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Un particularisme de mon cru

Il est rare que les philosophes et les théoriciens politiques s’autorisent à parler d’une voix per­sonnelle ou à décrire leurs mondes privés. Ils ont pour cela de bonnes raisons. L’argumentation philosophique n’est pas affaire d’expression mais de persuasion, et puisque le but est de persuader tout lec­teur réel ou potentiel, il serait téméraire de dépendre trop lourdement, trop visiblement, de l’expérience d’une seule personne. Il vaut bien mieux s’identifier à tout un chacun (comme le fait par exemple Descartes au début du Discours de la méthode) et faire de sa propre recherche de la vérité un projet universel. La mise en avant de mon histoire personnelle et de ma sensibilité peut attirer l’intérêt de quelques âmes similaires, mais elle ne peut que m’aliéner le plus grand nombre – dont elle suscite au mieux la curiosité, au pire l’hostilité. Si je veux que les gens ressortent de la lecture de mes livres avec la conviction que j’ai raison – pour qu’ils n’aient pas à se donner la peine d’écrire un livre à leur tour – il vaut mieux que je parle en termes impersonnels, à partir de « nulle part » et de manière intemporelle. S’il n’échappe pas à sa subjectivité, comment un simple sujet pourrait-il produire une vérité objective ?

Il me semble toutefois que les gens avec lesquels je partage des expériences, des croyances et des engage­ments me protègent de la « simple » subjectivité. Sauf dans des cas extrêmes et pathologiques, mon monde privé n’est pas ce que suggère à première vue le dic­tionnaire1 : un monde « qui m’appartient en propre ». Il est simplement « moins que général », localisé dans le temps et l’espace, limité et particulier. Nous habitons plusieurs de ces mondes, pas seulement l’un d’eux, et ce que nous sommes en privé, en tant que personnes individuelles, est constitué de tous ces mondes : famille, cercle d’amis, parti ou mouvement politique, commu­nauté de foi, association professionnelle, etc. Même ma vie publique en tant que citoyen est privée si on la considère du point de vue de l’humanité dans son ensemble : les pronoms personnels s’attachent aussi facilement aux pays qu’aux familles. Les arguments moraux et politiques que j’avance rendent compte pour la plupart d’expériences communes ; il s’agit de versions analytiques, interprétatives, apologétiques et critiques de nos mondes partagés. Ces arguments s’adressent en premier lieu à mes concitoyens, puis à des hommes et des femmes qui sont parfois des compagnons dont les mondes recoupent les miens, et ensuite seulement, si la chance et le hasard le permettent, à des gens plus éloi­gnés qui écoutent en quelque sorte nos conversations. Je suis heureux d’être entendu par ces autres. Mais à la différence des missionnaires religieux ou politiques, je n’entends pas leur délivrer une vérité totale et objective avec la prétention qu’une fois qu’ils l’auront entendue, ils n’auront rien d’autre à faire que de la répéter. J’espère qu’ils trouveront quelques vérités partielles dans ce que je dis (je n’en attends pas plus et pas moins non plus de ce qu’ils disent eux-mêmes) ; j’espère que ces vérités résonnent avec leur propre expérience et qu’elles ini­tient un processus de naturalisation théorique. Mais cet espoir n’a rien à voir avec l’ambition grandiose qui exclut la voix personnelle et la référence locale.

Je parle à partir de ma propre expérience, car ma première tâche est de donner sens à cette expérience, et je ne peux même pas commencer à le faire si je ne la reconnais pas comme mienne. Je ne suis pas impliqué dans un projet universel : il n’y a pas de but unique – un graal, une arche ou une épée – qui, si seulement je pouvais le trouver, rendrait toute quête supplémentaire inutile. Mon propre projet n’est qu’un projet parmi d’autres, et toute prétention de ma part à en avoir atteint le but laisserait quiconque d’autre insatisfait. En supposant maintenant que le but de ma recherche soit un ensemble de principes, la même conclusion s’imposerait : même les principes moraux que tous les hommes et femmes des mondes proches et lointains sont susceptibles de reconnaître, et qu’ils se doivent de reconnaître, demandent à être exprimés dans l’idiome d’un temps et d’un lieu particuliers, et intégrés dans une version particulière du monde. La meilleure expression et la meilleure intégration pos­sibles n’offriraient toujours pas une moralité objective et universelle, établie une fois pour toutes.

