Le récent décès du formidable créateur japonais Kenzo Takada a une importance qui dépasse la simple longueur d’ourlet ; il fut tout simplement l’inventeur du défilé de mode contemporain avec musique, lumières et mannequins virevoltants, proposant aux femmes une manière extrêmement nouvelle de vivre, de bouger, d’être elles-mêmes, de s’amuser, sans contrainte de goûts, de couleurs ou de styles, prenant ainsi sa place dans la lignée des couturiers et créateurs d’avant-garde qui prônent l’émancipation de la femme. Et cependant, la mode, hormis quelques rares et brèves périodes de l’histoire, a longtemps été emblème de contrainte pour le sexe féminin, en corsets, paniers, fanfreluches, lourds jupons et étouffantes broderies – en clair de tout ce qui pouvait restreindre le mouvement – transformant le beau sexe en femme-tronc, et asservissant son corps dans une prison portative, jusqu’au début du XXe siècle.
Liberté de bouger
C’est Coco Chanel, une femme de caractère, qui a restitué au sexe noble sa liberté de bouger, et par là même lui a fait reprendre possession de son corps en ôtant tout ce qui n’était pas indispensable au mouvement ou à l’esthétique ; Yves Saint Laurent l’a mis en costume masculin pour affirmer l’égalité des sexes au moment où les femmes ont pu disposer de leur propre compte en banque et carnet de chèque ; mai 1968, en passant par-là, a mis hommes et femmes en bluejeans et en chemises indiennes créant le concept « d’unisexe », les années 2000 ont ensuite achevé le processus en habillant toute la société en tenue de sport urbain avec plus ou moins de bonheur. Certes, il y a eu des périodes de liberté pendant lesquelles la femme, jusqu’ici entravée, se libérait, seule, comme après tout grand changement social, à l’image des Merveilleuses sous le directoire, exhibant des robes transparentes qu’elles mouillaient pour coller au corps, à l’instar de « Notre Dame de Thermidor », la populaire Mme Tallien. Il s’agissait déjà d’émancipation, et les frères Goncourt ne s’y sont pas trompés qui ont déclaré que « La révolution de Thermidor a été la victoire de la femme ».
La mode, une sociologie
Car, ne nous y trompons pas, la mode, c’est avant tout de la sociologie et le vêtement en est la démonstration. Par exemple, on peut voir que la liberté du mouvement est sœur de la liberté de la presse et que les sociétés totalitaires imposent l’uniforme, la dépersonnalisation, et l’information unique là où nos sociétés permissives se gardent de censurer journaux et tenues vestimentaires. C’est pourquoi, une phrase saugrenue du ministre de l’éducation a soulevé une polémique en réclamant aux élèves de porter « une tenue républicaine ». J’ai eu beau chercher dans l’histoire de notre nation, chez les créateurs de mode, je n’ai pas trouvé l’ébauche de ce que pourrait être une telle tenue. Ce n’est pas la peine de finasser. Nous soupçonnons à qui s’adresse ce discours : aux femmes en devenir que sont les jeunes filles de nos écoles. Rien bien entendu pour la gent masculine. Traduisons : républicaine signifie ni trop couverte (voilée), ni trop découverte (crop top), ce que nous pourrions traduire par décente. Mais aussi laïque, mais aussi contrainte. Ainsi, une nouvelle fois, c’est aux femmes que l’on demande de faire un effort et de perdre une part de liberté récemment gagnée. Ah, si l’on pouvait revenir aux uniformes, comme pour les demoiselles de St Cyr, pour lesquelles Mme de Maintenon avait édicté un code minutieux que ne renierait sans doute pas le ministre, mais qui passerait mal dans notre société « républicaine ». Car il s’agit bien ici de liberté, ou plutôt de privation de liberté. De ce fait, la République redeviendrait-elle, comme à l’origine, la gardienne de la bienséance et de la vertu dont elle a dépossédé l’Église ? Autres temps, autres mœurs. Si notre République a eu raison d’imposer aux enfants et aux adolescents une tenue laïque, sans distinction religieuse, et sans emprisonner le corps – toujours des jeunes filles – on peut légitimement s’interroger sur le fait que l’État soit dans son rôle en tentant d’effacer toute sexualisation de leur anatomie. Que craint-on ? Un remake de « la journée de la jupe » ? Les règles de la mode ont échappé aux créateurs et couturiers qui, depuis longtemps, ont cessé d’imposer leurs oukases ; ce n’est donc certainement pas à l’État de régenter quelque chose qui lui échappe d’ailleurs totalement. Car c’est de la rue que naît aujourd’hui la mode ; des faubourgs, elle a déménagé vers les banlieues. N’est-ce pas justement ce que craint notre ministre ? Le pouvoir de la rue en tant que symbole du désordre ? La fin du « suprême bon ton », l’anarchie ? Vain programme. La mode est un phénomène cyclique qui a ses propres règles.
