Comme tout historien, l’historien de la théologie apprécie de travailler par périodes. La série que nous proposons depuis maintenant quelques numéros n’échappe pas à cette règle. Cela permet de clarifier les choses, de « situer », par avance pour ainsi dire, le point de vue d’un auteur en fonction de son époque d’activité ou, en tout cas, de savoir quelles étaient les questions qui se posaient de son temps. Mais une telle approche a aussi ses limites. Elle tend à niveler les différences entre les auteurs et à minimiser les singularités en réduisant tel penseur à un qualificatif : « orthodoxe », « éclairé », « rationaliste », etc. Cela est tout particulièrement vrai, il me semble, de la période qui court des environs de 1600 à la Révolution française. Les historiens des idées aiment bien, en effet, faire la distinction entre la période dite du confessionnalisme (en gros de 1570 à 1690) et celle des Lumières (entre 1690 et 1790). Toute arbitraire qu’elle peut sembler, cette distinction se justifie d’un certain point de vue. Il y a d’incontestables différences entre un théologien luthérien dit « orthodoxe » travaillant vers 1620 et un théologien de la même confession sensible aux idées des Lumières et écrivant aux environs de 1780. Mais aborder ces deux auteurs en fonction de leur seule situation sur une échelle chronologique, c’est oublier une chose : tous les deux, en principe, ont eu à cœur de répondre aux enjeux de leur époque. Tous les deux vivaient dans un contexte sociologique, politique, économique, sanitaire, souvent bien précis et qui a, à n’en pas douter, conditionné leur point de vue. Or, cette prise en compte de leur contexte est justement quelque chose qui les rassemble – comme cela les rapproche d’ailleurs des théologiens de toutes les époques.
L’ancrage dans l’époque
Dans sa thèse de doctorat, parue en 1891, le théologien libéral Ernst Troeltsch (1865-1923) l’avait déjà souligné en s’intéressant à deux figures importantes du luthéranisme : Philipp Melanchthon (1497-1560) et Johannes Gerhard (1582-1637). Alors qu’à l’époque de Troeltsch, Melanchthon était considéré comme un représentant de la Réforme et donc, en quelque sorte, un novateur, Gerhard valait, lui, comme l’exemple-type du luthérien « orthodoxe », à savoir un théologien conservateur veillant scrupuleusement au maintien de l’enseignement des réformateurs. Or, Troeltsch le montrait, ces deux auteurs avaient l’un et l’autre tenu à prendre en compte les enseignements de leur temps, les « progrès » des sciences, les évolutions de la philosophie et des idées en général – soit pour les réfuter, soit pour les intégrer dans leur vision des choses. Bref, ils avaient vécu sinon avec leur temps, du moins dans leur temps.
Or, si l’on tient compte de ce fait, on constate qu’une fois la période de la Réforme terminée et les premiers combats des Réformateurs derrière eux, les théologiens protestants ont eu à cœur de penser théologiquement une situation nouvelle sans pour autant prétendre tout préserver de l’enseignement de leurs pères. Que ce soit en bien ou en mal n’a pas d’importance – ce qui importe, c’est qu’ils ont tenu compte de l’évolution de leur contexte intellectuel, social, politique et économique. Ils ont ainsi compris, par exemple, que la théologie devait se faire dans le cadre universitaire : pour répondre aux attaques des théologiens catholiques qui maniaient des concepts universitaires (« essence », « accident », « dialectique », etc.), il fallait que les théologiens protestants connaissent eux aussi ces concepts. C’est ce qui a donné naissance à ces fameuses « sommes » théologiques de l’orthodoxie que les théologiens libéraux regardent encore avec suspicion mais qui sont en fait le travail d’auteurs aux prises avec les questions de leur temps.