Nous pourrions plutôt penser aux arguments moraux et politiques particuliers comme nous pen­serions à des poèmes, à des romans, ou à des œuvres d’art ou d’architecture. Le poète essaie de bien écrire, tout comme le moraliste, mais cela ne veut pas dire qu’il essaie d’écrire le poème parfait, et encore moins le poème ultime, que tous les futurs poètes, dans toutes les traditions poétiques, reconnaîtront et réciteront sim­plement, sans avoir besoin d’en écrire un autre. Même un poète tel que Shelley, qui aspire à être un législateur pour l’humanité 2, reconnaîtra la possibilité d’une légis­lation divergente. Qu’il réussisse son ouvrage n’empêche pas quelqu’un d’autre de réussir le sien différemment. La justesse 3 est relative à l’occasion poétique (ou archi­tecturale ou morale). Je ne suis pas un relativiste ; je ne veux pas dire que la justesse est sans contrainte, car les occasions apportent avec elles des contraintes de toutes sortes, qui ont trait au sujet et au genre, aux propriétés linguistiques et à la finalité artistique. Le poète espère être lu au-delà de son cercle immédiat, et c’est ainsi qu’il pointe à tout le moins vers ce qui est universel et intem­porel dans son sujet. Mais il écrit selon sa propre voix, pour ses propres lecteurs. Le moraliste aussi.

Lorsque je parle personnellement, je parle d’une voix juive (qui est aussi américaine, du XXe siècle, masculine, blanche, etc.). Autrement dit, je parle dans le cadre d’une tradition historique, sur la base d’un ensemble d’expériences particulières et au nom de valeurs particulières. Je ne parle pas seulement à d’autres Juifs, car la dispersion et l’émancipation m’ont permis de toucher un public plus large. Je suis heureux d’avoir cette audience car je prends au sérieux la notion d’Ésaïe selon laquelle les Juifs devraient être « une lumière pour [les] nations » (ce fardeau étant bien sûr collectif et non individuel). Mais notez, s’il vous plaît, qu’il n’y a pas d’article défini dans cette phrase : une lumière, pas la lumière 4. Il est bon qu’il y ait d’autres lumières, la nôtre étant parfois un peu faible. Certains juifs croient cependant que la nôtre est la seule lumière (Ésaïe le croyait probablement) ; ce dont je parle est donc une interprétation particulière au sein d’une tradition, où l’on a compris depuis longtemps que de nombreux récits, de nombreuses versions du monde sont possibles. Il peut même y avoir deux lectures dif­férentes de la loi qui sont également « justes 5 » (bien qu’elles ne soient pas également applicables). « Celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant », dit le Talmud à propos des affirmations contradictoires des écoles de Hillel et de Shammaï 6.

Le judaïsme est souvent décrit comme une reli­gion particulariste, voire tribale par les auteurs chré­tiens qui le mettent en contraste avec le christianisme. C’est tout simplement faux si cela signifie que les juifs n’ont aucun espoir de reconnaissance universelle : « En ce jour, le Seigneur sera un et son nom sera un. » Ces mots, tirés du livre de prières quotidiennes 7, expriment une attitude qui n’est pas différente de la conviction de nombreux chrétiens selon laquelle le jour viendra où tous les hommes et femmes du monde entier accepte­ront les vérités de leur foi. J’avoue n’avoir pas beaucoup de sympathie pour ce point de vue, que ce soit dans sa version juive ou chrétienne (pas plus que je n’en ai pour sa version séculariste d’ailleurs). Mais parmi les Juifs, il existe une autre vision, une vision minoritaire, j’en suis sûr, mais qui me semble à la fois plus réaliste et plus attrayante. La vision alternative commence par le fort particularisme communément attribué aux juifs. Il est aisé de comprendre cette dernière à partir de la conception courante qui l’oppose au fort universalisme communément attribué aux chrétiens. Considérons donc l’Exode et la Passion, les événements fondateurs des deux religions. Selon le livre de l’Exode, seul Israël a été délivré d’Égypte, seul il a été conduit au Sinaï, et seul il a reçu la promesse de pouvoir s’établir au pays de Canaan. L’Exode est le récit de la libération d’un peuple : « Voici ce que le Seigneur a fait pour nous… » En revanche, le pronom de la phrase « Le Christ est mort pour vos péchés » n’a aucune référence parti­culière ou exclusive. La souffrance du Christ rachète l’humanité, ou du moins rend-elle la rédemption uni­versellement disponible. La délivrance d’Israël est un événement d’importance locale et à l’issue incertaine (les promesses de Dieu sont conditionnelles). La Pas­sion est un événement de portée mondiale, et elle est historiquement définitive. Le contraste est frappant.

