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4. La théologie au temps des Réformes : une extraordinaire diversité

 

La Réforme protestante du XVIe siècle a été l’objet d’interprétations très différentes au fil du temps. C’était inévitable : l’événement est en effet l’un des plus importants de l’histoire européenne. On peut toujours envisager d’en relativiser le poids, naturellement, et certains s’y sont essayés. Mais le simple fait que l’on tente de le faire montre qu’on a bien affaire à un épisode historique qui appelle encore et toujours une réinterprétation. Si l’on se concentre sur la théologie de cette époque, il est frappant de constater qu’au-delà de quelques traits saillants bien connus (grâce, justification par la foi, Écriture seule), la diversité des lectures n’est pas moins grande. Aux yeux d’un philosophe comme Ludwig Feuerbach (1804-1872), par exemple, la théologie de Luther est le premier pas de la réflexion occidentale vers l’athéisme, alors que pour Jean Jaurès (1859-1914) le Réformateur saxon aurait jeté les fondements du socialisme en même temps que ceux du sacerdoce universel. Au cœur du protestantisme également, on a pu proposer des approches très différentes de la théologie des Réformateurs et qui ne se recoupent que partiellement. Ainsi, pour Karl Barth et ses disciples, c’est l’insistance sur la Parole de Dieu et son écoute qui constitue l’axe central de la théologie réformatrice, tandis qu’aux yeux de certains libéraux comme Ernst Troeltsch (1865-1923), c’est avant tout dans la définition de la foi, chez Luther, comme conviction personnelle, individuelle et subjective que réside la dimension la plus importante de la théologie des Réformateurs pour la modernité. Bref, les interprétations de la théologie de l’époque de la Réforme sont et resteront vraisemblablement toujours diverses.

En vérité, une telle diversité n’est pas étonnante, dans la mesure où il n’y a pas une, mais bien des théologies réformatrices. Cela vaut évidemment des divergences entre les Réformateurs (pensons à l’opposition entre Luther et Zwingli sur la cène par exemple), mais aussi des évolutions de certains Réformateurs. Cela ne revient pas à dire que ces Réformateurs se sont forcément contredits eux-mêmes. Cela conduit plutôt à rappeler que, comme toute personne à peu près normalement constituée, tel ou tel Réformateur pouvait avoir des points de vue différents en fonction du contexte dans lequel il s’exprimait ou de l’évolution de sa pensée. Il faut en effet garder à l’esprit qu’à la différence des dogmaticiens des générations ultérieures, les Réformateurs n’écrivaient pas des « systèmes » censés présenter toute leur pensée de manière cohérente et articulée une bonne fois pour toute. Même Calvin, dont on pourrait estimer que l’Institution était une sorte de système doctrinal clos, n’a en vérité jamais cessé d’en modifier la forme et, dans une certaine mesure, le contenu entre sa première édition (1536) et la dernière (1560). La chose est encore plus nette si on s’arrête à la théologie de Luther. Celle-ci s’exprime en effet dans des ouvrages aux visées très différentes qui en changent partiellement le sens : des commentaires bibliques, des pamphlets à visée polémique, des ouvrages de nature catéchétique ou des sermons mais aussi des textes de cantique, des lettres écrites à des amis et des correspondants institutionnels ou encore des séries de thèses universitaires.

Une interprétation de la pensée des Réformateurs est-elle possible alors que l’on a été rendu attentif à cette diversité consubstantielle à leur théologie ? Ce n’est pas à exclure, encore qu’il s’agisse de rester prudent. Bien trop souvent, on ne lit que Luther ou Calvin sans se demander si, avant eux, certains auteurs n’auraient pas pu penser pareil. Or, pour peu que l’on s’arrête aux auteurs médiévaux, on s’aperçoit que sur bien des sujets, Luther et Calvin n’ont pas réinventé la roue. Prenons l’exemple de la double prédestination de Calvin, selon laquelle Dieu aurait prédestiné de toute éternité les élus au salut et les damnés à la perdition. On en retrouve les traits principaux chez un auteur comme Grégoire de Rimini (1300-1358), au point d’ailleurs qu’à l’université de Wittenberg, où enseigna Luther, existait avant la Réforme une « voie de Grégoire », à savoir une école de théologie reconnue pour enseigner les thèses de ce théologien, école dont faisaient partie le Réformateur et son maître, Johannes von Staupitz. Comme Grégoire, Luther et Staupitz étaient en effet membres de l’ordre monastique des ermites de saint Augustin et il est donc assez logique qu’ils aient défendu sa pensée sur la question de la grâce.

