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Lire la Bible au travers du Coran : les origines confessionnelles du comparatisme

 

On se représente souvent la naissance de la méthode historico-critique comme le fait d’érudits se détachant abruptement de leur confession et d’une lecture trop dogmatique de la Bible. Or, la réalité historique est assez différente, au point que l’on pourrait tout aussi bien affirmer que c’est plutôt parce qu’ils s’enracinaient profondément dans leur culture confessionnelle que certains savants protestants ont fait progresser l’approche historico-critique. La lecture comparative des textes des grandes religions en est un exemple particulièrement éclairant et peu connu.

L’hébreu, langue-mère de l’humanité

Une ancienne tradition, remontant probablement à l’apologétique juive et que l’on retrouve aussi bien chez les Pères de l’Église qu’au Moyen Âge, faisait de l’hébreu la langue-mère de l’humanité, celle parlée par Adam et Ève. Salimbene de Adam (1221-1288) raconta ainsi que l’empereur Frédéric II (1194-1250) avait confié plusieurs enfançons à des nourrices en leur ordonnant de ne jamais leur adresser la parole. Le but de l’expérience était de montrer que, sans apprentissage d’une autre langue, les bambins parleraient finalement… hébreu ! Naturellement, et comme on pouvait s’y attendre, les enfants moururent tous les uns après les autres. La référence à Frédéric II est intéressante, puisque le souverain germanique vivait alors dans un contexte d’échanges et de tensions entre christianisme et islam. Or, on sait que la question de la primauté de l’arabe ou de l’hébreu était alors disputée entre les deux religions.

Au XVIe siècle, la question des rapports entre les deux langues sémitiques fut reprise à nouveaux frais par des arabisants comme le catholique Guillaume Postel (1510-1581) ou le protestant Joseph Juste Scaliger (1540-1609). Tous deux insistaient en effet sur l’intérêt de la culture arabe pour comprendre, par exemple, les différences de calendrier entre cultures et en arriver ainsi à une théorie générale des computs. Dans un contexte marqué par la première édition du Coran (Bâle, 1543), les protestants se lancèrent donc dans une étude approfondie des textes arabes. Il faut dire que cette édition bâloise avait été préfacée par Luther, ce qui induisit chez beaucoup de théologiens une sorte de « sentiment de propriété » à l’égard du texte sacré de l’islam, pour reprendre l’expression d’Alastair Hamilton. Scaliger forma ainsi nombre d’érudits qui reprirent le flambeau de ses recherches. Parmi eux se trouvait le Hollandais Thomas Erpenius (1584-1624).

L’arabe, langue-fille de l’hébreu

Comme nombre de ses contemporains étudiants, Erpenius fit le tour des centres universitaires protestants d’Europe. Après Leyde et Oxford, il se rendit ainsi  à Paris puis à Saumur. En 1611, craignant pour sa vie dans un Paris où régnait une forte agitation confessionnelle à la suite de l’assassinat d’Henri IV, il se réfugia à Conflans-Sainte-Honorine. Il y fut bientôt rejoint par un morisque (musulman d’origine espagnole), alors réfugié en France : Ahmad ibn Qâsim al-Hajarî (v. 1570-v. 1640). Ce dernier lui proposa ses services. Erpenius en profita pour approfondir ses compétences en arabe et étudier le Coran ainsi que la tradition musulmane. Il découvrit alors que, pour le citer, certaines doctrines musulmanes « n’étaient pas si évidentes à réfuter. » Son voyage en France et son travail sur le Coran furent également pour lui l’occasion de mesurer la parenté qui existait entre l’hébreu et l’arabe, comme il l’écrivit à l’érudit protestant Isaac Casaubon (1559-1614) : « Chaque jour je découvre davantage l’affinité de l’arabe et de l’hébreu ; elle est même si grande, qu’à mon avis presque toute la langue hébraïque peut être transformée en l’arabe selon certaines lois, là même où il ne semble y avoir aucun rapport entre les deux. »

L’érudit hollandais acquit en effet la conviction que l’arabe était l’enfant aînée de l’hébreu et que « contempler le visage de la fille permettait de se remémorer celui de la mère ». Erpenius fut bientôt nommé professeur d’arabe à l’université de Leyde, dans un poste qui venait d’être créé. En 1620, son enseignement fut élargi à l’hébreu. Dans différentes publications, il revint sur cette idée d’une parenté entre l’hébreu et l’arabe et avança une proposition exégétique révolutionnaire : la signification des mots hébreux de la Bible pouvait être éclairée par un recours à l’arabe et, en premier lieu, à l’arabe coranique ! De plus, Erpenius estimait que l’arabe ne pouvait être bien appris qu’en lisant le Coran, notamment parce que ce dernier ne comportait pas que des consonnes, comme beaucoup de textes arabes, mais également des voyelles sous forme de signes vocaliques – ce qui en facilitait la lecture. Bref, bien lire l’Ancien Testament supposait de bien lire le Coran ! En 1617, Erpenius publia à l’attention de ses étudiants le texte arabe de la sourate 12, Yûsuf (« Joseph »), qui constitue l’une des toutes premières éditions (partielle) du Coran en arabe dans l’Occident chrétien.