Le particularisme est provisoire et incertain – c’est là que réside son réalisme. Mais il est aussi répétable, non pas universel mais ouvert à l’univers – et c’est là que réside son attrait. Considérez maintenant l’Exode comme un événement exemplaire, toujours disponible pour être remis en œuvre par de nouveaux protago­nistes qui travaillent pour ainsi dire à partir de scéna­rios révisés. La libération est un bel exemple de ce que j’ai appelé ailleurs un processus de réitération8 : il peut et doit être répété, tout comme doivent être répétés les arguments moraux, même lorsqu’ils sont présentés dans des termes qui se voudraient définitifs. Il n’existe pas de libération accomplie une fois pour toutes, ni pour Israël, ni pour l’humanité. L’Exode doit se comprendre comme la Passion ne peut se comprendre, à savoir comme un élément d’une série. Et respecter la série, sans essayer d’y mettre fin, c’est se rapprocher autant que de besoin d’une éthique universaliste. C’est ce qu’exprime le pro­phète Amos, parlant au nom de Dieu :

N’ai-je pas fait sortir Israël du pays d’Égypte,

Comme les Philistins de Caphtor et les Syriens de Kir ? [Amos 9,7]

Une grande partie de mon travail – ces dernières années en particulier, mais pas seulement – est un effort pour élaborer une compréhension philoso­phique de ces lignes. Non pas une compréhension théo­logique, je dois le souligner ; l’élection divine n’a jamais été mon sujet. Je ne doute pas qu’un Dieu qui « élit » non seulement les Israélites mais aussi les Philistins et les Syriens (leurs ennemis) est un Dieu intéressant et non conventionnel, mais ce qu’Amos peut bien avoir à l’esprit, je ne peux pas le dire ; mon propre esprit est théologiquement vide. Les questions qui m’intéressent sont des questions terrestres. Comment reconnaître les groupes qui mettent en œuvre ou pourraient mettre en œuvre cette libération en série ? En quel sens s’agit-il de groupes primordiaux pour une analyse morale et politique ? Que se passe-t-il lorsque leurs diffé­rentes libérations les mettent en conflit les uns avec les autres ? Comment juger les différents résultats du processus de libération – codes juridiques, pratiques sociales, systèmes distributifs, régimes politiques, etc.

