurs du Nouveau Testament. Il nous faut donc « démythologiser » les récits qui nous y sont proposés. Les miracles, la résurrection, l’Ascension : tous ces événements rapportés par les évangiles sont en effet des représentations mythologiques que tout homme moderne un tant soit peu honnête ne peut plus croire telles quelles. Attention toutefois : ce que Bultmann entend faire, ce n’est pas abandonner purement et simplement ces mythes, mais bien les interpréter au moyen des catégories de la philosophie de l’existence de Martin Heidegger (1889-1976). Ce que l’entreprise de démythologisation se propose donc de réaliser, c’est d’en saisir « l’intention propre ». Et de ce point de vue, la réflexion de Bultmann reste particulièrement utile, pour la prédication en premier lieu : en mettant l’accent sur la dimension existentielle des textes du Nouveau Testament, elle permet de transmettre l’essentiel du message de l’Évangile (le kérygme) en des catégories qui peuvent encore être entendues par ceux, nombreux, qui ne croient plus au miraculeux.

Malgré ses nombreux avantages, la démarche de Bultmann demeure cependant incomplète. Ce qui est en effet frappant lorsqu’on lit sa conférence de 1941, c’est que la plupart des contenus traditionnels de la foi chrétienne s’y retrouvent traduits en termes existentiels. Tous, sauf un : Dieu. C’est du reste un reproche qui lui a été adressé par certains théologiens depuis la publication de son texte. Or, ce point me semble mériter d’être repris aujourd’hui, car il y a urgence à repenser la notion de Dieu. Trop souvent, la discussion théologique contemporaine semble minimiser ce point en en faisant, du coup, un angle mort du propos. Sans doute faut-il y voir un signe du repli sociologique qui frappe les élites ecclésiales et théologiques chrétiennes, toutes confessions confondues : comme ils se retrouvent principalement entre eux et n’interviennent plus guère dans un contexte autre qu’ecclésial (œcuménique ou pas), les théologiens et les représentants ecclésiastiques ne se sentent plus requis, comme cela a pu être le cas par le passé, d’expliciter un certain nombre de réalités dont ils entendent parler, à commencer par la plus importante. Abyssus abyssum invocat : le vide appelle le vide. Moins nous explicitons les concepts dont nous usons, plus nous sommes enclins à laisser la question de côté. C’est sans doute une des grandes différences entre notre époque et la situation qui prévalait encore du temps de Bultmann, même si, bien sûr, le repli était déjà en train de s’amorcer avec une Église confessante toute concentrée sur sa lutte contre Hitler et peu encline à se soucier de l’interprétation des textes bibliques.

Si l’on tient donc à réfléchir à ce que le mot « Dieu » signifie pour nous aujourd’hui, il n’est pas inutile de se retourner pour voir comment, par le passé, les théologiens l’ont compris. Or, même un rapide coup d’œil à l’histoire du concept « Dieu » permet de se rendre compte du fait que les penseurs chrétiens n’ont cessé de le remettre sur le métier pour lui donner des significations très souvent contradictoires. Dieu, en effet, est une réalité particulièrement mouvante du discours théologique à travers les siècles. Ainsi, si l’Ancien Testament comporte de nombreuses descriptions « corporelles » de Dieu, la tradition théologique chrétienne des premiers siècles a, quant à elle, tenu à insister sur sa dimension purement spirituelle. Autre exemple : tandis que certains théologiens ont décrit Dieu comme immortel (et donc comme situé dans le temps), d’autres l’ont présenté comme éternel (donc non soumis au temps). Enfin, on peut relever que si on a longtemps insisté sur le caractère immuable de l’être de Dieu, plus récemment certains auteurs ont parlé de son « devenir » voire de sa « mort ». Tout cela pour ne rien dire des divergences entre ceux qui insistent sur la transcendance de Dieu et ceux qui le considèrent plutôt comme immanent. Ce n’est donc pas sans raison que l’historien australien des religions Philip C. Almond a pu récemment publier une histoire du concept de Dieu en lui donnant comme sous-titre : « une nouvelle biographie », soulignant ainsi le fait que cette notion est née à un moment de l’histoire et a connu, comme toute existence, des transformations. On songe bien sûr à ce que disait Auguste Sabatier (1839-1901), professeur à la Faculté de théologie de Paris, au sujet des dogmes, qu’il comparait volontiers à des organismes vivants appelés à naître, se développer et, pour certains, mourir. Pour filer la métaphore, on pourrait ajouter que comme toute vie, celle du concept de Dieu n’a pas été sans ambivalences.

Ce qu’Almond montre au travers de son livre, c’est en effet la récurrence des paradoxes que révèle la comparaison des différents discours sur Dieu à travers les siècles, mais aussi, et peut-être plus encore, le fait que le concept « Dieu » demeure une réalité soumise à l’histoire, c’est-à-dire une réalité dont la définition demeure indissociablement liée à une époque, une culture ou un individu. Vouloir penser Dieu en dehors de l’histoire, c’est-à-dire sans tenir compte de la compréhension que chaque époque, chaque culture et chaque individu a pu en avoir est un objectif illusoire. Il faut que les chrétiens assument le fait que lorsqu’ils disent « Dieu », ils parlent en vérité d’eux-mêmes et de leur préoccupation ultime, ici et maintenant – « ultimate concern », pour reprendre l’anglais de Paul Tillich.

Bien sûr, une telle affirmation peut se révéler perturbante car elle implique que ce sur quoi nous nous appuyons, ce qui, au cœur de la détresse ou de la souffrance , peut nous servir de rocher est quelque chose de relatif à notre situation dans le temps et l’histoire. Mais si on y réfléchit, cela ne devrait pas être pour nous une source d’angoisse. Au contraire, reconnaître que Dieu se révèle toujours et à nouveau autre à travers l’histoire peut aussi venir alimenter ce courage d’être dont parlait Tillich et dont nous avons tant besoin au cœur des tempêtes de nos vies. L’être humain sera toujours à la recherche du sens ultime de son existence. Jamais il ne cessera de s’interroger sur le mystère du monde ou de la vie. Or, face à ce désir de comprendre, force est de reconnaître que Dieu ne cesse de se dérober, de fuir notre volonté de le cerner voire de le contrôler. Est-ce à dire que cela devrait nous dissuader de nous lancer à notre tour à sa recherche ? Certes non ! Car c’est justement parce qu’il se soustrait toujours et encore à nos représentations que Dieu est justement pour nous source d’inspiration pour notre présent. Oui, il nous faut vivre avec le fait que Dieu sera toujours celui qui se révèle justement parce qu’il se cache : c’est parce que nous aurons reconnu que nous ne pouvons en dévoiler le mystère que nous serons à même d’en parler le mieux mais aussi de le laisser être pour nous plus qu’une béquille : une source renouvelée d’espérance. Cela, c’est précisément le cœur de la foi : nous ne savons pas, au fond, qui est vraiment Dieu, mais c’est justement ce qui nous porte, nous nourrit et nous invite à regarder vers demain avec l’espérance d’un Dieu qui fait toute chose nouvelle et qui, toujours, revient à nous, même si c’est sous un nouveau visage.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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