Quarante années dédiées au travail social pour les personnes en grande difficulté dans Paris au sein de deux associations issues de la même paroisse, ce n’est point le fait d’une vocation mais plutôt de certaines rencontres, et peut-être plus profondément d’une forme de retrouvailles.
D’origine catholique familiale (pratiquant) puis agnostique à partir de 18 ans, j’ai adhéré naturellement aux valeurs du protestantisme à travers ces deux associations inspirantes, éthiquement et spirituellement solides. Après des études de commerce, le refus de passer une vie à s’occuper de la gestion des choses matérielles m’a fait aller vers le plaisir devenu nécessaire de comprendre l’autre puis de se rendre disponible pour l’accompagner dans sa vie à partir d’une représentation de lui-même souvent dégradée. J’apprenais ainsi qu’il existait des métiers pour y parvenir, premières rencontres.
Le problème humain qui m’a toujours fasciné est l’immobilisation. La pauvreté est avant tout une assignation à l’immobilisation, qu’elle soit économique, culturelle, géographique, psychologique, voire cultuelle… pas les moyens de bouger ! Sartre disait : « qu’as-tu fais de ce qu’on a fait de toi ? », est une stimulation à parvenir à sortir de son état figé pour enfin devenir, c’est-à-dire découvrir le soi enfoui empêché ou stoppé, à rechercher le pouvoir de se retrouver en cohérence avec soi-même à travers actes et postures.
Tout d’abord éducateur de rue pendant vingt-cinq ans dans des quartiers difficiles de Paris, je suis allé au-devant de jeunes gens en errance ou déshérence, en rupture avec le monde des adultes, souvent dans un entre-soi toxique, cherchant une issue improbable (quelquefois la prison) vers une vie forcément non choisie. Comment se voir autrement que tel que les autres vous voient ? Comment trouver une lumière juste sur sa propre personne pour parvenir à s’ajuster sur un nouveau chemin ? Comment l’éducateur peut-il mettre alors en situation réelle ces jeunes gens pour qu’ils puissent entrevoir leur singularité, ce soi-même enfoui, pouvant être quelquefois lumineux, et quitter pour de bon l’« immobilisation » ? Nous sommes tous pétrifiés par le regard que l’on porte sur nous, nous sommes tous en danger d’immobilisation quel que soit notre rang social. Mais comment ouvrir ce regard lorsque nous sommes en situation d’immobilisation absolue, c’est-à-dire de pauvreté ?
Puis j’ai passé quinze années à diriger les associations La Clairière et le CASP. Il s’agissait de stimuler les équipes de travail social à inventer des situations permettant de rompre avec cette immobilisation des personnes dans la pauvreté. Puis cette expérience s’est agrandie sur le plan managérial : promouvoir le regard du professionnel sur ses capacités, lui faire découvrir ses propres ressources mentales, morales, éthiques, pouvait également être une façon de faire grandir le travail social sans l’enfermer dans une simple prestation-réponse sociopolitique.
S’engager dans le travail social ne serait ainsi pas forcément lié à une motivation sociale ou politique, ce ne serait pas seulement pour « soulager » ou amoindrir des souffrances sociales et sauvegarder une forme de paix sociale a minima en servant d’amortisseur d’injustice sociale. Cet engagement viendrait peut-être d’une certitude que l’humain possède une singularité enfouie, prête à s’accomplir, à exister pleinement, que cela requiert juste le regard honnête et bienveillant d’un autre pour l’aider à éclore. Cette singularité reste peut-être pour moi la part de divin, d’inné. Quoi qu’il en soit, le travail social sans spiritualité ne se réduit qu’à une aide mécanique basée sur un déterminisme sociologique, une jambe de bois toujours mal taillée.
J’ai fait des rencontres dans ce monde du protestantisme libéral-humaniste engagé dans la société civile, des rencontres littéraires, des rencontres physiques, elles étaient toutes d’ordre spirituel basé sur le pragmatisme de la société civile : un engagement sans faille sur la reconnaissance de la singularité humaine. Pouvoir exercer ce métier évolutif dans ces conditions fut mes retrouvailles avec un moi profond. C’était finalement ma seule motivation.
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