Je considère ces questions comme des questions juives (même si je reconnais bien sûr que les non-juifs ont leurs propres raisons de les poser), car elles entrent en résonance avec notre histoire, avec son schéma réitéré et toujours incomplet d’oppression et de déli­vrance, d’exil et de retour. Ce sont des questions qui appartiennent avec une force particulière à un monde qui n’a pas connu de messie. Telle qu’habituellement conçue, l’ère messianique sera totalement différente ; de telles questions ne se poseront tout simplement pas ou elles recevront une réponse définitive. Il ne fait aucun doute que les juifs comme les chrétiens ont rêvé d’une telle époque, et il y a des juifs comme des chrétiens qui essaient (même aujourd’hui) de la faire advenir. Mais l’expérience juive engendre une attitude ironique envers le messianisme – il existe un grand nombre de merveilleuses blagues sur la venue/ non-venue du messie – et elle fait aussi craindre les messianismes politiques. Encore et toujours, ceux qui « comptent les jours » et « forcent la fin » ont apporté le désastre à notre peuple. D’où l’interdiction rab­binique de compter et de forcer, qui nous pousse ou devrait nous pousser vers une politique plus limitée et plus réaliste. Aussi longtemps que nous nous attendons à ce que la libération n’atteigne pas sa fin ultime, abso­lue et universelle, nous devons nous accommoder des nombreuses libérations partielles qui sont possibles et des contradictions qu’elles engendrent. Il y a toujours des gens qui vivent dans la terre promise avant que nous n’y arrivions, à qui des promesses ont également été faites. D’où la nécessité de ce que Martin Buber a appelé « la ligne de démarcation9 », tracée péniblement entre nos espoirs et les leurs – et tracée encore et toujours, à mesure que les références des pronoms changent et que de nouveaux groupes de personnes (quels types de groupes ? comment les reconnaître ?) entrent en conflit les uns avec les autres et apprennent la valeur de l’accommodement.

J’ai tendance à penser que la plupart des activités humaines sont sérielles et réitératives, du moins en ce sens crucial que personne ne parvient à les mener à bonne fin. Le messie « tarde », et nous ne trouvons même pas d’accommodement définitif à son retard, une posture stable pour attendre. Les tâches de libé­ration politique, de construction sociale, d’édification de la nation et d’élaboration des lois sont toutes per­manentes, littéralement continues ou sans cesse renou­velées. Il ne vous incombe pas de terminer le travail, disent les rabbins, mais vous ne pouvez pas vous en désister. En effet, nous ne pouvons jamais renoncer même lorsque nous soupçonnons que la tâche ne sera jamais achevée. Nous pouvons nous fixer des objec­tifs en cours de route, et même les atteindre, mais il n’y a pas de fin à la fixation d’objectifs. Nous pouvons reconnaître un texte ou un enseignement qui fait auto­rité, et décréter comme dans Deutéronome 4 : « Vous n’ajouterez rien à ce que [Dieu] prescri[t] et vous n’en retrancherez rien » [Deutéronome 4,2], mais la parole doit tout de même être interprétée, et l’interprétation est à nouveau sans fin. Nous ne devrions pas plus nous attendre à promulguer la dernière loi ou à livrer la der­nière interprétation qu’à écrire le dernier poème ou à concevoir le dernier bâtiment…

Mais n’atteignons-nous pas des principes universels, vrais et durables en politique et en morale, sinon en littérature et en architecture ? Oui, mais cela signifie seulement que nous essayons de faire de notre mieux. La portée de nos actions est elle aussi réitérative, et ses résultats différenciés suggèrent que ce que nous attei­gnons réellement n’est jamais en soi universel, vrai ou durable – du moins pas dans toute la signification de ces grands mots. Je soutiendrais cependant que le mandat de réitération, le droit de tendre vers un accomplisse­ment, se rapproche de cette pleine signification. Les êtres humains créés à l’image d’un Dieu créateur – c’est la meilleure des métaphores morales – sont eux-mêmes des êtres humains créatifs ; ils doivent faire place à la créati­vité des autres et la respecter. Et ils doivent également faire place à la libération de chacun : d’où la liste des délivrances divines en série établie par Amos, qui est pré­cédée d’un propos qui découle directement de la méta­phore morale : « N’êtes-vous pas pour moi comme les enfants des Éthiopiens, ô enfants d’Israël ? » [Amos 9,7] De cette question rhétorique découlent de nombreux prin­cipes moraux et politiques importants, mais la manière dont nous devrions les formuler et les comprendre, et la manière dont nous devrions les mettre en oeuvre et les appliquer, sont des questions non rhétoriques dont nous devons continuer à discuter… pour toujours.

