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Sortir du silence : lire l’évangile de Marc en Afrique vers 400

« Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur ». Marc 16,8, ou cet étonnant verset, tout tremblant de silence, que la recherche en Nouveau Testament contemporaine considère avoir conclu la première version de l’évangile selon Marc. Ce silence des femmes m’a toujours pesé : ne pas arriver à faire, ne pas arriver à dire, serrer le poing dans sa poche, ravaler ses larmes, rideau. Un silence qu’y compris la marée des #metoo ne semble pas arriver à dissocier de la posture féminine, ces femmes que les disciples considéreront rapporter des « délires » au sujet du tombeau vide (Lc 24,11), elles et leurs « bavardages » (1 Tim 1, 20).

Mais parfois la voie d’une femme peut venir au secours de la voix des femmes. Par une grâce providentielle, le tout premier cours d’exégèse que j’ai suivi dans mon existence, en automne 1990 à Lausanne, a été donné par Corina Combet Galland sur Marc et la lecture sémiotique : de son autorité sereine et douce, elle nous expliquait qu’il convenait, bien sûr, de recommencer à lire Marc une fois arrivé à 16,8, et cette fois jusqu’au bout, jusqu’en 16,20. Trente ans plus tard, c’est avec joie que je peux constater, dans de nombreux manuscrits de Mc 16, combien elle avait raison quant à l’expérience des lecteurs. C’est que maintenant on peut les voir, en nombre, ces manuscrits du Nouveau Testament, privilège de la culture numérique ! À travers les siècles, on a eu plusieurs exemples de fins multiples pour Marc dans les manuscrits : les chrétiens qui nous ont précédés n’étaient nullement gênés de rapporter deux ou trois manières de conclure Marc, des finales souvent accompagnées de remarques qui évaluent le nombre des manuscrits par variante. Certains manuscrits, notamment dans la tradition éthiopienne, présentent les différentes finales à la suite, empilant les récits.

Cette souplesse des manuscrits montre que la culture imprimée et la rigidification du texte par Clivazle cadre légal n’étaient pas encore passées par là. Le dogme américain évangélique de l’« inerrance biblique » encore moins : ce sont des héritages du XIXe siècle. Quand avons-nous perdu cette souplesse de lecture ? Quand avons-nous cessé de lire les finales de l’évangile selon Marc ? Aujourd’hui, le Nouveau Testament se présente à nous chaque jour davantage par ses manuscrits, par son histoire de la lecture, un chemin de libération de toute tentation fondamentaliste. C’est une école d’humilité aussi, en particulier pour Marc 16. En effet, aucun papyrus de ce chapitre n’est remonté des sables d’Égypte. Il faut attendre le quatrième siècle pour en trouver des manuscrits : silence – c’est le cas de le dire – sur ce qui s’est passé avant.

Mc 16 nous est en prime parvenu d’entrée sous forme plurielle, comme le confirme un étonnant manuscrit, peu considéré jusqu’ici, le codex Bobiensis, le plus ancien manuscrit latin du Nouveau Testament, daté de 400 environ. Il rapporte des traditions d’Afrique du Nord. Et là, on en reste sidéré : la mention « et elles ne dirent rien à personne » n’y est pas présente en Mc 16,8. Là, en Afrique du Nord, vers 400, les femmes du matin de Pâques ne s’auto-censurent pas, ne se bâillonnent pas d’un silence si convenable ; elles trouvent à qui parler. Camille Focant, célèbre exégète belge, l’a signalée depuis des années, cette omission. Quant à moi, il m’aura fallu voir cette page de manuscrit pour prendre l’ampleur de sa particularité : je ne remercierai jamais assez le bienveillant anonyme qui en a mis une image sur… Wikipédia, voici quatorze ans. Depuis, la recherche suit son cours, un premier article paraît bientôt, c’est le fonctionnement du métier. Mais l’étudiante qui découvrait la sémiotique, la jeune fille et la jeune femme qui découvrait la vie professionnelle, la femme que je suis aujourd’hui, a largement reçu plus que sa part de grâce exégétique, par la vertu de celles qui sont désormais sorties du silence. u

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À propos Claire Clivaz

est chef du groupe DH+, à l’Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), qui développe des projets en Nouveau Testament et humanités numériques. Site web : digitalhumanitiesplus.sib.swiss

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