Le comparatisme au service de l’apologétique

Malgré sa courte existence, interrompue par une épidémie de peste qui dévasta Leyde, Erpenius forma de nombreux étudiants qui marquèrent ensuite les études bibliques. Parmi ceux-ci, il faut au moins mentionner le pasteur de Caen, Samuel Bochart (1599-1667). Si Bochart est de nos jours oublié par la majeure partie des protestants français, il fut en son temps une véritable célébrité. Il fut ainsi invité, tout comme Descartes l’avait été, à se rendre en Suède auprès de la reine Christine. Son travail érudit peut être considéré comme la concrétisation du projet exégétique d’Erpenius. Dans sa Geographia sacra, parue en 1646 à Caen, il tenta de prouver que tous les peuples du monde descendaient des enfants de Noé et que les écrivains antiques avaient connu l’existence de ces derniers. Cham ou Ham était ainsi devenu Zeus/Jupiter, ce dernier étant surnommé Ammon. Ce rapprochement lui était en outre confirmé par l’étymologie, puisqu’en hébreu « Cham » signifie « brûlant » et que l’étymologie du grec « Zeus » renvoie bel et bien à la chaleur de l’air.

Dans son « zoo sacré » (Hierozoïcon), paru à Londres en 1663, Bochart analysait l’ensemble des noms d’animaux présents dans l’Ancien Testament et cherchait à identifier avec précision l’espèce dont il s’agissait en ayant recours à des parallèles entre hébreu d’une part et syriaque, arabe, éthiopien et grec d’autre part. Ainsi, par exemple, le fameux léviathan de Job 40,25 n’était pas, comme le pensaient la plupart de ses contemporains, une baleine mais bien un crocodile. Cette interprétation était fondée sur nombre de textes arabes et sur un rapprochement entre les mots hébraïque (liviyatan) et arabe (lawyya, « serpenter »). Bochart en concluait qu’une baleine ne pouvait serpenter, à la différence d’un crocodile. Sa thèse restera en vigueur jusqu’au début du XXe siècle – on s’accorde plutôt à voir aujourd’hui dans le léviathan un monstre mythologique.

Certes, si l’on regarde l’ensemble de son œuvre, Bochart a recours à une multitude de sources arabes, parmi lesquelles on trouve beaucoup d’auteurs chrétiens orientaux. Mais il se réfère aussi passablement au Coran, même s’il n’en possédait pas un exemplaire complet, ainsi qu’à plusieurs auteurs musulmans. Or, ce qui est ici frappant, c’est que le pasteur de Caen développait son comparatisme textuel à des fins principalement apologétiques : ce dont il s’agissait en somme, c’était de démontrer au moyen de sa vaste érudition la fiabilité des Écritures (perspicuitas Scripturæ). Malgré cet objectif ou plus exactement en raison même de celui-ci, Bochart a donc contribué à accélérer un mouvement qui allait encore s’amplifier dans les générations suivantes : avec son oeuvre, il devenait de plus en plus évident qu’une connaissance approfondie du milieu sémitique était un prérequis à la compréhension de la langue de l’Ancien Testament.

Polémiques autour de la vocalisation

L’arabe et le Coran pouvaient également servir la polémique théologique. Là encore, c’est l’enseignement d’Erpenius qui fut à l’origine de certains développements en la matière. Comme l’on sait, l’hébreu biblique, qui fonctionne avec des consonnes écrites sous forme de lettres et des voyelles sous forme de signes vocaliques (tout comme l’arabe), n’a pas toujours été vocalisé à l’écrit – c’est-à-dire que l’indication des voyelles n’intervint que bien après la rédaction du texte d’origine, sous l’influence des massorètes, entre le VIIe et le XIe siècle. Or, pour les auteurs protestants des XVIe et XVIIe siècles, cette vocalisation datait de l’époque biblique. Ce n’est qu’avec Elia Levita (1469-1549) que fut avancée l’idée selon laquelle cette vocalisation était en fait bien plus récente. Au XVIIe siècle, face à l’utilisation de cet argument contre la doctrine de la perspicuitas Scripturæ par les polémistes catholiques, certains théologiens réformés se penchèrent sur la question, dont le fameux Louis Cappel (1585-1658), professeur à l’académie de Saumur. Cappel était un ami d’Erpenius et avait, comme lui, développé un profond intérêt pour l’arabe – comme Bochart, il y avait d’ailleurs recours dans ses commentaires bibliques. Mais, surtout, Cappel et Erpenius étaient tous deux d’avis que la vocalisation de l’hébreu ne datait pas de l’époque biblique mais était bien plus tardive. Or, leur argumentaire reposait entre autres choses sur le fait que si le Coran, à la différence des autres textes arabes, était bel et bien vocalisé, c’est parce que Mahomet ou l’un des premiers califes s’était inspiré du travail des massorètes et l’avait appliqué au texte coranique. Cela constituait donc une exception, dans la mesure où les autres textes arabes n’étaient que rarement vocalisés – ce qui permettait de montrer que la pratique, dans les langues sémitiques, n’était pas de vocaliser systématiquement les textes. Cette thèse n’était pas si saugrenue qu’elle peut paraître, dans la mesure où la proximité géographique des massorètes (Tibériade) et de Mahomet (La Mecque et Médine) plaidait en sa faveur.