Égalité vestimentaire
Par opposition, pour ceux qui doutent encore des rapports entre vêtement et sociologie, il suffit de jeter un œil sur nos Églises. Lorsque les femmes ont acquis le droit de devenir pasteures, personne n’a songé à leur créer une tenue différente de celles des hommes, ainsi il y a une égalité affirmée jusque dans les vêtements sacerdotaux. La tenue de docteur s’est imposée d’elle-même ; le noir est prescrit afin que l’attention se concentre sur la Parole. Dans l’Église catholique, à l’inverse, les femmes, religieuses, sont en noir ou en sombre afin de passer humbles et inaperçues alors que les hommes sont en or, en pourpre, voire en blanc pour attirer le regard et théâtraliser le geste liturgique. D’un côté, un système prônant la parité, de l’autre une hiérarchie masculine déclarée, qui reflète bien la politique de chaque Église. Par charité, nous ne répéterons pas les paroles enflammées de Melanchthon dans son prêche de 1527.
Un difficile équilibre
Nous voyons donc très clairement les limites et la complexité de l’exercice. Notre République est finalement cernée par plusieurs propositions répondant à autant de demandes. D’un côté, des créateurs et couturiers dont le travail créatif n’est soumis qu’à la seule loi de la gravité et qui n’hésitent pas à proposer des tenues qui plaisent à la jeunesse au risque de choquer le bourgeois, de l’autre, un État qui semble vouloir donner des règles de bienséance, et pour parler républicain, de vertu. À l’opposé, des maisons de prêt à porter (qui sont cependant peut-être les mêmes) et qui n’ont en tête que la loi du marché n’hésitant pas un instant à proposer aux femmes voiles ou burkinis car elles y voient une demande grandissante et s’y adaptent. La République, par un retour de balancier, interdit sur son sol, pour des motifs plus ou moins spécieux – sécurité, hygiène – ces tenues qu’une autre banlieue réclame. Le juste milieu existe-t-il, et où se situe-t-il ? N’oublions pas que nous vivons dans une France où l’interdiction faite aux femmes de porter le pantalon n’a été abolie qu’en… 2013. Pour preuve, il est amusant de voir la gendarmerie faire, sur les plages, la chasse aux femmes qu’elle considère trop dénudées et à celles qu’elle trouve trop couvertes. La République devient schizophrène par rapport au vêtement. L’explication vient peut-être du fait que la mode elle-même est schizophrène, entre devoir de créativité et devoir de rentabilité. Un pasteur, dans un ancien sermon, regrettait que les uniformes et leurs codes aient disparu et que les gens ne soient devenus que des mannequins. Il avait tort. Sa vision de la société était nostalgique et passéiste. La société, heureusement, n’est pas figée, et les règles ne sont pas établies une fois pour toutes. C’est la condition sine qua non pour la liberté des femmes, dans un monde régi par des hommes.
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