Si on me demandait de décrire l’âge messianique, je ne pourrais rien dire de plus que ceci : il s’agirait d’un âge où ces arguments seraient particulièrement intenses, merveilleusement éloquents et jamais sangui­naires ; il ne s’agirait pas d’un âge où des réponses défi­nitives seraient (miraculeusement) données, ni à nous ni à personne ; il ne s’agirait pas non plus d’un âge où des hommes et des femmes connaissant les réponses règneraient sur tous les autres. C’est ma propre version de ce que Maïmonide exprime à la toute fin de son Mishné Torah10 :

Les Sages et les Prophètes n’ont pas attendu les jours du Messie pour qu’Israël puisse exer­cer sa domination sur le monde, ou régner sur les païens, ou être exalté par les nations […]. L’aspiration était qu’Israël soit libre de se consacrer à la loi et à sa sagesse, sans que personne ne l’opprime ou ne le dérange […]11

Et ce qui est vrai d’Israël l’est aussi des Ethiopiens : les deux pourraient se rencontrer dans des séminaires – Maïmonide semble avoir conçu un messianisme mer­veilleusement professoral – pour discuter de la sagesse divergente de leurs lois respectives.

Ce que j’ai défendu ici est évidemment une version de la tradition juive façonnée par le scepticisme, enraci­née dans une longue mémoire de défaite, d’exil, de per­sécution… et de survie (qui n’est pas au sens littéral ma propre mémoire). La conjonction de nombreux enne­mis réels et de nombreux faux messies suscite une cer­taine méfiance quant au cours de l’histoire humaine. Je suis aussi peu capable de connaître la fin que disposé à la forcer. Je m’attends à ce que mes descendants de plu­sieurs générations trouvent encore la tâche inachevée, avec pour seule obligation « de ne pas renoncer ». C’est une raison supplémentaire de douter de toute préten­tion à la finalité ou à la Vérité-avec-un-grand-V dans la vie morale et politique. Pensez à toutes les générations qui viendront après nous et qui seraient privées de tout ce qu’elles pourraient faire si une telle prétention était justifiée. Croyons-nous vraiment qu’elles n’auront pas à débattre de nouvelles idées, de nouvelles pratiques et de nouvelles institutions, mais qu’elles vivront en accord avec nos arguments ? J’admets cependant que j’attends des générations futures qu’elles « ne renoncent pas » à la tâche, et j’attends des juifs parmi elles qu’ils ne renoncent pas, précisément parce qu’ils ont reçu une tradition qui leur enseigne l’importance de la tâche.

En quoi la tâche consiste-t-elle ? La définition et la description étant elles-mêmes des processus réitératifs, la tâche est forcément comprise et entreprise différem­ment selon les époques et les lieux. On m’a enseigné et j’ai essayé d’enseigner à mes enfants que la tâche a trait à la justice sociale, c’est-à-dire à la création d’une société moins oppressive et plus égalitaire. En effet, j’ai longtemps vécu avec la conviction facile que le socia­lisme et le judaïsme étaient plus ou moins la même chose. Le socialisme, pour être plus précis, était une version militante du judaïsme, le judaïsme une version priante du socialisme. Je ne suis encore que partielle­ment libéré de cette idée fausse, bien qu’il y ait beau­coup de juifs de droite prêts à m’éclairer. Diversement interprétée au fil de temps, la quête de la justice est en tout cas un élément central de la tradition juive. Et quels que soient les dispositifs institutionnels que nous privilégions, cette quête doit nous conduire à nous préoccuper tout particulièrement des personnes pauvres ou faibles ou opprimées. Cette préoccupation est en partie ancrée dans l’expérience ; elle découle de la mémoire de l’esclavage égyptien et ensuite d’une longue série de souvenirs similaires. Mais elle est éga­lement juridique et doctrinale : il nous est commandé de nous souvenir des années d’esclavage en Égypte. Et encore et toujours dans les textes de notre tradition, le péché humain est identifié à l’injustice.

