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Érasme, le texte grec du Nouveau Testament… et l’ironie du destin

 

2019 a marqué le cinq centième anniversaire de la seconde édition d’un livre qui contribua à bouleverser le monde : le Novum Testamentum omne d’Érasme ou, si vous préférez, un ouvrage qui contenait, en prélude à un riche corpus d’annotations critiques, la première édition publiée du Nouveau Testament grec, accompagnée d’une nouvelle traduction latine et d’une série de textes introductifs.

La première édition, qui, malgré des mois de travail acharné parut à la hâte en 1516 sous le nom de Novum Instrumentum omne, était passablement fautive sur les plans orthographiques et typographiques. La même année Érasme se remit au travail, mais la deuxième édition ne sortit que trois ans plus tard, mieux pensée et plus correcte. L’ouvrage, qui fut un best-seller, parut de nouveau en 1522, 1527 et 1535 avec, chaque fois, des retouches sur le texte grec et de nombreuses évolutions dans les autres textes.

L’importance de l’édition de 1519 n’est pas négligeable, puisque c’est celle que Martin Luther utilisa pour sa traduction du Nouveau Testament publiée en 1522. Au-delà, le texte grec d’Érasme est directement ou indirectement à la base de toutes les traductions historiques importantes du protestantisme, y compris celles de William Tyndale, l’Authorised Version (la « King James ») et, pour nous, celles d’Olivétan et celle de Castellion… Pour le dire simplement, le texte grec d’Érasme est au cœur de l’Écriture qui est au cœur du mouvement religieux rallié autour du concept de Scriptura sola !

Dans le cadre des nombreuses manifestations qui émaillèrent, il y a quatre ans, l’anniversaire de la première édition, j’eus l’occasion, en tant que spécialiste des manuscrits bibliques, d’étudier directement la plupart des manuscrits utilisés alors par Érasme, à quelques centaines de mètres de l’endroit où ils sont aujourd’hui conservés, et de revisiter la façon dont lui et son équipe ont concrètement travaillé. Au-delà des résultats scientifiques aujourd’hui publiés, cette expérience m’a aussi inspiré quelques réflexions qui intéresseront peut-être les lecteurs d’Évangile & liberté.

Le projet d’Érasme

Parmi tous les textes qui se trouvaient dans son ouvrage, l’édition grecque du Nouveau Testament apparaît aujourd’hui comme un accomplissement majeur, qui eut un immense impact théologique et historique à long terme. Pourtant, la publication de ce texte n’était pas le but d’Érasme. Celui-ci, au contraire voulait « nettoyer » la Vulgate – la traduction latine officielle de Jérôme corrompue par 1 000 ans de copies plus ou moins fautives et quelques erreurs du traducteur –, et il avait besoin du texte grec pour arriver à ses fins. En effet, comme tous les théologiens de l’époque le savaient bien, le texte donné par Dieu à l’Église pour y fonder sa foi et ses doctrines, outre la tradition des conciles, c’est… la Vulgate traduite à la fin du IVe et au début du Ve siècle par saint Jérôme, sous l’égide du Saint-Esprit, à partir de l’hébreu et du grec ! Or, ces théologiens avaient petit à petit pris conscience que le texte qui, depuis quelques décennies était imprimé un peu partout en Europe, était corrompu et nécessitait d’être corrigé, c’est-à-dire rétabli dans la pureté supposée de la traduction de Jérôme ; d’autres, plus courageux, se demandaient si le traducteur, malgré son inspiration, avait toujours bien traduit le texte grec. Pour pallier le premier problème, on pouvait certes rechercher les plus anciens manuscrits, mais c’étaient déjà des copies, qui divergeaient parfois entre elles, de manuscrits encore plus anciens, perdus. Il restait en outre la question des maladresses du traducteur. L’idée d’Érasme, et d’autres avant lui, c’est qu’il n’en va pas de la Bible différemment que des autres textes de l’Antiquité : pour les comprendre, il faut les lire dans les langues originelles. C’est ainsi qu’en 1516, Érasme consacra quelque 400 pages à discuter, parfois critiquer, la traduction de Jérôme telle qu’il la lisait, ou les interprétations qu’on en faisait alors. Dans la dernière édition de 1535, ces « Annotiones » occupaient presque le double de pages.

L’entreprise du génial hollandais suscita alors une énorme controverse avec plusieurs savants attachés au texte traditionnel de la Vulgate, et convaincus que c’étaient les manuscrits grecs, selon eux encore plus corrompus, qui devaient être corrigés sur celle-ci. Bref, ces disputes absorbèrent beaucoup d’énergie et de temps à Érasme jusqu’à la fin de sa vie en 1536. Elles occupent aujourd’hui plusieurs volumes dans la nouvelle édition en cours de ses œuvres ; et même si la plupart des points disputés relèvent surtout de l’interprétation, c’est bien le désir de posséder une traduction plus correcte de la Bible qui est à l’origine de toute cette activité.