Il faut bien comprendre que, ce faisant, Cappel n’entendait pas mettre à mal la fiabilité du texte biblique – tout au contraire, son but était de montrer que, même sans vocalisation, l’hébreu restait clair pour les contenus essentiels à la foi chrétienne. Naturellement, un tel argument n’était pas suffisant aux yeux de beaucoup de théologiens et il fut donc combattu par les tenants d’une vocalisation ancienne. Le théologien et orientaliste suisse Johann Heinrich Hottinger (1620-1667) chercha ainsi à démontrer que l’arabe avait toujours connu une vocalisation et que, par conséquent, il n’était pas rare que les langues sémitiques usent de signes pour indiquer les voyelles. Il se lança ainsi dans la recherche de manuscrits coraniques pour démontrer que le Coran avait été vocalisé depuis sa mise par écrit. On voit bien que ces arguments étaient, dans les deux cas, mus par des raisonnements de nature théologique – on ne saurait donc dire que Cappel était en somme plus « libéral » que ne l’était Hottinger. En effet, les arguments du savant suisse reposaient, tout comme ceux de Cappel, sur des standards philologiques communément admis à leur époque. Ce qu’il est important de prendre en considération, c’est que, dans les deux cas, leurs recherches permirent aux savants travaillant sur la Bible et le Coran de réaliser l’importance d’un certain nombre de domaines d’investigation : les travaux de Cappel démontrèrent l’intérêt d’une étude approfondie du contexte linguistique et culturel dans lequel l’Ancien Testament avait pris corps. Quant à Hottinger, ses recherches soulignaient la dimension fondamentale d’une étude plus poussée des manuscrits bibliques et coraniques.

Vers la linguistique comparative

Avec le développement de ces nouvelles lignes de recherche, on en vint rapidement à réfléchir à la généalogie des langues : pouvait-on encore, sur la base de présupposés théologiques, prétendre que l’hébreu était « la mère » de l’arabe et des autres langues sémitiques alors que l’arabe était de plus en plus utilisé pour comprendre l’hébreu biblique ? Le premier auteur à émettre des doutes à ce sujet fut probablement un certain Christian Ravius (1613-1677). Fils d’un pasteur berlinois, Ravius avait voyagé en Orient avant d’entamer une carrière de professeur en Europe. Dans sa « Grammaire générale des langues hébraïque, chaldaïque, syriaque, arabe, éthiopienne », parue à Londres en 1650, il affirma sur la base de ses recherches et de ses discussions avec certains érudits orientaux qu’hébreu, syriaque et arabe n’étaient pas seulement des langues apparentées et entretenant des liens généalogiques mais étaient en fait des « dialectes » de la même langue originelle. Cette thèse fut bientôt reprise et diffusée par un pasteur allemand, Abraham Hinckelmann (1652-1694), dans sa préface à son édition du Coran en arabe. Naturellement, ces nouvelles idées mirent du temps à être admises. En outre, elles ne signèrent pas la fin d’une approche théologique du rapport entre les langues sémitiques, puisque Hinckelmann affirmait encore que la connaissance de l’arabe permettait de mieux saisir le sens de la Bible hébraïque, une idée qui se retrouve encore chez de nombreux exégètes du XIXe siècle. Le comparatisme entre religions et langues sémitiques n’est donc pas sorti tout armé de l’esprit d’un penseur hétérodoxe iconoclaste mais est bien né d’une volonté apologétique : il s’agissait en somme de mettre l’érudition au service du principe de la Sola Scriptura. De fait, la vision de l’islam, du Coran et de l’arabe que proposaient Erpenius, Cappel ou Bochart était bien une vision instrumentale, même si pointe sous la plume de certains de ces auteurs une volonté de dépasser les légendes chrétiennes médiévales courant à propos de l’islam et de son prophète. Il n’en reste pas moins qu’en élargissant leur domaine d’investigation à l’arabe, ces érudits protestants contribuèrent à des déplacements de perspective qui, de proche en proche, conduisirent à faire évoluer en profondeur l’exégèse biblique tout en favorisant l’émergence de nouveaux domaines de réflexion qui n’avaient plus grand chose à voir avec la théologie. En ce sens, on peut dire qu’Ernest Renan (1823-1892) n’avait pas tort en écrivant qu’un Bochart, malgré « plusieurs mauvaises étymologies et quelques naïvetés, […] posait vers 1650 les bases de la science comparative des antiquités sémitiques. » (Préface à un livre d’Abraham Kuenen, 1866).

À lire les articles de Christian Bassac  » Pas de théologie sans linguistique «  et Patrick Andrist  » Érasme, le texte grec du Nouveau Testament… et l’ironie du destin « 

 

Pour approfondir : Pierre-Olivier Léchot, Luther et Mahomet. Le protestantisme d’Europe occidentale devant l’islam (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les éditions du Cerf, 2021.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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