Je ne donnerai qu’un exemple de cette identifi­cation, choisie pour sa résonance avec la politique contemporaine. Considérons le péché de Sodome. Le point de vue standard, que je considère comme un point de vue chrétien puisqu’il est à peine mentionné dans les sources juives (il s’agit très probablement d’une production tardive et commune), soutient que le péché de Sodome était la sodomie, comme le suggère le texte biblique à un certain point :

Ils appelèrent Lot, et lui dirent : Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous, pour que nous les connaissions. [Genèse 19,5]

Ou alors, le péché de Sodome avait un caractère multiple, couvrant toute la gamme des perversités sexuelles, quelle que soit la façon dont on l’entend. Selon l’un ou l’autre de ces points de vue, nous sommes poussés à nous engager dans un travail de refoulement sexuel. Mais la plus ancienne interprétation juive, celle du prophète Ézéchiel, est très différente et, je dirais même caractéristiquement différente. Ézéchiel est obsessionnel dans son utilisation de l’imagerie sexuelle, mais la sexualité semble largement une métaphore dans son œuvre ; et quand il en vient à Sodome, il est tout à fait direct :

Voici quel a été le crime de Sodome, ta sœur [Ezéchiel parle aux habitants de Jérusalem]. Elle avait de l’orgueil, elle vivait dans l’abon­dance et dans une insouciante sécurité, elle et ses filles, et elle ne soutenait pas la main du malheureux et de l’indigent. [Ézéchiel 16,49]

J’apprends d’Ézéchiel que la tâche à laquelle nous ne devons pas renoncer est de « soutenir la main » de ceux dont les mains sont faibles. Nous devons dis­cuter de la meilleure façon de procéder en ce sens et nous devons nous méfier – c’est mon refrain habituel – des gens qui prétendent connaître la seule et unique manière de le faire : ils essaient probablement de se soutenir eux-mêmes. Il n’y a pas qu’une seule manière, et il n’y a pas de manière définitive. Même s’il n’est pas nécessairement vrai que les pauvres seront toujours avec nous, il y aura toujours des gens dont la main doit être soutenue. La tâche est donc toujours urgente, et surtout pratique, mais elle est aussi théorique, car la pratique a besoin d’être guidée, même si les guides sont des hommes et des femmes qui ne voient que d’un oeil et se livrent à d’interminables débats. Mes propres argu­ments théoriques ont un caractère interprétatif : d’où la « méthode » de Sphères de justice12, une élaboration de la signification profonde du libéralisme américain tel que je le comprends. Comme Ezéchiel avec Sodome, j’ai sans doute trouvé les significations que je cher­chais ; dans le cas du libéralisme, j’ai trouvé non seule­ment la liberté individuelle mais aussi la responsabilité communautaire. Mais je ne pense pas que ce soit une erreur de prétendre que le libéralisme est, entre autres, la version américaine de la social-démocratie.

J’arrive bien sûr à ce libéralisme à partir de l’ex­périence des juifs de la diaspora – à l’image de mes grands-parents qui sont venus en Amérique « déli­vrés » de l’oppression tsariste. Comme ce pays compte de nombreuses délivrances similaires, j’espère recueillir un large accord. Mais j’ai conscience que ma « défense du pluralisme et de l’égalité » n’est qu’une lecture de la culture politique américaine ; de nombreuses autres lectures sont possibles, dont aucune, y compris la mienne, n’est un plan pour la cité céleste. Notre travail est terrestre ; nous construisons et reconstruisons une cité terrestre, et ce sera déjà un bel accomplissement si elle s’avère ne pas être une sœur de Sodome. Je dois dire pour conclure que les signes actuels ne sont pas très encourageants. Les paroles d’Ézéchiel à Jérusalem pourraient tout aussi bien être adressées à Washington, New York ou Los Angeles. Mais je trouve un certain réconfort dans une longue histoire de recul, d’admones­tation prophétique et de réforme politique. Il semble qu’il nous soit donné plus d’une seule chance.

Titre original: « A Particularism of My Own »

(Religious Studies Review 16/3, juillet 1990, p. 193-197). Traduction et notes par Marc Boss, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

1. « Qui appartient en propre à quelqu’un », dit entre autres le Larousse à l’article « Privé » 2. « Les poètes sont les législateurs méconnus du monde [Poets are the unacknowledged legislators of the world]. » C’est par ces mots que le poète Percy Bysshe Shelley (1792-1882) conclut son essai A Defence of Poetry, manifeste de la poésie romantique rédigé dès 1821, mais qui ne paraîtra qu’après sa mort dans une collection de textes édités par son épouse, Mary Shelley (1797-1851), sous le titre Essays: Letters from Abroad, Translations and Fragments,

2 vol. Londres, Edward Moxon, 1840, p. 1-57.