En ce qui concerne le texte grec du Nouveau Testament, Érasme et son imprimeur sous-estimèrent largement la difficulté de la tâche. Érasme dut notamment se rendre à l’évidence que les manuscrits grecs divergeaient entre eux, et qu’il devait faire des choix. Si ma reconstruction est correcte, il fit, au début de son projet, recopier les épîtres et l’Apocalypse sur des exemplaires de travail, que lui ou ses assistants purent ensuite annoter et donner à l’imprimeur. Par contre, pressé par le temps, il corrigea les évangiles et les Actes directement dans les manuscrits qui servirent ensuite aux typographes, comme on peut le constater aujourd’hui encore dans les marges de ces manuscrits. Bref, Érasme fit au mieux avec les moyens du bord, puisant des leçons dans tel ou tel manuscrit qu’il préférait, tentant des corrections ou des syncrétismes textuels… et il produisit un texte grec qui reflétait honnêtement celui des bibles byzantines.

Les ironies du destin

Le gros problème d’Érasme était l’Apocalypse, pour laquelle il ne possédait qu’un seul manuscrit, mêlant le texte biblique à des scholies byzantines et mutilé à la fin. Sans autre témoin manuscrit, lui ou un assistant se trompa parfois dans les limites du texte grec et, pour la fin, Érasme fit ce que ses adversaires auraient rêvé de savoir : il rétro-traduisit le grec… à partir du latin ! Malheureusement, lorsqu’il eut accès plus tard à d’autres manuscrits ou à d’autres éditions grecques, il corrigea une partie des erreurs tout en en laissant d’autres, notamment certaines des expressions rétrotraduites ! Pire, lorsqu’en 1550 le crypto-réformé Robert Estienne imprima la première édition grecque équipée de variantes textuelles identifiables, il plaça au centre de la page le texte d’Érasme à peine retouché, en indiquant dans la marge les leçons des manuscrits. 80 ans plus tard on parla du texte d’Érasme, via les éditions des Estienne et des Elzevir, comme du « textus receptus » (le texte reçu), y compris une quarantaine de leçons qui n’ont aucune attestation dans les manuscrits grecs.

Ironie, que celui qui mit tant d’énergie à déconstruire la traduction latine « reçue » devienne le père d’un texte grec intouchablement figé ! Cinq cents ans après cette première édition, il se trouve aujourd’hui des gens, surtout dans les milieux évangéliques américains, mais aussi en Europe, pour affirmer que le texte d’Érasme, y compris les passages « bricolés », est « God’s preserved word in the original New Testament language » (la parole de Dieu préservée dans la langue originelle du Nouveau Testament). Mais ne raillons pas trop vite nos fondamentalistes, et souvenons-nous de Johann Jakob Wettstein qui, au XVIIIe siècle, fut persécuté par les autorités de Bâle et les professeurs de l’Université, quand ils apprirent qu’il envisageait, dans son édition critique du Nouveau Testament et sur la base d’un travail pourtant scientifique, de modifier certains passages d’Érasme.

Dans ses introductions, toujours plus développées, Érasme répondait aux critiques et exposait sa méthode : c’est en confrontant les manuscrits entre eux et avec le témoignage des citations anciennes autorisées, comme celles des Pères de l’Église, que l’on peut rétablir le texte grec original ; et il faut, pour l’interpréter correctement, tenir compte du contexte dans lequel il a été produit… Nous trouvons ici, dans une forme encore embryonnaire, des principes essentiels de la démarche critique ; ce n’est pas sans raison qu’Érasme fut aussi surnommé « le Prince des humanistes ». Même si, après la première publication de 1516, il ne s’engagea pas dans une recherche effrénée de nouveaux manuscrits, il n’hésita pas, à chaque nouvelle édition, à retoucher son texte par endroits. On ne peut sans sourire remarquer que ceux qui quasi vénèrent le textus receptus comme un texte divin, au point de n’en tolérer aucune déviance, rejettent aussi les principes scientifiques sur lesquels celui-ci a été établi.

De façon plus libre, énonçons une troisième ironie. Il n’y a pas de doute que les partisans de la pétrification du texte néotestamentaire autour d’une forme particulière de ce dernier, que ce soit le textus receptus, le texte majoritaire ou le texte byzantin, sont animés d’un grand respect pour la Bible et d’un immense amour pour son contenu. Ils éprouvent généralement le désir ardent, et pieux, de connaître la « parole écrite de Dieu », et au-delà d’y découvrir sa volonté. D’où le besoin de posséder un texte inamovible et d’en justifier la fixité de façon dogmatique, avec des explications plus ou moins « spirituelles », par exemple celle d’une inspiration divine d’Érasme. Pourtant, quel que soit le texte grec ainsi retenu, il reflète un usage très libre du texte de l’Ancien Testament par les auteurs du Nouveau Testament, lorsqu’on se donne la peine de comparer les deux ! Au-delà, le Nouveau Testament est surtout témoin des diverses réceptions de la vie et de l’enseignement du Nazaréen, à travers plusieurs courants qui, rapidement, se formèrent parmi ses disciples, avec une grande créativité de la pensée. Le lecteur honnête y trouve une diversité théologique toujours aussi stimulante.

À lire les articles de Christian Bassac  » Pas de théologie sans linguistique «  et de Pierre-Olivier Léchot « Lire la Bible au travers du Coran : les origines confessionnelles du comparatisme « 

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À propos Patrick Andrist

est chercheur à la faculté de théologie protestante de l’université Ludwig-Maximilian de Munich et privat-docent à la faculté des lettres de l’université de Fribourg. Ses deux domaines de recherche sont les manuscrits anciens, en particulier les Bibles, et la polémique religieuse dans l’Antiquité.

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