Un exemple : Johann Heinrich Alsted (1588-1638). Ce théologien calviniste allemand est souvent considéré comme un auteur typique de la période de l’orthodoxie. Or, il fut aussi le premier à rédiger une théologie naturelle, à savoir une théologie fondée entièrement sur la raison et non sur la révélation. On s’est souvent demandé pourquoi. Une réponse possible, qu’il fournit d’ailleurs dans sa préface, est que son époque était celle des grandes conquêtes coloniales anglaises et hollandaises. Or, ces conquêtes posaient la question de l’évangélisation des populations indigènes. Pour Alsted, il était clair qu’il fallait d’abord travailler à poser des bases religieuses communes, accessibles à une raison partagée par tous les hommes, pour pouvoir ensuite enseigner les vérités plus spécifiques de l’Évangile aux autochtones. On retrouve cette idée chez d’autres théologiens protestants de cette époque : Hugo Grotius (1583-1645), par exemple, un arminien connu pour son « invention » du droit international, fut ainsi l’auteur d’un Traité de la vérité de la religion chrétienne écrit à destination des marins hollandais soucieux d’évangéliser les « païens ».
L’enjeu de la théologie naturelle
C’est aussi ce souci de répondre aux enjeux du temps qui permet de dire, à mon avis, que les théologiens de l’époque des Lumières, même s’ils devaient réagir à un contexte très hostile au christianisme (et n’y sont pas toujours parvenus de manière très convaincante), n’étaient pas que des auteurs anxieux placés sur la défensive. Certains, et ils furent nombreux, accueillirent ainsi les découvertes scientifiques et même les critiques de certains philosophes comme une chance de renouvellement pour la pensée chrétienne. Nombreux furent ceux qui osèrent remettre en cause bien des acquis de la théologie protestante, bien des idées reçues comme inébranlables, pour oser repenser le protestantisme en profondeur et donner ainsi naissance à ce que Troeltsch appellera le « néo-protestantisme » : un protestantisme aux prises avec la modernité – bref, notre protestantisme.
Naturellement, les thématiques qui intéressent les théologiens durant cette époque sont nombreuses et varient passablement entre 1600 et 1800. Il y a bien sûr la question de l’historicité du christianisme, dont le texte fondateur est progressivement abordé comme n’importe quel autre texte au moyen des outils de la critique. Mais on peut aussi retenir une autre thématique qui n’est pas sans lien avec celle de l’histoire et qui me semble tout particulièrement importante : celle de la théologie naturelle, à savoir de la possibilité de connaître ou de prouver certaines vérités au sujet de Dieu par le biais de sa seule raison. Alors que les théologiens du début du XVIIe siècle se montraient plutôt frileux à emprunter cette voie, ceux du début des Lumières n’y sont plus opposés car ils y voient un excellent moyen d’argumenter contre certains adversaires de la foi chrétienne tout en fondant la légitimité scientifique du discours théologique face aux autres sciences : encore ici, il s’agit de montrer que la théologie à droit de cité dans le concert des disciplines académiques. Certes, leur approche peut varier : le théologien genevois Jean-Alphonse Turrettini (1672-1735) voit encore dans la révélation biblique une nécessité, à côté de la théologie naturelle, tandis que son successeur, Jacob Vernet (1698-1789) n’y voit plus que quelque chose d’« utile » et que Rousseau (un autre Genevois !) considère qu’il vaut mieux y renoncer.
À la fin du XVIIIe siècle, la discussion autour de la théologie naturelle est toutefois sur le point d’être abandonnée. Car l’insistance de la plupart des théologiens protestants de l’époque sur celle-ci cache en réalité un malaise, sinon un problème bien plus grave : celui de la légitimité, une fois que l’on a parlé rationnellement de Dieu, d’une révélation venant ajouter quelque chose à sa connaissance par le biais de la raison. À quoi peut bien servir en fin de compte une telle révélation ? Et pourquoi est-elle réservée à certains seulement et pas à tous les hommes ? Même Jean-Jacques Rousseau, qui n’est pourtant pas foncièrement hostile au protestantisme, pose alors cette question : « Est-il simple, est-il naturel que Dieu ait été chercher Moïse pour parler à Jean-Jacques Rousseau ? » Bientôt, Emmanuel Kant (1724-1804) portera le coup de grâce à la théologie naturelle et à ses preuves de l’existence de Dieu en montrant que toutes ses conclusions n’ont aucune valeur scientifique, imposant ainsi à la théologie la nécessité de se réinventer – une fois encore !
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