Ce n’est d’ailleurs pas vraiment une surprise : pour que leurs idées rencontrent un public, il fallait bien que les Réformateurs partent de questions qui étaient celles de leur époque et auxquelles s’étaient attaquées les générations précédentes. Ainsi, une des questions qui agitait les théologiens médiévaux était de savoir comment concilier en Dieu deux réalités : justice parfaite et liberté absolue. Prétendre que Dieu était parfaitement juste revenait à dire qu’il payait toujours chacun en fonction de ce qu’il méritait – mais, du coup, Dieu n’était plus vraiment libre, puisque tout un chacun pouvait lui réclamer son dû. Affirmer au contraire que Dieu était parfaitement libre revenait en revanche à suggérer qu’il pouvait se montrer injuste envers celui qui avait pourtant fait tout ce qu’il attendait de lui. Cette question, bien sûr, a appelé toutes sortes de réponses durant les décennies qui ont précédé la Réforme. On voit de quel côté se tenaient les Réformateurs lorsqu’il s’agissait de proposer une réponse : pour eux, comme pour toute une tradition venant d’un certain augustinisme qu’ils radicalisèrent, c’était la totale liberté de Dieu qui comptait. Ou plutôt : laisser Dieu être entièrement libre, c’était s’assurer qu’il soit juste envers nous. En nous promettant que notre salut ne dépend pas de nous-mêmes mais uniquement de lui, Dieu nous invite à ne plus nous soucier de cette question pour nous consacrer entièrement à notre action dans ce monde.

De ce point de vue, la pensée réformatrice dans son ensemble est donc bien une version « radicalisée » de la théologie d’Augustin, du moins de l’Augustin polémiquant contre Pélage. Ce qui est ici intéressant, c’est que lorsque l’on se penche sur la théologie des auteurs anabaptistes de l’époque de Luther et Calvin (comme Balthasar Hubmaier), on se rend compte que tout en appartenant à ce que l’on appelle volontiers la Réforme dite « radicale », ces derniers étaient en fait bien moins radicaux que Luther ou Calvin sur ce point, puisqu’ils estimaient que l’être humain avait tout de même un rôle à jouer dans la réalisation (ou non) de son salut. Bref, comme souvent, les « radicaux » n’étaient pas ceux que l’on pense.

Quand on lit les auteurs du temps de la Réforme, il faut donc faire un important effort de mise à distance historique et regarder les Réformateurs avant tout comme des étrangers – du moins si on entend les comprendre dans leur époque. Les opinions théologiques se sont en effet confessionnalisées avec l’éclatement de la chrétienté occidentale : la grâce est devenue le signe de ralliement des protestants, la foi un témoignage d’appartenance au courant dit « évangélique » tandis que l’appétence pour le sacrement reste un marqueur plutôt catholique. Or, à l’époque de la Réforme, toutes ces dimensions n’étaient pas l’expression d’une confession car il n’en existait tout simplement pas encore ! Toutes faisaient partie de la vie de l’Église. Certes, la doctrine officielle insistait alors sur la dimension sacramentelle de l’Église et sur le rôle du sacrement dans l’obtention du salut. Mais des courants de piété se manifestaient aussi pour valoriser la dimension individuelle de la foi, la lecture de la Bible ou le rapport direct du croyant à Dieu tandis que la plupart des théologiens tentaient de concilier la grâce et la liberté humaine. Bref, l’univers théologique était, comme aujourd’hui, plutôt éclaté – ou très riche, comme on voudra. Bien malin, donc, celui qui, de nos jours, parviendra à dire de quelle tendance théologique émergera ce qui sera peut-être la Réforme de demain.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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