3. « Rightness ». « Justesse » ne rend pas toutes les harmoniques de rightness, qui désigne la qualité de ce qui est juste au double sens de la justesse et de la justice.

4. L’article indéfini du passage d’Ésaïe 49,6 auquel se réfère l’auteur (« a light unto [the] nations ») est rendu par un article défini (« la lumière des nations ») dans la majorité des traductions françaises (Bible de Jérusalem, Louis Segond 1910, Nouvelle Bible Segond, Traduction œcuménique de la Bible, etc.), avec l’exception notable de David Martin (1744), dont la traduction (« je t’ai donné pour lumière aux nations ») esquive élégamment la question de l’article. En anglais, c’est au contraire le choix de l’article indéfini qui s’est systématiquement imposé, à l’exemple de la King James Bible ou des vingt-six autres traductions anglaises répertoriées par Biblehub.com

5. « equally “right” ».

6. Talmud de Babylone, traité Eruvin, 13b. La discussion des conflits d’interprétation qui opposent Rabbi Hillel (v. –110-v. 9) et Rabbi Shammaï (v. –50-v. 30), ainsi que leurs écoles respectives, est une constante littéraire de la tradition talmudique.

7. Dans les principales traditions juives, le Siddour place ces paroles tirées de Zacharie 14,9 en conclusion de l’Alenou, une prière récitée en conclusion de chacun des trois offices quotidiens

8. Michael Walzer, « Two Kinds of Universalism », in Nation and Universe, The Tanner Lectures on Human Values (1990), trad. fr. « Les deux Universalismes », Esprit 187, décembre9. Cf. Martin Buber (1878-1965), « Geltung und Grenze des politischen Prinzips », Frankfurter Hefte VIII/

9, septembre 1953, p. 663-670. Sur l’origine et la portée de ce thème chez le philosophe austro-israélien, voir Paul Mendes-Flohr, « Préface, 2004 », dans A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs, University of Chicago Press, 2005, en particulier le paragraphe « Buber’s Conception of Politics: The Line of Demarcation », p. 16-22.

10. Le Mishné Torah (« Répétition de la Torah ») est un code de loi composé en hébreu mishnaïque dans les années 1170 par le médecin, philosophe, jurisconsulte et rabbin sépharade Moïse Maïmonide (1138-1204).

11. Mishné Torah, livre XIV (Le livre des juges), dernière section (Rois et guerres), chapitre

12 (L’âge messianique12. Sphères de justice (1983), trad. fr. Seuil, 1997.

Marc Boss, qui a traduit le texte de Michael Walzer que nous présentons ici, enseigne la philosophie et l’éthique à la Faculté parisienne de l’Institut protestant de théologie. Les grands thèmes de l’œuvre de Michael Walzer entrent en résonance à plus d’un titre avec ses propres travaux sur les sources et la teneur éthico-religieuses de la démocratie libérale. Parmi ces travaux, qui pourraient prolonger la réflexion suscitée par ce dossier, on peut citer : Genèse religieuse de l’État laïque. Textes choisis de Roger Williams, Labor et Fides, 2014 « Quel avenir pour quelle Réforme ? », Évangile et liberté n° 315, janvier 2018 (dossier) « Un nouveau saint Benoit pour un nouvel âge des ténèbres. À quoi rêve donc Alasdair MacIntyre ? », Études Théologiques et Religieuses 94, 2019/2. La rédaction le remercie d’avoir accepté de traduire et annoter pour Évangile et liberté ce texte de Michael Walzer. Sauf indication contraire, toutes les citations bibliques françaises proviennent de la traduction de Louis Segond, 1910.

 

À lire l’article d’ Olivier Abel  » Michael Walzer, un penseur de la pluralité « 

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À propos Michael Walzer

est philosophe. Il a enseigné à Princeton et Harvard. Il a écrit une trentaine d’ouvrages, dont une dizaine a été traduite en français.

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